Sur la seconde cause naturelle de l'art poétique
chez Aristote
Le chapitre 4 de la Poétique
indique, dès sa première phrase, que l'art
poétique doit sa naissance «à deux causes,
toutes deux naturelles». La première cause
est immédiatement précisée et analysée:
il s'agit de la tendance à l'imitation, présente
naturellement chez tous les hommes (tois anthropois
sumphuton). Ce point ne pose pas de problème
particulier au commentateur, il n'y a pas de doute possible
quant à l'identification de cette première
cause. Il est en revanche difficile d'identifier, dans le
texte d'Aristote, la seconde cause naturelle de l'art poétique.
Rien, dans la lettre ou la structure du texte, n'oppose
clairement un «premièrement» à
un «deuxièmement». Les interprètes
se partagent donc entre plusieurs causes possibles, également
candidates aux fonction et dignité de «seconde
cause naturelle de l'art poétique».
Rappelons d'abord le texte d'Aristote. Nous suivrons l'excellente
version donnée par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot
(1), non sans la modifier quelque peu. Sur un point, nous
serons systématiquement infidèle à
leur choix, préférant conserver la traduction
traditionnelle de mimésis
par «imitation» plutôt que par «représentation»;
en revanche, nous approuvons vivement leur traduction de
harmonia par «mélodie»,
puisque le mot harmonia désigne
une succession de sons, et non une simultanéité
de sons (l'harmonie au sens moderne étant inconnue
de la musique antique) ; et nous suivrons leur heureux procédé
abréviatif: 48b27 pour 1448b27. La critique que nous
serons amené à proposer de leur interprétation
de la seconde cause naturelle n'ôte rien à
l'admiration que nous inspire leur remarquable travail de
traduction et de commentaire de la Poétique.
"L'art poétique dans son ensemble paraît
devoir sa naissance à deux causes, toutes deux naturelles.
Dès l'enfance, les hommes ont, inscrites dans leur
nature, à la fois une tendance à imiter (et
l'homme se différencie des autres animaux parce qu'il
est particulièrement enclin à imiter et qu'il
a recours à l'imitation dans ses premiers apprentissages),
et une tendance à éprouver du plaisir aux
imitations. Nous en avons une preuve dans l'expérience
pratique: nous avons plaisir à contempler les images
les plus précises des choses dont la vue nous est
pénible dans la réalité, par exemple
les formes d'animaux parfaitement ignobles ou de cadavres;
la raison en est qu'apprendre est un plaisir non seulement
pour les philosophes, mais égaIement pour les autres
hommes (mais ce qu'il y a de commun entre eux sur ce point
se limite à peu de chose); en effet si l'on aime
à voir des images, c'est qu'en les regardant on apprend
à connaître et on conclut ce qu'est chaque
chose comme lorsqu'on dit : celui-là, c'est lui.
Car si on n'a pas vu auparavant, ce n'est pas l'imitation
qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l'exécution,
de la couleur, ou d'une autre cause de ce genre. Puisque
nous avons une tendance naturelle à l'imitation,
à la mélodie et au rythme (car il est évident
que les mètres font partie des rythmes), ceux qui
au départ avaient les meilleurs dispositions naturelles
à cet égard firent peu à peu des progrès
et donnèrent naissance à la poésie
à partir de leurs improvisations. Puis la poésie
se divisa selon le caractère de chacun: les auteurs
graves imitaient des actions de qualité accomplies
par des hommes de qualités, les auteurs plus légers
celles d'hommes bas, en composant d'abord des blâmes,
comme les autres composaient des hymnes et des éloges."
Aristote, Poétique, chap. 4, 1448
b 4-27.
De quelle «seconde cause naturelle» ce texte
parle-t-il? Deux solutions sont généralement
proposées. Pour les uns (Hardy, Goldschmidt, EIse,
Pesce, Neschke), la seconde cause est à chercher
dans la «tendance à éprouver du plaisir
aux imitations» (to khairein tois mimémasi,
48b8-9); pour les autres (Dupont-Roc et Lallot, Lucas),
cette seconde cause tiendrait à une disposition spécifique,
voire un instinct, «à la mélodie et
au rythme» (48b20-21). Si certains commentateurs expriment
un doute sur la possibilité d'obtenir une solution
sûre de ce problème (2), d'autres n'hésitent
pas à introduire leur solution dans le texte même
d'Aristote, sous forme de numéros d'ordre pour le
moins contestables. Gérald EIse, dans son édition,
numérote « 1) the habit of imitation is congenital
to human beings...» et «2) the pleasure that
aIl men take in works of imitation... » (3) ; dans
un sens tout contraire, R. Dupont-Roc et J. Lallot numérotent
«1. Dès l'enfance les hommes ont, inscrites
dans leur nature, à la fois une tendance à
représenter…» et «2. Puisque nous
avons une tendance naturelle à la représentation,
et aussi à la mélodie et au rythme... »
(4).
Lucas, qui voit dans cette question un problème majeur
de la Poétique,
résume bien l'alternative : «whether
(a) the two causes are the naturaI tendency to imitate and
the naturaI pleasure in imitations, or (b) the tendency
to imitation is one cause with two subdivisions, and the
other cause is the instinct for rhythm an melody»
(5). Tous les commentaires récents de la Poétique
que nous avons consultés se tiennent dans le cadre
de cette alternative : si le choix de la branche de l'alternative
diffère d'un commentateur à l'autre, il y
a accord sur l'existence de l'alternative elle-même.
Cet accord nous paraît pouvoir être discuté.
Nous sommes en effet dans un type de situation dont Bergson
a brillamment critiqué l'illusoire fermeture : le
nombre de possibilités serait fixé d'avance,
et il n'y aurait plus qu'à choisir entre les seules
solutions disponibles. Il nous semble au contraire qu'une
troisième solution s'offre, dans le texte d'Aristote
même. Cette solution permet, nous semble-t-il, d'éviter
les impasses auxquelles mènent les deux lectures
reçues. Nous commencerons par exposer ces deux lectures,
et les meilleurs arguments dont chacune peut se prévaloir
; nous tâcherons de montrer pour quelles raisons ces
interprétations ne peuvent être retenues, et
proposerons une solution à nos yeux plus satisfaisante.
