Leibniz l’Européen
Leibniz, c’est d’abord une prodigieuse intelligence,
au sens le plus profond de ce mot. C’est l’homme
de la passion du savoir : il veut tout voir, tout apprendre
et tout comprendre. Platon avait appelé Aristote
« le liseur » : le terme conviendrait aussi
à Leibniz. Il lit tout ; il est capable de travailler
plusieurs jours de suite à son bureau sans en bouger
: il écrit beaucoup, sur toutes les matières
(droit, mathématiques, physique, controverse religieuses,
philosophie, géologie, linguistique…). Un savant
rivé à sa table de travail, alors ? Pas seulement
; Leibniz voyage (il est diplomate, dans sa jeunesse) ;
il se passionne pour la politique, notamment la politique
religieuse et la politique internationale ; il est envoyé
en mission à Paris par l’Électeur de
Mayence (1672) : début d’une longue suite de
voyages qui le mèneront à Londres, en Hollande
(où il rencontre Spinoza), pour finalement devenir
bibliothécaire à Hanovre (1677) - Hanovre
d’où il ne cessera de prodiguer ses conseils
et ses avis. Il s’occupe aussi de technologie : il
s’intéressera de très près, plusieurs
années durant, à l’exploitation des
mines du Harz. A côté du Leibniz mathématicien,
historien, logicien ou philosophe, il y a un Leibniz «
capitaliste », ingénieur soucieux de rentabilité
économique. Bref, rien n’échappe à
l’avidité de son intelligence.
Né deux ans avant les traités de Westphalie,
mort un an après le Roi-Soleil, Leibniz vit dans
une Europe politique-ment et religieusement déchirée,
mais unie par une vive conscience de soi. On pourrait dire
de Leibniz qu'il exprime parfaitement la conscience européenne
de l'âge classique. Il entretient une correspondance
dont l'ampleur effraie : il pouvait écrire jusqu'à
vingt lettres par jour, en allemand (sa langue maternelle),
en latin (suivant l'usage du monde savant) ou, très
souvent, en français, la langue culturelle de l'Europe
d'alors. Les oeuvres philosophiques les plus importantes
de Leibniz (Nouveaux Essais sur l'entendement
humain, Théodicée, Discours de métaphysique,
Monadologie) ont été écrites
directement en français (ce qui explique certaines
bizarreries d'expression ou de construction, qui ne contribuent
d'ailleurs pas peu à la saveur si singulière
des textes français de Leibniz). Cette correspondance
offre un intérêt philosophique majeur (notamment
celle échangée avec Arnauld, avec Clarke ou
avec le P. des Bosses). En relation directe avec Hobbes,
Bossuet, Malebranche, Arnauld, Spinoza, Bayle, et indirecte
avec Locke ou Newton, Leibniz est au coeur de l'Europe intellectuelle.
« Je ne méprise presque rien »
L'étendue même de ces échanges a une
signification philosophique : curieux de tout, lecteur infatigable,
conciliateur d'instinct, Leibniz est un penseur souple,
ce qui ne veut pas dire un penseur sans rigueur. Loin de
marquer avec fermeté des oppositions tranchées,
il incline au contraire à ménager des transitions,
à rechercher l'accord, à estomper parfois
les contradictions. Très différent en cela
de Descartes et de Spinoza, il aime à retrouver en
autrui comme un écho ou une anticipation de sa propre
pensée. Toute formule peut selon lui être envisagée
« dans un bon sens », c'est-à-dire interprétée
dans le sens de sa propre pensée. D'où cette
étonnante déclaration: « Je ne méprise
presque rien ». Probablement même Leibniz n'a-t-il
rien méprisé du tout.
Cette absence de mépris est l'autre nom de la curiosité.
Leibniz accumule les anecdotes, les histoires originales,
les curiosa : d'où le côté
parfois un peu bric-à-brac de certaines oeuvres (comme
la Théodicée) dans
lesquelles le raisonnement progresse de manière sinueuse,
au travers d'une foule de digressions et de remarques piquantes.
C'est que toute chose, si minime qu'elle soit, est l'occasion
d'exercer son intelligence. Tout est instructif, car on
peut faire réflexion sur tout.
Leibniz est ainsi un penseur amoureux du détail ;
sa pensée est recherche de l'élément
simple. Mais il en est ici comme des reproductions du détail
d'une peinture : on peut agrandir le détail, l'agrandir
toujours plus, on trouve d'autres détails dans le
détail, et ainsi à perte de vue. Rien n'est
méprisable, car rien n'est épuisable.
