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Bernard
Sève
L'altération musicale
Ce que la musique apprend au philosophe
Éditions
du Seuil, Collection "Poétique", Paris,
septembre 2002, 359 pages.
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Un
extrait à lire : Kant, la
forme et le concept
Un philosophe pourtant a déjà exploré
cette voie, c'est Kant dans la Critique de la faculté
de juger. Je ne songe pas ici aux textes que Kant a explicitement
consacrés à la musique, qui sont plutôt
décevants, et finalement secondaires, mais à
deux notions, celle de jeu et celle de son pur, qui me paraissent
très éclairantes. «Toute forme
des objets des sens (aussi bien des sens externes que, médiatement,
du sens interne) est ou bien figure [Gestalt] ou
bien jeu; et, dans le second cas, ou bien jeu des figures
[Gestalten] (dans l'espace: le mime et la danse) ou bien
pur et simple jeu des sensations (dans le temps) » (80).
La suite du passage montre que ce pur et simple jeu des sensations
dans le temps correspond à la musique, ce que confirme
le §51, point 3. Ce qui importe ici est que la forme
peut être pensée non seulement comme figure,
mais aussi comme jeu, c'est-à-dire comme mouvement,
et comme mouvement libre; la suite du §14 ajoute que
le timbre des instruments permet de préciser la forme
musicale en même temps que de la rendre plus vivante
dans l'intuition: ce mouvement qu'est le jeu a donc rapport
avec la vie. Cette notion de mouvement est très importante,
d'autant plus qu'elle ne s'oppose pas brutalement à
la notion de figure (Gestalt) puisque Kant prévoit
un cas intermédiaire, celui des figures en mouvement
(la danse). En prolongeant un peu le texte, on pourrait parler
d'une prévalence de la forme-mouvement sur la forme-figure,
pour autant que la figure peut être mise en mouvement,
mais que rien ne permet de penser que la forme-jeu puisse
être figurée.Cet aspect dynamique de la forme
sera précisé et développé au §
54, dans lequel Kant n'hésitera pas à rattacher
avec insistance le plaisir musical à une stimulation
de notre sentiment d'être en bonne santé.
Le second groupe de textes concerne la pureté des sons
(et également des couleurs) : le § 14 toujours,
et les § 51 et 53. Dans ces trois passages, chose notable,
la couleur est pensée sur le modèle du son.
Kant semble vouloir établir une sensorialité
formelle pure: le son n'est beau que s'il est pur. Sans discuter
les présupposés d'une telle position, je relève
le point à mes yeux capital: cette formalité
n'est pas de nature conceptuelle, mais de nature temporelle:
le son pur est une vibration isochrone (gleichzeitig),
et c'est cette isochronie qui garantit la pureté, donc
la beauté du son. Kant reviendrait-il à la conception
intellectualiste du beau, celle de Leibniz, qu'il a toujours
condamnée? Non, car cette isochronie de la vibration
suppose, pour être forme, un travail de réflexion
de l'esprit; une réflexion non au sens intellectuel
ou «réflexif», mais au sens non conceptuel
du jugement réfléchissant tel qu'il est élaboré
dans la troisième Critique. Après avoir
rappelé l'extrême rapidité des vibrations
(le « la 3 », c'est 440 périodes
par seconde, cela semble donc relever des petites perceptions
leibniziennes), Kant propose, au § 51, plusieurs arguments
pour conclure que l'on est en droit de « considérer
les sensations auditives et visuelles non comme simples impressions
sensibles, mais comme effets d'un jugement portant sur la
forme dans le jeu de nombreuses sensations»; et il écrit,
au § 14: «l'esprit [... ] appréhende le
jeu régulier des impressions, et donc la forme dans
la liaison des représentations, par la réflexion;
[donc] la couleur et le son ne [sont] pas de pures et simples
sensations, mais déjà une détermination
formelle de l'unité d'un divers de ces sensations ».