La discussion n'a pas seulement pour but de résoudre,
s'il se peut, une énigme assez intrigante ; il y
va aussi de l'interprétation d'ensemble de la Poétique
d'Aristote, et peut-être de la poétique tout
court.
Première solution : le plaisir
Le plaisir serait seconde cause de l'art poétique,
en tant que cause finale. «La première cause
[la tendance naturelle à l'imitation] explique la
création poétique, la seconde le goût
du public pour la poésie» explique J. Hardy,
dans une note approuvée par V. Goldschmidt (6). Cette
explication est, à certains égards, satisfaisante.
Elle peut s'appuyer sur la structure binaire de la deuxième
phrase du chapitre 4 (to gar mimeisthai...kai
to khairein), elle-même reflet d'une
symétrie forte: le créateur d'un côté,
le spectateur de l'autre. La première cause concernerait
le créateur (la tendance à imiter), la seconde
le spectateur (la tendance à trouver du plaisir aux
imitations produites par autrui). La convergence des deux
causes fonderait l'art poétique : un créateur
qui travaille pour un public. Les deux causes naturelles
seraient ainsi nouées ensemble, dans un seul mouvement
argumentatif. Cette façon de donner d'emblée
la réponse complète, avant d'en détailler
les éléments, est bien dans la manière
d'Aristote.
Et pourtant : comment le plaisir du public serait-il cause,
cause finale donc, de la technè poiétikè,
de l'art avec lequel le poète enchaîne mimétiquement
des actions et construit une intrigue ? Plus vraisemblable,
à tout prendre, serait une explication qui ferait
du plaisir du créateur la seconde cause naturelle
de l'art poétique - si ce n'est que le plaisir du
créateur n'est que le prolongement et le couronnement
du bon exercice de sa tendance mimétique naturelle
; et qu'ainsi la seconde cause ne serait pas, dans cette
hypothèse, réellement différente de
la première.
Il est bien vrai que le chapitre 4 analyse le plaisir pris
à regarder les images, plaisir de spectateur donc
(48b9-19); mais ce plaisir ne nous paraît pouvoir
exercer aucune contrainte technique sur le créateur
des images, ni lui donner aucune indication sur ce qu'il
a à faire. Sans doute le peintre ou le poète
cherchent-ils aussi à plaire à un public,
mais ce «plaire» n'est pas cause de ce qu'il
y a de technique dans leur art. Aristote insiste assez sur
la nécessité intérieure de l'oeuvre
(l'intrigue liée par le double lien spécifiquement
poétique du vraisemblable et du nécessaire)
et manifeste assez sa défiance devant les séductions
du spectacle et de la mise en scène pour qu'on ne
puisse s'y tromper : le plaisir du spectateur est certainement
un effet de l'oeuvre réussie, elle répond
à son goût pour l'imitation, mais il n'est
pas cause finale de l'art poétique.
Ce plaisir peut être cause finale de telle ou telle
oeuvre concrète (écrite pour un public particulier,
tenant compte de son goût ou de ses habitudes, etc.),
non de l'art comme tel. Écrire une histoire qui plaise
à tel type de public suppose préalablement
de savoir composer une intrigue. La maîtrise de l'art
poétique est présupposée par toute
détermination «finalisée» de telle
ou telle oeuvre particulière. L'art poétique
consiste à bien construire une intrigue, à
choisir les caractères convenables et les bonnes
figures rhétoriques, à bien nouer et bien
dénouer: rien de tout cela ne peut être inféré
du plaisir que l'auteur suppose (car ce ne peut être
qu'une supposition, une croyance) que son oeuvre suscitera.
L'interprétation par le plaisir du spectateur pose
un autre problème encore: si elle était exacte,
c'est la littérature qui, en un sens, deviendrait
sans objet. Le texte littéraire, pour Aristote, est
défini par l'action, l'intrigue, il faut donc que
la seconde cause naturelle explique précisément
cette construction d'intrigue (la poïesis
est fabrication). Or l'imitation par le langage peut provoquer
un plaisir, un grand plaisir même, sans relever du
muthos, de l'intrigue : nous
pensons par exemple aux descriptions, à ce que les
Grecs appelaient ekphrasis, et
dont la description du bouclier d'Achille dans l'Iliade
est l'exemple canonique. il est des littératures
qui donneront à la description un statut esthétique
plein, et non pas seulement ornemental: on pense à
Flaubert (7), mais aussi aux Mille et Une Nuits
(8) ; ce n'est pas la position d'Aristote. L'explication
par le plaisir, quand bien même elle surmonterait
les objections que nous avons proposées, se révélerait
trop large pour fonder l'art poétique dans l'extension
exacte qu'Aristote lui donne. Qu'une imitation par le langage
procure du plaisir ne suffit pas à l'inscrire sous
la juridiction de l'art poétique au sens aristotélicien
du terme.
Une autre objection encore peut être opposée
à cette interprétation. L'art poétique
n'est pas un, mais plusieurs: le talent du poète
comique n'est pas celui du poète épique, et
seul Homère a su réunir en même temps
que fonder la pluralité des arts poétiques.
La fondera-t-on sur la diversité des publics, et
sur leurs plaisirs respectifs? Mais n'est-ce pas le même
public qui trouve plaisir à entendre l'aède
chanter l'Iliade comme à
voir représenter Œdipe- Roi ?
Sans doute le plaisir épique est-il différent
du plaisir tragique; mais le public étant identique,
il faut qu'à cette différence des plaisirs
corresponde une différence dans les oeuvres mêmes.
Nous sommes donc reconduits à l'oeuvre, ou plutôt
à sa production. Aristote fonde d'ailleurs la différence
des genres poétiques (comédie, épopée,
tragédie) sur la différence des caractères
des poètes (48b24), non sur la différence
des goûts ou préférences du public.
Car la cause naturelle de l'art
poétique, c'est la cause de la façon dont
l'oeuvre est produite, non la façon dont elle est
reçue (s'il est permis d'employer une distinction
quelque peu anachronique). Les règles de construction
d'une épopée ne sont pas celles d'une tragédie
(statut des épisodes, longueur, etc.): l'art poétique
pense ces différences, et ce n'est pas dans le plaisir
du spectateur que l'on peut en trouver la raison.