La caractéristique : la pensée comme calcul
Cette recherche de l'élément est aussi une
exigence intellectuelle. Leibniz l'a menée d'abord
dans le domaine du penser lui-même. Toute pensée
peut être considérée comme une combinaison
de notions ; si nous pouvions arriver à dresser une
table systématique des notions simples et élémentaires,
on pourrait concevoir des procédés de calcul
permettant de découvrir toutes les combinaisons possibles
(c'est-à-dire toutes les combinai-sons non-contradictoires),
et donc toutes les pensées possibles. La pensée
est un calcul spontané, mais qui tâtonne :
Leibniz veut en faire un calcul conscient, aussi rigoureux
que les mathématiques. C'est son projet de Caractéristique
: recherche de notions simples, éléments de
tous les raisonnements ; représentation de chaque
notion par un signe ou caractère univoque (les notions
complexes sont représentées par une combinaison
de caractères) ; la rigueur d'un raisonnement serait
alors lisible dans l'écriture même
; le calcul presque mécanique sur les signes remplace-rait
le raisonnement sur des idées. Ce projet n'est pas
sans évoquer certains traits des méthodes
structurales, ou le traitement informatique des données
(Leibniz est en outre l'inventeur d'une arithmétique
binaire). Ces méthodes dures sont sans pitié
pour l'équivoque et l'à-peu-près, le
jeu de mots ou l'analyse incomplète : d'où
leur prix aux yeux de Leibniz. À l'association des
idées dont parle l'empirisme, Leibniz oppose la dissociation
des notions, c'est-à-dire leur précision.
Bien sûr, la caractéristique est plus un projet
qu'un résultat. La systématicité de
l'entreprise exigeait que fût d'abord constituée
une Encyclopédie de toutes les connaissances humaines
(c'est à cette fin que Leibniz fonde l'Académie
des sciences de Berlin). Projet qui va à l'infini,
donc. Mais l'acte même de la pensée est dans
cette recherche, inachevable mais non pas inutile.
Les petites perceptions : la pensée comme inquiétude
Ainsi se dessine la figure d'un Leibniz logicien, cherchant
raison partout : tout est logique. Mais tout est vie aussi.
Car la pensée n'est pas seulement pensée consciente
: nous pensons toujours, mais nous n'avons pas toujours
conscience de nos pensées. Leibniz insiste beaucoup
sur le rôle des perceptions confuses, peu nettes,
embrouillées. Il distingue ainsi les petites
perceptions, trop menues pour qu'on en ait conscience,
mais qui néanmoins font sur nous leur effet, et l'aperception
qui est la perception vécue comme telle, la perception
dont on a conscience. « La perception de la lumière
ou de la couleur, par exemple, dont nous nous apercevons,
est composée de quantités de petites perceptions,
dont nous ne nous apercevons pas » (n" 3, p.
112). Pour entendre le bruit d'une vague, il faut bien qu'on
entende les parties qui composent le bruit d'ensemble ;
et pourtant on ne peut entendre le bruit trop menu d'une
seule goutte d'eau : c'est dire qu'on perçoit le
bruit de la goutte d'eau sans l'apercevoir, « puisque
cent mille riens ne sauraient faire quelque chose »
(n° 3., Préface). Ces
petites perceptions expliquent le « je ne sais quoi
» qui nous fait aimer une chose sans qu'on sache pourquoi
; elles expliquent aussi l'inquiétude qui nous met
en mouvement (inquiétude qui n'est pas de la douleur,
laquelle est consciente, alors que l'inquiétude est
un sentiment vague). Nous sommes toujours traversés
par une foule de petites perceptions inaperçues qui
déterminent la tonalité de notre état,
et nous maintiennent en relation insensible avec la totalité
du monde.
La pensée n'est donc pas seulement un froid calcul,
elle est aussi inquiétude, pensée confuse,
naissante et évanouissant. Sans doute la pure pensée
divine est-elle idéalement « logique »
; il n'en va pas de même pour nous autres hommes.
Notre pensée vit parce qu'elle se cherche sans cesse
pour se connaître et s'éclaircir. Le monde
leibnizien est une mathématique vivante, peu sûre
d'elle-même et pourtant en route vers elle-même.
C'est le second aspect du leibnizianisme : après
le logicisme, qui voit la raison partout, le biologisme,
qui voit la vie partout (y compris dans la raison). Et de
fait, pour Leibniz, tout est vivant : le monde est plein
de vies : « Chaque portion de la matière peut
être conçue comme un jardin plein de plantes,
et comme un étang plein de poissons. Mais chaque
rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte
de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang
» (n° 2,§ 67). N'entendons cependant pas
« vie » en un sens pure-ment biologique ou organique
: la vie est recherche de soi par soi, recherche de sa propre
perfection, c'est-à-dire de la coïncidence entre
son concept et ce que l'on est (en ce sens, l'activité
pensante du philosophe ou du savant est une des manifestations
supérieures de la vie). La vie est mouvement vers
la clarté et la précision : elle est force
active, et non déroulement des jours. La
vie, ce n'est pas le temps qui passe, mais quelque chose
qui se passe. Il y a dans le morceau de marbre comme un
effort pour devenir statue, et dans l'intelligence comme
un effort pour devenir savoir : d'un extrême à
l'autre de l'échelle des êtres, la vie est
naturellement présente et agissante, et « il
n'y a pas de mort à la rigueur » (cf. Nouvelle
Anthologie philosophique, n° 11, p. 132).
