Culture et diversité des
langues
Multilinguisme et respect de l’autre
L'institution de l'ordre humain comme passage de
la nature à la culture
Le problème de toute culture est de s'imposer, au
moyen d'un système de règles, c'est-à-dire
d'un système symbolique, à la nature, comme
ordre du biologique et du vital. L'homme est un animal culturel,
en ce sens qu'il se donne à lui-même des lois,
permettant d'organiser son existence en société,
au lieu de se soumettre, comme le fait l'animal, au pur
règne de l'instinct. De ce point de vue, la nature,
ou plus exactement le rapport de la nature en l'homme, doit
être domestiquée, soumis à des règles
sociales destinées à la tenir en respect.
Car la nature est sujette à toutes sortes de débordements,
que la culture ne peut tolérer, en tant qu'ils mettent
en péril l'existence sociale et politique de l'homme
au sein de la Cité. C'est la raison pour laquelle
la nature "n'est acceptable que contrôlée,
elle n'est favorable que dénommée. La culture
fait toujours prévaloir le langage sur l'action,
la nature inverse ce rapport (...) En donnant la primauté
au langage la culture fait prévaloir les règles
; en plaçant l'acte à l'origine la nature
donne la suprématie au corps." (1). Freud a
ainsi montré que la culture (et la civilisation)
remplit une fonction primaire d'interdictions qui s'exerce
de façon privilégiée sur les trois
désirs instinctifs : le meurtre, le cannibalisme
et l'inceste. Interdictions anciennes, dont Freud a montré
(dans Totem et tabou) le caractère indispensable
à la construction de l'humanité. Ces interdictions
doivent d'ailleurs être constamment renouvelées,
tant se manifeste toujours à nouveau chez l'homme
la tendance à les transgresser.
Mais la question qui nous est posée n'est pas tant
celle du rapport de la nature à la culture, que celle
de la nature et de la signification de la relation existant
entre la culture et les langues. Les langues, au
pluriel ; c'est-à-dire non pas le langage, au sens
large que les linguistes donnent à ce terme, désignant
alors tout système de communication, mais bien la
langue, c'est-à-dire ce langage particulier
qu'est le système articulé, et qui est le
privilège de l'homme. De quelle nature est donc le
lien qui unit la culture aux langues humaines ? Ce n'est
qu'après avoir tenté de répondre à
cette question préjudicielle que nous pourrons espérer
comprendre comment s'articulent la culture et les langues,
dans leur diversité même.
Le caractère polysémique du terme
de « culture »
Une autre remarque préalable s'impose, avant de tenter
de répondre au sujet. Il y est fait référence
à la culture ; notons d'emblée l'ambiguïté
de cette notion, ambiguïté qui n'a fait que
s'amplifier à l'époque moderne, du fait du
développement des sciences sociales, et de l'anthropologie
en particulier. Cette dernière discipline, en effet,
a révélé l'existence d'un très
grand nombre de sociétés (dites "primitives",
dans un premier temps, avant que les travaux des ethnologues
permettent précisément de dénoncer
l'inanité de ce qualificatif !), considérées
comme autant de "cultures", toutes différentes
les unes des autres par leur contenu (c'est-à-dire
par leurs règles, leurs lois, leurs conventions,
leurs institutions), mais partageant néanmoins le
caractère commun de se vouloir (et d'être)
négation de la nature. Les travaux de Claude Lévi-Strauss,
en particulier, ont permis de montrer que le propre de la
culture est d'être particulière, alors que
la nature se caractérise par son universalité.
Ce qui est universel, quelle que soit la société
considérée, relève de la nature, alors
que ce qui lui est particulier, à chaque cas, signe
sa dimension proprement culturelle, et la distingue de toutes
les autres cultures existantes.
Le progrès des études anthropologiques a entraîné,
sans doute malgré lui, un sage inflationniste du
terme de "culture", qui s'est mis à désigner
tout et n'importe quoi, vidant ainsi progressivement le
terme de son sens, et de toute pertinence sémantique.
C'est pourquoi il importe aujourd'hui, plus que jamais,
d'être très rigoureux dans la définition
de ce terme. Et pour ce faire, il est toujours possible
de le rapprocher de termes très proches, comme celui
de "civilisation". Or, comme le fait remarquer
Léo Strauss, " le mot culture laisse dans l'indétermination
ce qu'est la chose qu'il s'agit de cultiver (le sang et
la terre ou l'esprit), tandis que le terme de civilisation
désigne immédiatement le processus visant
à faire de l'homme un citoyen, et non pas un esclave
; un habitant de cités, et non pas un rustaud ; un
amoureux de la paix, et non de la guerre ; un être
policé, et non pas un voyou. Une communauté
tribale peut bien avoir une culture, c'est-à-dire
produire des hymnes, des chants, des ornements pour ses
vêtements, pour ses armes, pour sa poterie, des danses,
des contes de fées et que sais-je encore, et en jouir
; elle ne saurait cependant être civilisée."
(2)
Pourquoi cette culture n'est-elle donc pas nécessairement
synonyme de civilisation? "Nous entendons par civilisation,
répond C. Lévi-Strauss, la culture consciente
de l'humanité, c'est-à-dire de ce qui fait
d'un être humain un être humain : la culture
consciente de la raison. La raison humaine est active, avant
tout, de deux manières : en tant qu'elle règle
la conduite humaine et en tant qu'elle tente de comprendre
tout ce que l'homme peut comprendre ; en tant que raison
pratique et en tant que raison théorique. Les piliers
de la civilisation sont par conséquent la morale
et la science, et les deux ensemble. Car la science sans
morale dégénère en cynisme et détruit
ainsi la base de l'effort scientifique lui-même ;
et la morale sans la science dégénère
en superstition et risque ainsi de se muer en cruauté
fanatique. La science est la tentative de comprendre l'univers
et l'homme ; elle est par conséquent identique à
la philosophie ; elle n'est pas nécessairement identique
à la science moderne . Par morale, nous entendons
les règles de la conduite honnête et noble,
telles que les comprendrait un homme raisonnable ; ces règles
sont par nature applicables à n'importe quel être
humain, bien que nous puissions devoir admettre que tous
les êtres humains n'aient pas une aptitude naturelle
égale à une conduite honnête et noble.
(...) Pour notre présent propos, il suffira que j'illustre
la conduite honnête et noble par la remarque selon
laquelle elle est pareillement éloignée de
l'inaptitude à infliger une douleur physique ou autre
que du fait de tirer du plaisir à faire du mal."(3)
(1) E. Enriquez, De la horde à l'Etat. Essai
de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, Folio-essais,
1983, p. 357.
(2) Leo Strauss, Nihilisme et politique, p. 52-53.
(3) Leo Strauss, Nihilisme et politique, op. cit.,
p. 54.
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