Faire du plaisir du spectateur la cause finale de l' oeuvre,
c'est poser la fin de l'oeuvre hors d'elle-même (9).
Certes, la tragédie est faite pour être vue
ou lue, mais elle est oeuvre pour autant qu'elle obéit
à sa nature propre. Victor Goldschmidt, pourtant
partisan de la thèse que nous discutons, insiste
à juste titre sur le fait que le genre poétique
(tragédie, épopée, comédie)
est pour Aristote un être naturel, comme l'animal
ou la Cité (10). À deux reprises, Aristote
fait explicitement de la nature l'agent de la poésie,
et comme un auxiliaire voire un moniteur du poète:
«la nature trouva elle-même le mètre
approprié [à la tragédie]» (chap.
4, 49a24): «la nature nous apprend elle-même
à choisir le mètre qui convient» (chap.
26, 60a4). Cette appropriation du mètre au genre
tragique est une nécessité de l'oeuvre, ou
plutôt de la forme tragique (de la tragédie
comme genre littéraire); et c'est en tâtonnant
que les hommes la découvrent, poussés par
la nécessité naturelle de la chose à
faire, non par le plaisir du public. Pour le dire autrement,
l'esthétique d'Aristote n'est pas une esthétique
de la réception. Paul Ricoeur le note avec justesse:
«À la différence de la Rhétorique
qui subordonne l'ordre du discours à
ses effets sur l'auditoire, la Poétique
ne marque aucun intérêt explicite pour la communication
de l'oeuvre au public [...]. La réception de l'oeuvre
n'est donc pas une catégorie majeure de la Poétique.
Celle-ci est un traité relatif à la composition,
sans presque aucun égard pour celui qui la reçoit»
(11).
Le plaisir du spectateur est semblable au plaisir du naturaliste
dont parle un texte célèbre des Parties
des Animaux : si le biologiste a plaisir à
observer, jusque dans les entrailles sanguinolentes des
animaux, la finalité de la nature, ce n'est pas à
dire que cette finalité ait elle-même pour
fin le plaisir de l'observateur (12). C'est bien plutôt
parce qu'elle est fermée sur elle-même que
cette finalité naturelle peut provoquer, chez Je
biologiste et l'ami du savoir, ce plaisir supérieur
qui naît de l'exacte saisie des causes et de la compréhension
de la rationalité des choses. Il y a certes une différence
entre l'animal et la tragédie, puisque la tragédie
est délibérément produite par le poète,
alors que la nature agit sans délibérer; que
l'oeuvre poétique produise un plaisir spécifique
est certain (13), et l'on peut même dire à
bon droit que ce plaisir poétique est cause finale
de l'oeuvre(ou plutôt l'une de ses causes finales).
Mais il ne saurait être cause finale ni des formes
esthétiques (de la tragédie comme Forme),
ni, a fortiori, de l'art poétique.
La suite des idées du début du chapitre 4
(48b4-19) est donc la suivante : le mimeisthai,
l'imiter, est naturel, c'est la première cause naturelle
de l’art poétique; un indice, un signe (sémèion)
de cette naturalité de l'imiter, c'est le plaisir
que nous prenons aux imitations (mimèma,
le produit de l'imitation) et aux images, aux reproductions.
Qu'Aristote ne distingue pas nettement ici le plaisir suscité
par le fait d'imiter soi-même (plaisir du créateur)
et le plaisir pris aux images faites par d'autres (plaisir
du spectateur) n'a rien d'étonnant: dans un cas comme
dans l'autre, il s'agit d'affirmer l'ancrage naturel du
mimeisthai, non le satut psychologique
du plaisir. Lucas voit bien que le problème n'est
pas dans la distinction de ces deux formes de plaisir, et
les juxtapose dans sa description de la première
cause comme «the pleasure in imitating and the pleasure
in imitations performed by others» (14). On pourrait
d'ailleurs soutenir que le plaisir pris par le spectateur
est commandé par le plaisir pris par l'auteur-acteur.
Pour trouver plaisir aux imitations proposées par
autrui, il faut que cet autrui ait lui-même pris plaisir
à les faire. Le plaisir n'est ici qu'indice ou signe,
et non thème de l'analyse. Ce plaisir prouve la naturalité
en même temps que l'universalité (chez le philosophe
(comme chez les autres hommes) de cette tendance mimétique,
il est le moyen terme qui relie mimésis
et nature, et il n'est envisagé ici que dans cette
fonction.
Deuxième solution: la tendance à la mélodie
et au rythme
La seconde interprétation pense trouver la seconde
cause naturelle de l'art poétique dans la tendance
naturelle «à la mélodie et au rythme
», qui viendrait ainsi prolonger et spécifier
la tendance naturelle à l'imitation en général.
Dans leur critique de l'interprétation par le plaisir,
R. Dupont-Roc et J. Lallot soulignent que «pour expliquer
la naissance de la poésie, comme art représentatif
particulier, l'affinité de l'homme avec la représentation
est une cause trop générale qui en appelle
une seconde plus spécifique» (15): l'argument
est juste, et vient très heureusement compléter
notre propre critique. Le plaisir pris à l'imitation
ne suffit en effet pas à spécifier cette imitation
comme «poétique», puisque les imitations
musicales, chorégraphiques ou plastiques procurent
également du plaisir. L'argumentation des lignes
4-19 évoquait d'ailleurs très explicitement
la représentation picturale. Une tendance particulière
«à la mélodie et au rythme» viendrait
opérer cette spécification si souhaitable
de la tendance mimétique présente de façon
indifférenciée dans la nature humaine. Nos
auteurs sont donc conduits à chercher la deuxième
cause naturelle dans une instance de spécification
qui serait une tendance naturelle électivement orientée
vers la mélodie et le rythme.
On notera d'abord que cette interprétation conduit
nos auteurs à surtraduire un peu le passage: là
où Aristote juxtapose simplement les trois termes
(tou mimeisthai kai tès harmonias kai
tou rhuthmou), la traduction introduit un
groupement («à la représentation, et
aussi à la mélodie et au rythme»,
nous soulignons l'ajout), comme si «à la représentation»
reprenait la première cause et que «à
la mélodie et au rythme», groupés ensemble,
indiquait la seconde. La lettre du texte invite plutôt
à voir dans la précision «et à
la mélodie et au rythme» une simple explicitation
de la notion d'imitation, un peu comme dans le chapitre
1 (47a18-27), où cette explicitation est beaucoup
plus développée. Ce passage du chapitre 1
fournit la matière de l'argument qui suit.