N'y a-t-il pas cependant comme un conflit possible entre
ce logicisme et ce biologisme ? De fait, les grandes interprétations
traditionnelles de Leibniz ont accentué tantôt
cet aspect-ci, et tantôt celui-là. Il importe
de comprendre le lien entre ces deux pôles de la pensée
leibnizienne.
La substance comme concept et vie
Or le centre de cette pensée, c'est certainement
la notion de substance, que Leibniz reprend à la
longue tradition qui va d'Aristote à Descartes. Et
il est frappant de constater que Leibniz, pour parler de
la substance, use de deux vocabulaires : celui de la logique
formelle et celui de la dynamique.
Remarquons d'abord que la substance ne saurait être
que spirituelle, non matérielle. Substance
signifie être : est substance ce
qui est solidement et pleinement. Rien de matériel
ne saurait être substance, puisque la matière
est divisible à l'infini, et que ce qui est
doit être intérieurement unifié. Aucun
corps n'a de réelle unité, puisqu'il est composé
de parties séparables. Leur fragile unité,
les corps doivent la recevoir d'une unité réelle,
la substance, qui est au corps physique ce que l'âme
humaine est au corps humain. Le degré de réalité
d'un être peut se mesurer à son degré
d'unité : il y a ainsi plus de réalité
dans une société d'hommes que dans un troupeau
de moutons, plus de réalité dans un troupeau
de moutons que dans un mur en pierres sèches. L'unité
d'un composé est d'autant plus forte qu'elle est
plus intérieure ; une unité par pression externe
(la pesanteur pour le mur en pierres sèches) n'est
pas une vraie unité, et ne peut donc donner une vraie
réalité. Car il faut tenir pour absolument
certaine « cette proposition identique qui n'est diversifiée
que par l'accent, savoir que ce qui n'est pas véritablement
UN être n'est pas non plus véritablement un
ÊTRE » (n° 2, p. 252).
Empruntons un exemple à Leibniz : une paire de diamants,
cela semble quelque chose de réel ; et pourtant on
peut les éloigner l'un de l'autre ; si on appelle
«paire » l'ensemble formé par le diamant
du Grand Duc et celui du Grand Mongol ; séparés
par des milliers de kilomètres, sera-ce autre chose
qu'un être de raison, qu'un être fictif? Mais
si on rapproche ces diamants pour les sertir dans la même
bague, « ce sera un être d'imagination ou de
perception, c'est-à-dire un phénomène
» (ibid.). Le même raisonnement vaut pour un
diamant unique : il peut être séparé
de lui-même en étant brisé. Bref, le
réel c'est l'indivisible, et comme les corps sont
divisibles ils, ne sont pas vraiment réels. La substance
est donc spirituelle, et simple en même temps. À
la fin de sa vie, Leibniz l'appellera monade, d'un
terme grec signifiant l'unité.
Venons-en aux deux vocabulaires. On appelle sujet, en logique,
le terme auquel on applique un prédicat (un attribut),
et qui, lui-même n'est pas attribué à
un autre terme. « Socrate est mortel » : Socrate
est sujet, mortel est prédicat.
Or toute proposition vraie est, pour Leibniz, analytique
: c'est-à-dire que le prédicat doit être
implicite-ment contenu dans le sujet. Si on dit «
les rayons d'un cercle sont égaux », il est
clair que le prédicat (l'égalité des
rayons) est contenu dans la définition même
du sujet (le cercle, conçu comme ensemble des points
équidistants d'un point fixe appelé centre).
Pour Leibniz, tous les théorèmes de la mathématique
sont de forme analytique ; c'est ce qui fonde la nécessité
de ces propositions. Or, lorsqu'on parle des substances,
on forme aussi des propositions, dont la substance est le
sujet : « Socrate est mortel » par exemple.
Proposition nécessaire, puisque Socrate est un homme
et que tous les hommes sont mortels. Mais Leibniz n'hésite
pas à étendre l'analyse logique aux propositions
contingentes, qui désignent une réalité
qui aurait pu être autre. Il était nécessaire
que Socrate mourût un jour, mais contingent que ce
fût en 399 : il aurait pu mourir plus tôt (à
la guerre) ou plus tard (si les Athéniens l'avaient
acquitté). Cependant, « Socrate est mort en
399 » est une proposition vraie. Leibniz considère
donc que le prédicat (la mort en 399) est implicitement
contenu dans le sujet (Socrate) : d'après l'analyse
logique, chaque substance doit donc contenir en elle-même
(implicitement) tout ce qui lui arrivera un jour. C'est
là une pensée déroutante : en moi il
y a déjà la préfiguration de tout ce
qui m'arrivera, que je ne connais pas. Mais « celui
qui connaîtrait assez les choses » (comme dit
souvent Leibniz), Dieu par exemple, pourrait lire en moi
tous les événements qui m'arriveront ; un
peu comme du concept de triangle on peut déduire
les propriétés du triangle (que tout triangle
peut s'inscrire dans un cercle, p. ex.) ; avec cette différence
toutefois que les propositions concernant le triangle sont
nécessaires, et que les propositions concernant les
substances sont contingentes.