Ces textes posent beaucoup de problèmes, et sont trop
fortement marqués par l'obsession kantienne de la pureté
et par sa doctrine du jugement réfléchissant.
On peut cependant y voir une double avancée : la conception
kantienne de la forme esthétique s'y montre à
la fois non mathématisante et non picturaliste. C'est
une vraie rupture avec un double préjugé. Le
préjugé mathématisant, pythagoricien
ou leibnizien, selon lequel la forme musicale est mathématiquement
appréhensible parce qu'elle se réduit à
des rapports numériques (81), est écarté
par le recours à la notion de réflexion, de
jugement sensible : la réflexion est en effet autre
chose que le calcul. Le préjugé picturaliste
est écarté par l'adhésion de Kant à
la thèse d'Euler selon laquelle la couleur est aussi
l'effet d'un complexe de vibrations ; aussi la couleur doit-elle
être pensée sur le modèle du son. Pour
penser la notion de forme, l'expérience du sonore jouit
du privilège de son caractère incontestablement
temporel.
La forme kantienne de la troisième Critique n'est
donc pas la figure géométrique (§ 22, la
régularité géométrique ne relève
pas du jugement de goût); elle n'est pas davantage la
notion esthétique usuelle, la forme-sonate par exemple;
elle n'est pas la figure, la Gestalt; enfin et surtout,
elle n'est pas le concept. Bien sûr il arrive à
Kant d'opposer le concept à l'intuition comme la forme
à la matière; mais, même dans les textes
de ce type, la forme ne devient effective, formante ou informante,
que par la médiation du schème, c'est-à-dire
d'une opération de l'imagination liée au temps.
La Critique de la faculté de juger, donc,
distingue et même oppose la forme et le concept. Par
exemple, la finalité sans fin du troisième moment
de 1'« Analytique du beau» est la forma finalis
sans concept. La forme n'est pas structure, mais principe
structurant; plutôt que d'avoir une forme, il faudrait
dire que la chose belle prend forme, et n'en finit pas de
prendre forme, au sens où, comme l'écrit Olivier
Chédin, « une belle forme n'est jamais entièrement
circonscrite, elle côtoie toujours l'informe. Même
la plus "achevée" est toujours encore en
train de prendre forme » (82). Idée capitale:
la forme est mouvement, et mouvement inachevé parce
que libre, c'est-à-dire non déterminé
par un concept. C'est pourquoi ce mouvement est pensé
par Kant comme réflexion de l'esprit sur la chose,
et travail de l'imagination. La réflexion au sens kantien
ne relève en effet pas ici d'une opération de
l'entendement (encore moins d'un calcul), mais du sentiment
d'un accord libre entre l'entendement et l'imagination.
Nous quitterons Kant sur un exemple remarquable, au §
16. La beauté libre, pulchritudo vaga, détachée
de tout rapport à une fin ou à un concept, forme
sans concept donc, c'est par exemple « ce qu'en musique
on appelle les fantaisies (sans thème) et même
toute la musique sans texte » (83). La fantaisie, Phantasie,
au sens où l'entend Kant, ce sont les préludes
non mesurés de Couperin (84), les Fantasia
des maîtres italiens, peut-être la Fantaisie
en sol mineur BWV 542 pour orgue de Bach, ce sont les
formes les plus ouvertes, les plus imprévisibles. Ce
qui est ici frappant est la précision ohne Thema,
sans thème (le mot Thema en son sens musical
apparaît au XVIIIe siècle). Il y a des fantaisies
construites comme de libres variations sur un thème
donné ; il Y a des fantaisies sans thème (même
s'il est assez difficile de donner des exemples de fantaisies
écrites qui soient totalement dépourvues de
thème ou de motif). Or, pour Kant, la fantaisie sans
thème est plus exemplaire de la forme pure que la fantaisie
sur thème; ce qu'éclaire le cas suivant, qui
est une extension ou un assouplissement du cas précédent:
«et même toute la musique sans texte »,
donc y compris la musique instrumentale thématique.