Sur le fond en effet, et ceci est l'argument principal,
on ne voit pas comment la tendance à la mélodie
et au rythme pourrait spécifier la tendance à
l'imitation du côté de la poésie.
La poésie est rythmée, elle comporte de la
musique (le choeur tragique), mais elle n'est pas seule
dans ce cas, puisque c'est bien évidemment, et plus
fortement encore, le cas de la danse et de la musique elle-même.
Si la tendance (spécifique) à la mélodie
et au rythme devait spécifier la tendance (générale)
à l'imitation dans la direction d'un art particulier,
ce serait pour donner naissance à l'art musical
ou à l'art chorégraphique,
et certainement pas (ou pas d'abord) à l'art poétique:
«C'est de la mélodie et du rythme seulement
(monon) que font usage l'art de
l'aulos (16), celui de la cithare
et tous les autres qui ont les mêmes ressorts, comme
l'art de la syrinx; c'est au moyen du rythme seul,
sans la mélodie, que l'art des danseurs imite (en
effet, c'est en donnant figure à des rythmes qu'ils
imitent caractères, émotions, action)»
(Poétique, chap. 1,47a23-27,
nous soulignons). Le rythme à lui seul constitue
la puissance mimétique de la danse, le rythme et
la mélodie à eux seuls constituent la puissance
mimétique de la musique; la poésie a, en outre,
besoin du langage. Comment, dans ces conditions, la tendance
élective à la mélodie et au rythme
pourrait-elle être cause naturelle de l'art poétique?
On pourrait répondre à notre objection que
le langage relève des compétences communes
de l'homme (animal doué de logos),
et qu'ainsi Aristote n'avait pas à le mentionner
explicitement; on pourrait faire valoir, dans ce sens, la
précision rattachant le mètre au rythme (48b21);
le mètre étant «un trait distinctif
de fait du langage poétique grec» (17), la
référence au mètre désignerait
ainsi une instance spécifiant la première
cause naturelle. Cette réponse, forte, n'emporte
pas notre conviction. Il est déjà remarquable
que les traducteurs favorables à l'interprétation
par le rythme et la mélodie traduisent entre parenthèses
seulement cette précision concernant le mètre;
détail, sans doute, mais significatif : Aristote
n'entend pas mettre l'accent sur la dimension langagière
de cette tendance naturelle à l'imitation en général,
à la mélodie et au rythme. Plus important
est l'argument suivant : le mètre est, en effet,
un trait distinctif du langage poétique grec, nous
avons même envie de dire «n'est qu'un trait
distinctif», «de fait» et non de droit;
il n'est pas l'essence de l'oeuvre poétique, de l'histoire
entendue comme agencement des actions. La tendance naturelle
au mètre, pris dans un ensemble plus vaste (rythme
en général, mélodie, et même
l'imitation prise en bloc) dans l'énumération
duquel il entre sans privilège, ne nous paraît
pas pouvoir assurer les fonctions de seconde cause naturelle
de l'art poétique.
Troisième solution: la bonne nature
Il faut revenir au problème précis traité
par Aristote dans ce chapitre 4. Trois choses sont à
considérer: l' oeuvre (par exemple Oedipe-Roi),
la forme, c'est-à-dire le genre littéraire
(par exemple la tragédie), et l'art poétique
(l'ensemble des procédés normatifs qu'expose
et justifie la Poétique).
L' oeuvre est singulière, et, comme toute singularité
chez Aristote, ne peut être entièrement et
scientifiquement fondée. La forme est naturelle,
comparable, nous l'avons dit, à l'animal ou à
la Cité; il n'y a donc pas lieu d'exposer une genèse
de la forme (la forme est inengendrée (18), mais
plutôt d'indiquer les moments de sa découverte
progressive, de son inventio.
L'art poétique, lui, est produit d'une histoire;
il a des causes, «toutes deux naturelles»; ct
c'est de cet art poétique que nous recherchons la
seconde cause naturelle. Bien sûr, cet art poétique
se donne, concrètement, dans les oeuvres mimétiques
les plus réussies ; Aristote en dégage réflexivement
et analytiquement les principes et les règles dans
son traité (19); mais c'est bien une capacité
technique, un savoir-faire, un don pour la construction
mimético-poïétique que vise Aristote
sous le chef des «causes naturelles». La première
capacité est commune à tous les hommes (tous
les hommes imitent), la seconde sera moins communément
partagée (tous les hommes ne sont pas poètes).
Quelle est-elle?
L'interprétation par le plaisir manque à expliquer
qu'il s'agisse de l'art, et l'interprétation
par le rythme et la mélodie qu'il s'agisse de l'art
poétique. Cette dernière,
à certains égards moins plausible que la première,
offre pourtant davantage de ressources. Elle reconduit en
effet la question de la cause de l'art poétique à
la question de la production de l' oeuvre, et non poétique
à celle de sa réception; elle cherche donc
du bon côté. La cause naturelle de cette technique
singulière qui produit ces oeuvres presque naturelles
que sont les tragédies, les épopées
et les comédies, ce ne peut être que la nature
travaillant dans l'artiste. La tendance mimétique
est agissante en tout homme, «dès l'enfance»
(48b7) précise Aristote. Cette notation, d'apparence
anodine, nous semble indiquer une voie. La nature de l'homme
n'est pas de rester enfant, et l'imitation enfantine n'est
assurément pas plus la vérité de l'imitation
que l'enfant n'est la vérité de l'homme. De
la tendance naturelle à l'imitation se distinguerait
une tendance plus savante, plus technique. La technique
mimétique se démarquerait de l'immédiateté
imitative comme une nature plus développée
d'une nature qui l'est moins, comme l'homme de l'enfant,
comme le poète doué de «l'homme.du commun».