La substance est ici conçue comme sujet logique,
comme ce dont on peut parler, ce dont on peut dire quelque
chose (le « quelque chose » qu'on en dit, c'est
précisément le prédicat), ce au sujet
de quoi on peut former des propositions. Cela a des conséquences
considérables sur lesquelles nous reviendrons. Mais
il faut d'abord envisager le second vocabulaire qu'utilise
Leibniz pour parler de la substance, celui de la dynamique.
La substance n'est pas seulement une chose dont on parle
; elle est aussi et d'abord un être réel. Or
«la notion de vis
ou de virtus
(que les Allemands, appellent Kraft,
les Français la force) à
laquelle je destine pour l'expliquer la science particulière
de la Dynamique, apporte beaucoup de lumière à
la vraie notion de substance » (n°
2, p. 324). La substance est spirituelle, elle est donc
activité ; d'une certaine manière, nous l'avons
indiqué, l'activité la plus haute est celle
de l'esprit qui pense ; toutes les autres activités
en sont comme des images. Comprenons bien le mot de force
: la force n'est pas d'abord dépense effective d'énergie,
mais réserve d'énergie et possibilité
de la dépenser ; possibilité qui ne va pas
sans quelque commencement de mise en oeuvre de cette force
(dans le regard ou le maintien par exemple). La force est
énergie disponible et retenue ; bien sûr la
force s'exerce aussi : elle se nierait si elle se retenait
toujours ; mais dans son exercice elle se contient encore
(autrement elle ne serait que violence). Il en est un peu
ainsi de la substance : puissance qui se déploie
de manière maîtrisée. La force ne va
pas sans le calcul (on calcule des forces en physique ;
le sportif ou l'homme politique évaluent leurs forces,
etc.). On pressent déjà comment se répondent
les deux aspects logique et dynamique de la substance. La
force de la substance, c'est sa tendance à exister
au maximum, son conatus ad existentiam. La notion
de substance n'est pas un simple concept philosophique,
destiné à parachever un ingénieux système
; c'est le nom de l'être lui-même dans sa réalité,
qui est vie et activité.
Sur cette force aussi nous reviendrons. Mais reprenons d'abord
les deux vocabulaires. Quoi de commun entre l'analyse logique
et l'analyse dynamique? Entre la substance conçue
comme sujet d'une proposition et la substance conçue
comme centre d'activité et foyer d'énergie
? La réponse tient dans le mot implicite
employé plus haut : logiquement, toute substance
contient implicitement tous les événements
qui lui arriveront. Mais ces événements n'arrivent
que dans le temps ; arriver, pour un événement,
c'est passer de l'implicite à l'explicite ; et souvenons-nous
que la substance désigne non une fiction logique,
mais la réalité elle-même : ce qui est
implicite dans la réalité tend tout naturellement
à s'expliciter, comme le fruit tend naturellement
à sortir de la fleur. L'implicite contenu logiquement
dans la substance est un implicite réel,
c'est-à-dire actif, qui
tend de lui-même à s'expliciter. L'explicitation
est donc autre chose et plus que la déduction mathématique.
La substance tend à déployer complètement
ses potentialités, c'est-à-dire à expliciter
complètement son implicite. C'est ainsi que la substance,
à la fois concept et vie, peut être approchée
dans deux langages : la langue logique des concepts, la
langue biologique de la vie.
Substance et expression
L'unité de la conception leibnizienne de la substance
étant ainsi indiquée, nous pouvons revenir,
de manière brève mais plus technique, sur
ce que nous apprennent de la substance l'analyse logique
et l'analyse dynamique.
Logiquement : la substance contient implicitement tout ce
qui lui arrivera. Mais les événements de la
vie d'un individu ne peuvent être isolés de
l'histoire générale : la mort de Socrate est
liée à l'état politique et religieux
d'Athènes. Logiquement donc la substance «
Socrate » contient des reflets de toute l'histoire
athénienne, et de proche en proche, de toute l'histoire
du monde. Thèse étonnante mais rigoureuse
: chacun d'entre nous porte des traces (et même des
anticipations) de la totalité des événements
du monde. C'est ce que Leibniz appelle l'expression.
Ce concept est difficile, comme tout concept essentiel d'une
grande philosophie. Exprimer, c'est l'activité
même de la substance : on ne s'étonnera donc
pas de retrouver, en ce qui concerne l'expression, la dualité
des vocabulaires. « Une chose exprime
une autre (dans mon langage) lorsqu'il y a un rapport constant
et réglé entre ce qui se peut dire de l'une
et de l'autre » (n° 2, p. 261). Ici, l'expression
est envisagée du point de vue descriptif de l'observateur
: une photo, par exemple, exprime l'objet photographié,
car au discours que l'on tient sur l'objet on peut faire
correspondre un discours parallèle portant sur la
photo de l'objet. Toute expression est partielle, puisqu'elle
n'exprime qu'un point de vue sur l'objet : une photo est
toujours prise sous un certain angle, avec une certaine
profondeur et un certain cadrage : elle n'épuise
donc pas la réalité de l'objet photographié.