Dans les deux cas, ce qui importe est d'écarter le
principe conceptuel d'unité de la forme, qu'il soit
thème ou texte: la musicalité de la musique
n'a pas besoin d'une unité de nature conceptuelle,
tout au contraire. Kant ne cherche pas à promouvoir
la musique purement instrumentale, et, au sein de cette dernière,
la musique sans thème (expression à laquelle
il ne devait sans doute pas donner un sens musicologique très
défini), il veut mettre en évidence la liberté
de la forme par rapport à tout principe d'entendement,
qu'on l'appelle thème ou texte. Plus que «thème»
ou « texte», c'est le « sans» qui
porte le poids de la thèse kantienne: la beauté
libre, c'est la forme vivante et prise in statu nascendi,
dans le moment d'une invention irréductible au concept
et dont l'improvisation donne une illustration exemplaire.
«Improviser» est un sens moderne de phantasieren
(85), et les fantaisies ou toccatas se donnent comme des improvisations
écrites dont l'unité ne peut être que
de nature sensible. Un texte assez exceptionnel confirme notre
lecture, celui où Kant décrit un musicien improvisant
à l'orgue (86). L'improvisation n'est pas la vérité
dernière de la forme, mais elle est l'expérience
où la puissance formatrice de la musique apparaît
dans son plus vif éclat.
L'Altération musicale, p.229-233 Notes
:
80. Critique de la faculté de juger, op.
cit., §14)
81. Musica est.exercitium arithmeticae occultum nescientis
se numerare animi, selon l'illustre formule qu'emploie
Leibniz dans sa lettre à Christian Goldbach (17 avril
1712), que nous avons déjà rencontrée
et commentée (première partie, chap. III).Voir
aussi un texte français de Leibniz reproduit dans les
Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, Olms-Verlag,
1965, IV, p. 550-551 : «la perception confuse de l'agrément
ou désagrément qui se trouve dans les consonances
et dissonances consiste dans une Arithmétique occulte,
L'âme compte les battements du corps sonnant qui est
en vibration, et quand ces battements se rencontrent régulièrement
à des intervalles courts, elle y trouve du plaisir.
Ainsi elle fait ses comptes sans le savoir ». Là
où Leibniz voit un calcul, Kant voit une réflexion
sur un sentiment éprouvé (obscurément)
par le sujet.)
82. Olivier Chédin. Sur l'esthétique de
Kant, Vrin. 1982. p. 208.
83. Was man in der Musik Phantasien (ohne Thema) nennt,
ja die ganze Musik ohne Text. La troisième édition
de la Kritik der Urteilskraft (la dernière
parue du vivant de Kant). en 1799. remplacera le substantif
pluriel Phantasien par l'infinitif Phantasieren,
« improviser». Cette modification tardive est,
si du moins elle est autre chose qu'une erreur d'impression,
très remarquable. elle accentue l'aspect actif, inventif
et pour ainsi dire jaillisant de la forme musicale selon Kant.
84. L'article de Paul Prévost sur «Les signes
rythmiques dans les notations des préludes non mesurés
pour clavecin au XVIIe siècle» (in Le Mouvement
en musique à l'époque baroque, sous la
direction d'Hervé Lacombe, Éd. Serpenoise, 1996)
donne une bonne idée de la richesse en même temps
que de la complexité de ces pièces «non
mesurées ».
85. Phantasieren veut dire aussi « délirer
» ; Thomas Mann en joue dans Le Docteur Faustus.
86. Anthropologie d’un point de vue pragmatique,
Vrin, 1970, p. 23 ; dans la Critique de la raison pure
déjà, Kant évoquait le lien entre les
notes dans une improvisation, wenn der Tonkünstler
viele Noten im Phantasieren zugleich greift, PUF, 1971,
p. 296, pour expliquer qu’il peut y avoir conscience
d’un lien (musical ici) même si cette conscience
reste obscure. Bernard Sève,
L'Altération musicale, Éditions
du Seuil, Collection "Poétique", Paris 2002 |
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