C'est ce que dit la phrase suivante, décisive pour
notre problème: «Puisque nous avons une tendance
naturelle à l'imitation, à la mélodie
et au rythme (car il est évident que les mètres
font partie des rythmes), ceux qui au départ (ex
archès) avaient les meilleures dispositions
naturelles à cet égard (oi pephukotes
pros auta malista) firent peu à peu
des progrès et donnèrent naissance à
la poésie à partir de leurs improvisations»
(48b20-24) (20). C'est dans cette phrase que R. Dupont-Roc
et J. Lallot cherchaient la seconde cause naturelle; nous
l'y trouvons également, mais un peu plus loin qu'eux.
C'est en effet dans la seconde partie de cette phrase qu'est
indiquée la seconde cause naturelle de l'art poétique.
Cette cause naturelle tient aux
meilleures dispositions naturelles
que manifestent certains hommes pour «ces choses-là»,
l'imitation, le rythme (y compris les mètres), la
mélodie (oi pephukotes pros auta malista);
plus doués, ces hommes peuvent dépasser les
improvisations (ta autoschediasmata)
auxquelles sont limitées les natures moins favorisées;
dépassant le stade de la simple improvisation, ces
hommes peuvent faire des progrès (proagontes),
et ainsi, «ils donnèrent naissance à
la poésie» (egénnèsan
tèn poïesin). Le verbe
egénnèsan est capital: il désigne une
genèse quasi biologique, il connote ce qui est pour
Aristote la cause naturelle par excellence, la génération.
Il fait d'ailleurs écho au gennèsai
du début de ce chapitre 4, comme le remarquent également
R. Dupont-Roc et J. Lallot (21) ; la reprise du même
verbe confirme que c'est bien du côté des natures
plus douées (oi pephukotes malista)
qu'il fait chercher la deuxième cause naturelle de
l'art poétique. Dans le parfait pephukotes
résonne aussi la naturalité de la cause: péphukôs
désigne le fait d'être né avec une certaine
disposition donnée par la nature (phusis).
Aristote rappelle, au début de cette phrase, la tendance
naturelle à l'imitation, première cause naturelle,
ici détaillée, de manière non exhaustive,
en imitation (le genre), mélodie et rythme (les espèces
de moyen), mètre (une sous-espèce de l'espèce
«rythme»), tendance kata phusin,
«dès l'enfance», qui concerne «nous»,
nous les hommes, tout le monde; ce rappel opéré,
il désigne une seconde cause naturelle, une capacité
naturelle (naturalité deux fois exprimée,
«dès le début» et «les meilleures
dispositions naturelles»), capacité de passer
de l'improvisation à l'art poétique (poïesis)
qui n'est donnée qu'à quelques-uns. La symétrie
des deux causes s'exprime jusque dans leur dimension temporelle,
la première étant donnée ek
paidôn, dès l'enfance, la seconde
ex archès, dès
le début.
Le contexte, opposant l'improvisation à la poïesis,
autorise à (et même enjoint de) donner le sens
d' «art poétique» à poïesis.
Nous assistons ici à la naissance, à la genèse
(egénnèsan) de la
poésie à partir des improvisations. Autoschédiazô,
«improviser », signifie «agir ou parler
sans préparation», «prendre à
la hâte les mesures nécessaires», voire
«agir avec précipitation, sans réflexion,
à la légère» ; c'est agir ou
parler sur le champ, sans recul, sans technique. Ce qui
sépare l'improvisation poétique (cette sorte
de fabulation spontanée dont tous les hommes, y compris
et surtout les enfants, sont cnpables) de l'oeuvre poétique
(réservée aux plus doués), c'est précisément
celte dimension de réflexion, de maîtrise,
d'apprentissage, d'élaboration, bref de technique.
Cette technique s'enracine dans une nontechnique, qu'eUe
dépasse et accomplit, comme le note justement Ada
Neschke (22); l'improvisation correspond au moment naturel
de l'imitation, la construction d'une oeuvre à son
moment technique. Comme le dit D. Pesce, « l'improvvisazione
costituisce una sorta di fase intermedia tra l'istinto dell'imitazione
e la poesia vera e propria, un qualcosa di mezzo dunque
tra la natura e l'arte » (23); ce moment intermédiaire
entre l'art proprement dit et la nature correspond à
la première cause naturelle. La seconde cause correspond
au moment où l'improvisation se fait oeuvre, où
la spontanéité se tait texte. Cette seconde
cause naturelle n'existe que dans certaines natures particulièrement
douées - d'autant plus «nature» qu'elles
seront davantage capables de porter l'improvisation à
la hauteur de l'art, de lui donner une forme. L'improvisation
esquisse des formes évanescentes, I'oeuvre seule
est Ia forme qui dure. Dans un contexte très différent,
l'abbé Batteux écrira «Chercher la poésie
dans sa première origine, c'est la chercher avant
son existence » (24) ; appliquons cette formule remarquable
au problème qui nous occupe: la première origine
de l'art poétique est certainement à chercher
dans la tendance naturelle à la mimésis,
première cause naturelle; mais l'existence
de l'art poétique demande autre chose, une seconde
cause non moins naturelle, mais seconde déjà
en ce qu'elle vient après la première et introduit
la dimension du temps, le don naturel d'élever l'imiter
au construire et l'improvisation qui passe à l' oeuvre
qui dure.
Il est à cet égard intéressant de noter
que, lorsque Guillaume de Moerbeke traduit en latin la Poétique,
il est arrêté et comme embarrassé par
le mot autoschediasma (improvisation);
il le traduit par informibus en
48b24; en 49a10, il le translittère purement et simplement,
en commentant par «id est informi»
(25) (informis signifie: à
l'état brut, non élaboré). Il entend
donc dans l'improvisation l'absence de cette forme que seul
l'art peut donner aux imitations. Sans prêter au grand
traducteur notre interprétation, disons que son commentaire
(«id est informi»)
a l'intérêt de mettre l'accent sur ce dont
l'improvisation est privée, la forme; l'improvisation,
c'est l'imitation spontanée et informe, ou plutôt,
osons gloser la glose de Moerbeke, c'est l'imitation en
défaut ou privation de forme; absente de l'improvisation
(dont on ne peut douter qu'elle corresponde à la
première cause naturelle, au déploiement spontané
de la tendance naturelle à l'imitation), donnée
par et dans l'artiste doué qui fait une oeuvre, la
forme est ce qui fait que l' oeuvre est oeuvre. Le don de
l'artiste est donc bien la seconde cause naturelle, et,
en fait, la seule qui soit complète: la cause donne
la forme, la définition de l'objet ou de l'oeuvre.