Le monde est ainsi comme un théâtre, chaque
substance (et notamment chaque individu) est comme un spectateur
qui voit le même spectacle que ses voisins, mais pas
du même point de vue. Au théâtre, chaque
spectateur a une conscience unifiée du spectacle
tel qu'il le voit de la place où il est assis ; le
même spectacle est donc exprimé dans la conscience
de chacun des spectateurs, et chaque expression est différente
puisqu'il ne peut jamais y avoir deux spectateurs assis
au même endroit. Le même spectacle joué
sur la scène est donc diversifié dans la diversité
des points de vue des différents spectateurs. Il
en va semblablement pour les substances : le même
monde est exprimé d'autant de différentes
façons qu'il y a de substances.
Cette métaphore du théâtre (utilisée
par Leibniz lui-même) permet de comprendre aussi le
second aspect, dynamique, du concept d'expression. Le spectateur
n'est pas passif, inerte ; il essaye de voir et d'entendre
le mieux possible, en tournant la tête et en tendant
l'oreille. Il en va de même pour la substance : elle
s'efforce d'exprimer, de refléter le monde de la
manière la plus précise et la plus détaillée.
Exprimer, c'est tendre à exprimer mieux ; l'expression
est effort vers une expression plus parfaite, et nous retrouvons
ici le vocabulaire dynamique. Leibniz dit que la substance
est un miroir vivant de
l'univers (de l'univers dont elle- même fait partie,
comme si le monde leibnizien était une fête
dans laquelle les spectateurs seraient aussi comédiens).
On peut proposer une analogie : il en est de l'expression
comme du travail intellectuel, qui demande certes un effort,
une dépense d'énergie, et qui consiste à
se procurer un savoir plus précis, plus complet,
plus détaillé. Or savoir, c'est vouloir savoir
davantage : que ce soit en histoire, en physique ou en économie,
toute réponse, toute théorie suscite de nouveaux
problèmes et de nouvelles questions ; l'esprit doit
toujours chercher plus avant. Ainsi la substance fait effort
pour exprimer le monde de manière tou-jours plus
distincte.
Cette conception de la substance, de la réalité,
comme concept et force, permet à Leibniz de reprendre
à neuf les questions philosophiques traditionnelles
(héritées de l’aristotélisme
ou du cartésianisme). Sans prétendre résumer
son système, il paraît important de s’arrêter
sur deux questions décisives : celle de l’union
de l’âme et du corps, celle du mal et de la
liberté.
L’hypothèse de l’harmonie préétablie
Leibniz reprochait à Descartes d'avoir « quitté
la partie » sur le problème de l'union de l'âme
et du corps. Nous sentons en nous cette union : pouvons-nous
la penser? Descartes préférait s'en remettre
aux conversations ordinaires de la vie. Leibniz pense que
son concept d'expression peut résoudre le problème.
Il y a au départ, comme chez Descartes et Spinoza,
un dualisme : l'ordre du corps et l'ordre de l'âme
sont séparés, « car une perception ne
saurait venir naturellement que d'une autre perception,
comme un mouvement ne peut venir naturellement que d'un
mouvement » (n° 2,§ 23). L'âme ne peut
donc agir directement sur le corps, ni le corps sur l’âme.
Néanmoins il y a une harmonie, une correspondance
entre les deux. L'âme et le corps expriment en effet
le même univers ; il n'y a donc rien d'étonnant
à ce que leurs représentations se rencontrent
et s'accordent, et qu'à chaque mouvement du corps
réponde un mouvement de l'âme, et inversement.
De même que des musiciens, jouant chacun leur partie,
produisent ensemble l'harmonie voulue par le compositeur.
L'harmonie du monde est, elle, préétablie
par Dieu. « C'est ce rapport mutuel réglé
par avance dans chaque substance de l'univers qui produit
ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement
l'union de l'âme et du corps » (n° 2,§
14). L'union de l'âme et du corps n'est qu'un cas
particulier de l'harmonie préétablie
qui règle le rapport entre toutes les substances.
Notons que Leibniz appelle « hypothèse »
cette idée d'une harmonie préétablie,
hypothèse qu'on ne peut naturelle-ment pas vérifier
; mais qui est conforme à la raison. La puissance
explicative de cette idée en fait même «
quelque chose de plus qu'une hypothèse » ;
l'essentiel est l'aspect purement rationnel de cette idée.
Ainsi peuvent se concilier la physique, qui depuis Descartes
a rejeté l'explication par le finalisme, et la liberté
substantielle de l'âme.
La notion d'harmonie ne doit d'ailleurs
pas être prise pour une simple métaphore. Elle
désigne « l'unité dans la multiplicité
» ou « la multiplicité dans l'unité
» : un accord de sol majeur est à la fois multiple
(il y a trois notes : sol, si, ré) et un (cet accord
a une individualité qui le distingue absolument d'une
septième de dominante par exemple). Le lien d'harmonie
est donc un lien très profond, beaucoup plus profond
qu'un lien simplement physique. Il faut nous défaire
ici du préjugé selon lequel le lien ou la
conjonction physique serait ce qu'il y a de plus fort ;
l'accord méta-physique est au contraire beaucoup
plus puissant, puisqu'il est fondé dans l'intérieur
même des êtres.
La liberté et les deux nécessités
Si chaque substance contient en elle--même le détail
de tout ce qui lui arrivera, que devient la liberté?
Cette ques-tion se pose avec acuité pour les substances
raisonnables, les hommes. Leibniz, mieux que personne, sait
que cette question est un véritable labyrinthe. Il
entend dépasser l'opposition de Descartes et Spinoza
sur ce problème : non qu'il se soucie beaucoup d'entrer
véritablement dans la pensée de ces deux philosophes
: il ne voit dans la liberté cartésienne qu'arbitraire,
et dans Spinoza qu'un négateur de la liberté.
Mais il sait en même temps que leur opposition a quelque
chose de profondément nécessaire. Contre Descartes,
Leibniz montre qu'il n'y a pas de liberté d'indifférence,
c'est-à-dire de pouvoir pur de décider entre
deux options rigoureusement équivalentes ; car une
telle situation ne peut jamais se rencontrer. Nous n'apercevons
certes pas toujours les différences, mais nous en
avons une perception inconsciente. Il n'y a jamais de liberté
pure (sans motif), toute décision est fondée
sur quelque raison (que cette raison soit bonne, que cette
raison soit consciente, ce sont d'autres questions). Il
n'y a pas d'acte gratuit : vouloir simplement manifester
qu'on est libre, c'est encore une raison (assez puérile
d'ailleurs) de faire un choix.
La liberté n'est pas le contraire de la détermination;
mais il ne faut pas identifier détermination et nécessité.
Et Leibniz propose ici une des distinctions les plus importantes
de sa philosophie : il y a deux nécessités;
il y a la nécessité que Leibniz appelle géométrique,
logique ou encore métaphysique
: est géométriquement nécessaire ce
dont le contraire implique contradiction (il est nécessaire
logiquement que tous les rayons d'un cercle soient égaux,
parce qu'autre-ment il y aurait contradiction avec l'essence
du cercle). Et puis il y a la nécessité morale,
dont le contraire n'implique pas contradiction, et qui oblige
néanmoins la sagesse à choisir la décision
qui paraît la plus raisonnable. C'est ainsi que la
volonté choisit nécessairement (au sens moral)
ce qui lui paraît le meilleur, bien qu'il ne soit
pas contradictoire en soi qu'elle choisisse le contraire
; la volonté est à la fois déterminée
et libre.
La liberté est d'autant mieux fondée dans
le leibnizianisme que la substance (et notamment chaque
individu humain) est absolument autonome et spontanée.
L'harmonie préétablie fait qu'il n'y a pas
d'influence directe des substances les unes sur les autres.
Cela dit, notre liberté n'est jamais sans raison,
mais il y a d'excellentes raisons, de bonnes raisons, de
médiocres raisons et de mauvaises raisons. Il y a
donc un apprentissage de sa liberté, qui consiste
à rendre plus raisonnables les raisons qui nous motivent.
Raison est à la fois le nom du motif
d'une décision, et celui de la faculté pure
d'entendement : être libre, c'est rendre nos raisons
conformes à la Raison. Leibniz propose ainsi des
ruses et des « artifices » destinés à
accroître la rationalité de notre liberté
(cf. Nouveaux Essais, II, 21,
De la puissance et de la liberté)
Le meilleur des mondes possibles
Il y a cependant un être dont les raisons sont toujours
conformes à la Raison, et qui n'a point besoin d'artifices
: c'est Dieu. Suprême sagesse, Dieu veut le bien,
et ne peut que le vouloir. Mais l'idée de bien est
une idée abstraite ; seule est concrète (c'est-à-dire
pleinement déterminée) l'idée de meilleur.
Il n'y a jamais à choisir entre le Bien et le Mal
(contrairement à ce que croient les fanatiques -
le fanatisme, c'est peut-être le refus de l'idée
de meilleur) ; il y a toujours à
choisir entre une solution meilleure et une solution moins
bonne. Une fois trouvée la solution la meilleure
possible, la volonté s'y arrête. Ainsi pour
Dieu : il a voulu créer le bien, donc le meilleur,
donc notre monde est le meilleur des mondes possibles.
Cette thèse est rationnelle : elle est fondée
en raison, et non pas produite par un optimisme naïf.
Leibniz ne dit pas que ce monde soit conforme à nos
désirs, ni qu'il soit le meilleur des mondes souhaitables
ou rêvables : il est le meilleur des mondes possibles.
C'est ce mot de possible qui porte tout
le poids de la thèse ; et c'est un concept technique
qui mérite explication.
Le possible est antérieur au réel. Mais deux
choses peuvent être possibles en elles-mêmes,
mais non compatibles entre elles. Si je veux passer une
semaine à l'étranger, je peux choisir d'aller
à Berlin ou d'aller à Venise ; ces deux choix
sont possibles, et ont chacun leur attrait ; mais Leibniz
dirait qu'ils ne sont pas compossibles
: ils ne sont pas possibles en même temps ; je ne
peux pas faire à la fois les deux voyages, il faut
choisir, réaliser un possible et sacrifier l'autre.