Et sans doute ce don sera-t-il spécifié (c'est
la part de vérité de la seconde interprétation),
mais c'est en tant que don naturel et non en tant que spécifié
qu'il est seconde cause naturelle.
Or cette nature douée a chez Aristote un nom, qui
apparaît plus loin dans la Poétique,
au chapitre 22, lorsqu'il indique que savoir faire les métaphores
est signe d'une «nature bien douée »,
euphuïa (59a7). Euphuïa
est le nom de la seconde cause naturelle de l'art poétique,
phusis mimètikè
étant celui de la première.
Un autre argument nous parait pouvoir conforter notre thèse.
Si Aristote parle de deux causes naturelles, avec un effet
d'insistance rhétoriquement frappant (aitiai
duo tines kai autai phusikai, «il y
a deux causes, et toutes deux sont naturelles», 48b4-5),
c'est que ces causes sont, au moins en partie, indépendantes
l'une de l'autre. On doit pouvoir penser la première
cause sans la seconde. Or il est difficile de supposer un
monde où existerait la tendance mimétique
(première cause naturelle) mais non le plaisir pris
à l'imitation (seconde cause, selon la majorité
des commentateurs). Il n'est pas de tendance naturelle,
chez Aristote, dont l'exercice ne provoque un plaisir ;
et peut-on supposer des imitations qui ne susciteraient
aucun plaisir chez les spectateurs ? Mais on peut fort bien,
en revanche, supposer un monde où chez personne ne
se manifesterait de capacité poïétique
(constructive); ce serait un monde sans oeuvre d'art, un
monde d'improvisations fugitives, plaisantes et joyeuses,
mais ne faisant pas oeuvre. Un monde de fabulations sans
lendemain, d'histoires oubliées aussitôt qu'inventées,
de déguisements d'occasion, et de châteaux
construits en sable et coquillages que la marée va
recouvrir. Un tel monde existe: c'est le monde des enfants.
Le monde ludique de l'enfance est celui de la première
cause naturelle, active dès notre plus jeune âge,
ek paidôn (48b6), avant
l'âge du sérieux qu'apporte avec elle la seconde
cause.
Cet argument porte contre la première interprétation
reçue. Peut-on soutenir, en faveur de la seconde,
qu'il est possible de concevoir un monde sans tendance à
la mélodie et au rythme? Cela paraît difficile:
la tendance mimétique est immédiatement détaillée,
dès le chapitre 1 de la Poétique,
selon la tripartition des moyens (langage, couleurs et figures,
mélodie, rythme), des objets et des modes. La tendance
à la mélodie et au rythme ne s'ajoute donc
pas tant à la tendance mimétique en général
comme un principe de spécification qu'elle n'est
immédiatement contenue dans sa définition
même.
On cherche la seconde cause naturelle de l'art
poétique. À l'art s'oppose l'improvisation,
toute en spontanéité et en immédiateté.
L'improvisation ne demande que la tendance générale
à l'imitation; la capacité proprement poétique,
c'est-à-dire technique, demande un don supplémentaire,
qui n'est dévolu qu'à quelques hommes, et
qui ne se déploie que dans le temps. La poésie
est d'abord muthos, «mise
en intrigue» comme traduit heureusement P. Ricoeur
(26); le muthos est lui-même
défini comme è tôn pragmatôn
sunthèsis, agencements des faits en
système (chap. 6, 50a5), et l'objet de l'art poétique
est défini, au début du traité, comme
«la façon de composer les intrigues»
(chap. 1, 47a9, pôs dei sunistasthai tous
muthous). Or la composition se distingue nettement
de l'improvisation: deux temporalités sont séparées
dans le premier cas (temps de la construction, temps immanent
à l'oeuvre) qui sont indistinctes dans le second
(27). L'intrigue poétique, de par sa complexité
(noeud, dénouement, renversement, reconnaissance,
etc.) suppose d'être objectivée et fixée
dans un texte (exceptionnellement, dans une mémoire
soutenue par des procédés mnémotechniques);
l'improvisation reste inobjectivée (28). Si la poésie
doit être naturellement causée, il faut donc
une cause naturelle spécifique de cette capacité
de construction et d'objectivation, que la capacité
d'improvisation ne contient pas par elle-même. Cette
capacité, c'est l'euphuïa,
la bonne nature de l'homme doué ([kalôs]
pephukôs). Ce concept de
bonne nature, qui signifie une intensité supérieure
du naturel, est typiquement aristotélicien, et l'homme
doué pour la construction poétique, l'euphuès
(29), demanderait à être rapproché de
figures aristotéliciennes voisines: le spoudaïos,
le phronimos, l'eugénès
(30).
Aristote nous fait ainsi assister à la naissance
de l'art poétique: le moment où l'art se constitue
est celui où l'improvisation naturelle se dépasse
en production réfléchie. Ce dépassement
n'a rien de miraculeux, il est enraciné dans la nature.
Dans la nature du poète d'abord, capable d'améliorer
peu à peu (kata mikron)
ses improvisations spontanées; dans la nature du
genre poétique ensuite (la tragédie, la comédie,
l'épopée), qui travaille et femente lentement,
pour trouver sa forme propre.
Cette interprétation est confirmée par un
texte situé un peu plus loin dans le chapitre 4;
il porte sur la naissance de la tragédie, mais on
peut étendre sa validité à la naissance
de l'art poétique en général. «[La
tragédie] est née, au début, de l'improvisation
[...]; puis la tragédie s'épanouit peu à
peu, les auteurs développant tout ce qui se faisait
jour en elle; enfin, après de multiples transformations,
elle se fixa lorsqu'elle eut atteint sa pleine nature»
(49a9-14). Le vocabulaire reprend celui des lignes 48b20-24:
improvisation (autoschédiastikès),
progrès (proagontôn),
amélioration progressive (kata mikron).