Le même problème se pose à Dieu. De
même que le meilleur est la forme concrète
du bien, de même le compossible est la forme concrète
du possible. Dieu crée le monde d'un seul coup et
non par touches successives ; la compossibilité l'oblige
à réaliser certains possibles peu satisfaisants
par eux-mêmes, mais indispensables à l'équilibre
du monde. Un mal peut être l'occasion d'un bien très
supérieur; il faut juger le tout par le tout et non
par l'une de ses parties. Le monde est comme un immense
tableau dont nous ne voyons qu'un détail : comment
juger de sa valeur? Notre sensibilité, notre expérience
même ne vont pas plus loin que les détails.
Seule notre raison peut connaître a priori
que, puisque Dieu a créé ce monde où
nous vivons, c'est qu'il était le meilleur des mondes
possibles. Penseur du détail, Leibniz est aussi un
penseur de la totalité.
Notons enfin que les possibles ne sont pas des créations
de Dieu, en tant que possibles. Est possible tout ce qui
n'est pas contradictoire (nous retrouvons ici le passage
du logique au dynamique) : Dieu trouve donc dans son entende-ment
une infinité de possibles ; et ces possibles ne sont
pas des concepts abstraits, mais des forces qui tendent
à l'existence ; ils sont des potentialités
actives : ils sont réellement possibles.
« Il y a un combat entre tous les possibles, tous
prétendant à l'existence ; et ceux qui joints
ensemble produisent le plus de réalité, le
plus de perfection, le plus d'intelligibilité, l'emportent
» (n° 4, § 201). La perfection, c'est la
combinaison optimale de l'ordre et de la variété.
Parmi les infinies combinaisons possibles entre les possibles,
« celle qui existe est celle par laquelle la plus
grande quantité d'essence ou de possibilité
est amenée à l'existence » (n° 2,§
4). Mais la variété fait que chaque substance
n'est qu'un point de vue limité
sur le monde ; et cette limitation originelle est pour Leibniz
la source du mal. Le mal est la conséquence inévitable
de la variété.
Cum Deus calculat fit mundus. Le Dieu de Leibniz est
mathématicien, il calcule le maximum de compossibilité,
qui tend à l'existence avec la force maximale. L'optimisme
de Leibniz est, répétons-le, purement rationnel.
Il s'appuie sur le rigoureux concept d'optimum.
Le meilleur des mon-des possibles est créé,
et c'est notre monde. Ainsi Dieu est-il lavé du reproche
d'avoir laissé un mal qu'il aurait pu ôter.
C'est pourquoi Leibniz appelle Théodicée
(justification de Dieu) le seul grand ouvrage philosophique
publié de son vivant.
La raison et ses principes
Leibniz, on le voit, fait la plus grande confiance à
la raison. C'est qu'on ne peut pas ne pas se fier à
la raison : elle est notre essence et notre force. Seulement,
ses principes ne nous sont pas immédiatement connus.
Dans une remarquable métaphore, Leibniz dit que les
principes sont à la raison ce que les tendons sont
au corps : nous marchons sans penser à notre constitution
anatomique, nous raisonnons sans penser aux principes, qui
sont les muscles et les tendons de la raison. C'est par
la réflexion seulement que nous pouvons saisir l'importance
des principes, dont nous usons sans y penser : l'usage de
la raison précède la réflexion rationnelle
sur la raison. La raison est vie : comme la vie, elle est
d'abord opaque à elle-même, et va néanmoins
son chemin ; mais la raison a la possibilité de se
réfléchir. L'expérience est l'occasion
(non la cause, comme le croient à tort les empiristes)
de cette réflexion. « Les vérités
nécessaires doivent avoir des principes dont la preuve
ne dépend point des exemples, ni par conséquent
du témoignage des sens, quoique sans les sens on
ne se serait jamais avisé d'y penser » (n°
3, p. 35). D'où la célèbre réplique
de Leibniz à Locke : «Rien n'est dans
l'entendement qui n'ait été auparavant dans
les sens, si ce n'est l'entendement lui-même.
»
La raison trouve donc en elle, par réflexion, des
principes certains. Ces principes de la raison sont nombreux
(principe d'économie, principe du meilleur, principe
des indiscernables...). Mais ils renvoient tous au principe
des principes, le principe de raison suffisante.
Leibniz en parle curieuse-ment à la fois comme d'un
principe extrêmement banal et commun, et comme d'un
principe « très grand et très noble
» ; noble, parce qu'il est le principe suprême
; com-mun, parce que du fait même de sa suprématie,
il est actif (quoique inaperçu) dans toutes les démarches
de notre raison. « Rien ne se fait sans raison suffisante,
c'est-à-dire que rien n'arrive sans qu'il soit possible
à celui qui connaîtrait assez les choses de
rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi
il en est ainsi et non pas autrement » (n° 2,
§ 7). Ce principe s'exprime par une double négation
: rien n'est sans raison, c'est-à-dire que la chose
la plus minime renvoie à autre chose qu'elle-même;
la raison d'une chose (ce qui permet d'expliquer cette chose)
est différente de cette chose même. Si nous
nous levons plutôt du pied gauche que du pied droit,
si un air de musique nous passe par la tête, il y
a une raison. Nous ne pourrions certes pas toujours la découvrir
(notre conscience et notre connaissance étant limitées)
; mais nous pouvons être certains qu'il y en a une.
C'est pourquoi il n'y a rien de négligeable.
Ainsi la raison (comme faculté humaine) est ce qui
permet de rendre raison des choses (c'est-à-dire
de les expliquer, d'en trouver le fondement). Par là
même, la raison ne peut être que recherche permanente
: toute raison demande à être à son
tour fondée en raison. Ainsi va l'esprit, jusqu'à
ce qu'il bute sur la question dernière « pourquoi
y a-t-il quelque chose plutôt que rien? ». Rien
n'est plus éloigné de la pensée de
Leibniz qu'un rationalisme étroit, assuré
de ses réponses et peu soucieux des questions. La
raison de Leibniz est une raison condamnée à
marcher, c'est-à-dire aussi bien
à fonctionner qu'à avancer.
Précisons encore. La raison est souvent accusée
aujourd'hui de chercher l'uniformité, de réduire
le divers à l'identique, d'être une peur de
la différence (voir par exemple les critiques de
Nietzsche contre le platonisme). Leibniz est à l'opposé
de cette raison couleur de caserne ; la raison est au contraire
principe de différenciation maximale : la raison
veut la variété. Un texte un peu baroque le
dit avec éloquence : « La sagesse doit varier.
Multiplier uniquement la même chose, quelque noble
qu'elle puisse être, ce serait une superfluité,
ce serait une pauvreté : avoir mille Virgiles bien
reliés dans sa bibliothèque, chanter toujours
les airs de l'Opéra de Cadmus et d'Hermione, casser
toutes les porcelaines pour n'avoir que des tasses d'or,
n'avoir que des boutons de diamants, ne manger que des perdrix,
ne boire que du vin de Hongrie ou de Shiras : appellerait-on
cela raison? » (Théodicée,
§ 124.). La variété du monde n'est pas
constatée par une enquête empirique ; elle
n'est pas le caprice d'un Dieu joueur : elle est seule rationnelle.
C'est ainsi que Leibniz affirmait à son amie la princesse
Sophie -Charlotte que, dans tout le parc de son château
(Charlottenburg à Berlin) il n'y
avait pas deux feuilles d'arbres identiques. Point besoin
de jardiniers pour le vérifier : la raison le sait
d'avance. C'est le fameux principe des indiscernables :
deux êtres rigoureusement identiques ne feraient qu'un.
En d'autres termes, tout ce qui est réel
est différent.
Ainsi se combinent dans la pensée leibnizienne la
rigueur du logicien et le goût esthétique (mais
rationnel) pour la différence, c'est-à-dire,
une fois encore, pour le détail.
Une pensée harmonique au système
Cette tension entre le systématique et le détail,
qui est au coeur de la pensée de Leibniz (parce qu'elle
est au coeur de la raison elle-même), explique peut-être
la singulière structure de l'oeuvre du philosophe.
D'un côté, Leibniz manifeste une volonté
systématique très ferme : « Rien n'est
si faible que ces systèmes où tout est chancelant
et plein d'exceptions. Ce n'est pas le défaut de
celui que j'approuve, où tout va par règles
générales qui tout au plus se limitent entre
elles » (4,§ 44). Mais d'un autre côté,
il n'a jamais donné un livre comparable aux Méditations
de Descartes ou à l'Éthique
de Spinoza. L'oeuvre écrite de Leibniz est foisonnante,
redondante, captivante ; il se répète et il
se précise. Chaque page de lui est un point de vue
sur son système, une expression partielle de ce système
: on peut donc commencer la lecture de Leibniz par n'importe
quel texte de lui. Et en même temps on n'a jamais
le sentiment d'avoir pu faire le tour du système.
Le système est toujours espéré, toujours
différé, quoique toujours exprimé dans
des oeuvres partielles. Comment dominer à la fois
l'ensemble et le détail?
Il est dit, dans le Discours de Métaphysique,
que « les substances créées dépendent
de Dieu qui les conserve et même qui les produit continuellement
par une manière d'émanation, comme nous produisons
nos pensées » (§ 14). Penser, c'est créer.
Les principes de la raison leibnizienne ne se traduisent
pas dans un système clos, mais animent une invention
rationnelle sans cesse renouvelée. Disons plus simplement
que la manière dont Leibniz pense est rigoureusement
conforme et harmonique au contenu de cette pensée.
Peut-être est-il ainsi le seul philosophe dont le
« style » exprime la philosophie.
Bernard Sève,
Professeur de Philosophie en Khâgne à Louis-le-Grand,
Paris
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