On notera le jeu combiné, la co-causalité,
du poète et de la fonne poétique: d'un côté,
un genre qui tend à accomplir ses potentialités;
de l'autre, un poète, sollicité par cette
forme, et «développant ce qui se fait jour»
en elle; à la bonne nature du poète répond
la nature de la forme elle-même - ou plutôt,
à celle-ci répond celle-là. «Lorsque
la tragédie et la comédie furent apparues,
chaque poète fut entraÎné, par sa nature
propre, vers l'une ou l'autre sorte de poésie»
(chap. 4, 49a2-4): à la répartition des genres
poétiques correspond une répartition des génies
individuels. Du poète au genre littéraire,
du genre au poète, la nature se répond à
elle-même.
Il y a donc un progrès qui permet de sortir de l'âge
des improvisations pour entrer dans celui de la poésie
adulte. Ce progrès est lui-même enraciné
dans la bonne nature, la nature douée, l'euphuïa
des grands poètes. il est, à cet égard,
frappant de noter qu'Aristote évoque Homère,
la plus douée des natures poétiques et le
plus divin des poètes, immédiatement après
avoir exposé ce qu'était cette seconde cause
naturelle, comme si un exemple (qui est l'exemple même
et le modèle en personne) venait, à point
nommé, attester la réalité du concept.
Une philosophie naturaliste de l'histoire de l'art
«Tout art», pour Aristote, «repose sur
un fondement naturel: même une technique qui procède
par mouvements violents, comme la balistique, ne fait que
perfectionner et prolonger les "armes" que l'homme
tient de la nature», remarque justement V. Goldschmidt
(31). Il y a une façon, spontanée et non technique,
d'user de la dialectique (32), que suppose, prolonge et
dépasse la technè dialectikè.
C'est un mouvement en deux temps du même
type que propose le chapitre 4 de la Poétique.
L'improvisation correspond au moment non technique de la
poésie, supposé et dépassé par
le moment proprement technique dû aux natures bien
douées. Nulle rupture entre les deux causes naturelles,
leur lien étant au contraire assuré par le
concept de progrès contenu dans le verbe proagô,
verbe dont l'importance n'a pas été assez
remarquée.
Il y a donc une triple naturalité de la poésie
(qu'elle soit tragédie, épopée, ou
comédie). La première naturalité est
celle de la mimésis, tendance
probablement enracinée dans les fonctions imaginatives
de l'âme, puisque certains animaux même en connaissent
quelque chose. La deuxième naturalité de la
poésie tient aux dispositions naturelles du poète,
et comporte elle-même deux aspects: le talent mimétique
et constructeur qui fait de lui un poète (un poète
en général, si l'on ose dire), et son génie
singulier qui l'oriente plutôt vers l'épopée
ou vers la comédie par exemple. La troisième
naturalité tient aux genres littéraires eux-mêmes,
êtres naturels qui n'attendent que du génie
des hommes l'occasion de leur développement.
On voit que celte conception naturaliste de l' oeuvre d'art
ne conduit nullement Aristote à un quelconque fixisme.
La nature est principe de mouvement, cela est également
vrai de la nature poétique. Cette nature est principe
d'une histoire qui, comme la tragédie, connaît
son acmè: pour l'épopée,
Homère; pour la tragédie, Sophocle. Avant
eux, des prédécesseurs ou précurseurs,
méritants mais imparfaits; après eux, des
successeurs en retrait, imparfaits et décevants.
Une philosophie de l'histoire de l'art s'esquisse ainsi,
au sein même de ce naturalisme intégral. Le
chapitre 13 de la Poétique
oppose un «autrefois» où les poètes
enregistraient n'importe quelles histoires, et un «aujourd'hui»
où l'on choisit avec discernement les bons sujets
de tragédie (53a17-20). Le chapitre 26 opposera,
selon un ordre inverse d'évaluation, les «anciens
acteurs », sobres et mesurés, et les nouveaux,
excessifs et bouffons (61b32-62a2). L'autrefois est valorisé
ou dévalorisé, par rapport au présent,
selon le problème traité, et sans doute aussi
selon l'extension que l'on donne à la notion de présent.
Ces indications suggèrent une histoire naturaliste
des oeuvres esthétiques: composées de «matière»
et de «forme», engendrées, elles seraient
corruptibles, comme le sont tous Ies êtres naturels.
Après le temps de l'enfance et celui de la maturité
(Homère, Sophocle) viendrait, inexorable, le temps
de la dégradation. La discrète réprobation
qu'Aristote manifeste parfois à l'encontre d'Euripide
(33) semble suggérer que la corruption du genre s'esquisse
dès après Sophocle. Il ne convient cependant
pas de solliciter outre mesure la Poétique
sur ce point, mais plutôt de noter les
divers indices de l'existence d'une historicité,
fondée en nature et donc intelligible, de l'art poétique.
Nous voudrions conclure cette étude par deux remarques.
La première concerne l'esthétique générale
en germe dans la Poétique:
ce qui est vrai de l'art poétique doit l'être
aussi de l'art musical ou des arts plastiques. Là
aussi, une tendance naturelle à l'imitation est,
chez certains hommes, prolongée et relayée
par une tendance à la création artistique
(spécifiée selon les moyens, les objets, les
modes). Comme chez Bergson, la nature prédispose
certains hommes à être artistes, selon des
capacités différentes qui les feront musiciens,
poètes, peintres ou sculpteurs (34).
La deuxième concerne l'articulation du moment naturel
et du moment technique chez Aristote. L'art imite la nature
dans son mouvement plus que dans ses produits: le thème
de l'euphuïa donne un poids
très remarquable à cette thèse commune
de l'aristotélisme. La bonne
nature est plus nature encore que la nature quelconque;
l' artiste est en un sens plus naturel que «l'homme
du commun », au sens où Aristote peut dire
de l'homme qu'il est «le plus naturel des animaux
» (35), parce qu'en lui la nature va plus loin et
s'accomplit davantage. Dans l'artiste, la nature va plus
loin que dans les autres hommes, parce que l'artiste approfondit
et complexifie délibérément le mouvement
d'improvisation mimétique que tout un chacun esquisse
spontanément. L'art parachève la nature, parce
que la nature est à son principe, et, comme le dira
Kant dans une perspective assurément différente,
«lui donne ses règles » (36). Le poète,
chez Aristote non moins que chez Kant, est un favori de
la nature.
Bernard SÈVE (Paris)
NOTES
(1) Aristote, La Poétique,
Éditions du Seui, 1980.
(2) « Il testo [...] non consente una riposta sicura
», Domenico Pesce, Aristotele.
La Poetica, Rusconi, 1981, p.75;
«le texte (...) ne permet pas une réponse assurée».
(3) Aristotle, Poetics,
Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1967, ad
loc. ; «1) la disposition à imiter appartient
par nature aux êtres humains... »; «2)
le plaisir que prennent tous les hommes aux oeuvres d'imitation...».
(4) Op. cit., ad loc.
(5) Aristotle, Poetics,
by D. W. Lucas, Oxford. Clarendon Press. 1968, p. 74; «soit
a) les deux causes sont la tendance naturelle à l'imitation
et le plaisir naturel pris à l'imitation, soit b)
la tendance à l'imitation est une cause avec deux
subdivisions, et l'autre cause est l'instinct pour le rythme
et la mélodie».
(6) J. Hardy, Aristote, La
Poétique, Budé, note 78 à
la p. 33, ligne 9; V. Goldschmidt, Temps physique
et temps tragique chez Aristote, Vrin, 1982,
p. 214.
(7) Voir Gérard Genette, «Silences
de Flaubert» in Figures I, Seuil,
1969; voir aussi, du même, «Frontières
du récit», in Figures II,
Seuil, 1969.
(8) Voir par exemple les cent-unième et cent-deuxième
Nuits, entièrement consacrées à la
description de sept robes et sept parures différentes;
Antoine Galland renonça, pour cette raison, à
les traduire: le goût des dames nobles des années
1710 n'était pas celui de l'auditoire populaire de
Damas.
(9) En évoquant la ligne 1462b14 (op. cit.,
p. 210), Goldschmidt surinterprète
le passage. Aristote y soutient deux idées: l'effet
de l'art n'est pas un plaisir quelconque, mais un plaisir
spécifique; la tragédie atteint mieux cet
effet (le plaisir spécifique) que l'épopée.
Cela ne revient nullement à dire que le plaisir soit
la fin (et donc la cause finale) de la tragédie.
(10) Op. cit., p. 212.
(11) Paul Ricoeur, Temps et
récit, Seuil, 1983, t. l, p. 79-80.
Pour Ricoeur, le plaisir du spectateur «est à
la fois construit dans l'oeuvre et effectué hors
de l'œuvre », ibid., p. 80.
(12) Partie des Animaux, I, 5,
644b22 - 645a36.
(13) Poétique, chap.13,53a36;
chap.14,53b11; chap.23,59a21; chap.26,62b12-14.
(14) Op. cit., p. 71 ; «le plaisir d'imiter
et le plaisir pris aux imitations faites par autrui».
(15) Op. cit., p. 166. Rappelons que, sous la plume
des deux auteurs, «représentation» traduit
mimésis.
(16) Il serait heureux que les traducteurs d'Aristote, des
textes grecs en général, renoncent enfin à
traduire aulos par flûte,
ce qui est un contresens musicologique et organologique
très fâcheux, et dénoncé depuis
longtemps. L'aulos est un instrument
à anche double, et s'il fallait lui trouver un équivalent
moderne, il faudrait évoquer Ie hautbois, en plus
aigre et plus mordant. Voir A. Schaeffner,
Origine des instruments de musique,
Éd. de l'EHESS, 1994 [1re éd. 1968], notamment
p. 270-279 et 289-292; J. Chailley, La
musique grecque antique, Les Belles Lettres,
1979, p. 60-65. Annie Bélis a pu
reconstituer de manière convaincante l'instrument.
(17) R. Dupont-Roc et J. Lallot, op. cit., p. 166.
(18) Métaphysique, Z,8,1035b5;
De la génération et de la corruption,
l, 4.
(19) Ce qui explique et justifie l'intrication, dans la
Poétique, du discours
normatif et du discours descriptif, sur laquelle insistent
à juste titre R. Dupont-Roc et J. Lallot.
(20) II est curieux que R. Dupont-Roc et J. Lallot ne traduisent
pas pros auta, «à
cet égard»: cette précision d'Aristote
va en effet dans le sens de leur interprétation,
si du moins on interprète auta
comme renvoyant à tès harmonias
kai tou rhuthmou (avec le sens donc de «à
l'égard de la mélodie et du rythme»).
Il est à vrai dire plus raisonnable de penser que
auta renvoie aux trois éléments
réunis par kai au début
de la phrase, soit tou mimeisthai kai tès
harmonias kai tou rhuthmou, l'imiter, la mélodie
et le rythme. Hardy traduit «ceux qui étaient
les mieux doués à cet égard»,
Magnien «ceux qui avaient les meilleures dispositions
naturelles en ce domaine» (Poétique,
Livre de poche, 1990, ad loc.). Goldschmidt ne
commente pas cette phrase décisive, mais y fait implicitement
allusion p. 218, en un passage où il semble bien
près de notre propre thèse: «l'instinct
d'imiter et, plus précisément, à l'aide
du rythme et de l'harmonie, suscite des improvisations qui,
progressant petit à petit, engendreront la poésie
». Mais n'est-ce pas justement les principes de cet
engendrement, de cette «genèse naturelle»
(ibid., p. 219) que recherchait Aristote sous le
nom de «causes naturelles de l'art poétique»
? L'engendrement complet de la poésie suppose les
improvisations spontanées et le progrès à
partir de ces improvisations.
(21) Op. cit., p. 166-167 ; notre lecture diverge
de celle des deux auteurs quant au point précis du
parallélisme, ou, mieux, de la symétrie. Il
y a symétrie entre gennésai
et egénnèsan; gennésai
(48b4) renvoie à la première cause naturelle;
à quel élément, dans le texte, renvoie
egénnèsan (48b23),
lequel élément doit donc être identifié
comme la seconde cause naturelle? Tel est le problème,
que nous posons dans les mêmes termes qu'eux. R. Dupont-Roc
et J. Lallot trouvent cet élément dans la
formule «nous avons une tendance naturelle à
l'imitation, à la mélodie et au
rythme» (nous soulignons); nous le trouvons
dans la formule «ceux qui au départ
avaient les meilleures dispositions naturelles
[...] donnèrent naissance à la poésie».
Le parallèle proposé par les deux auteurs
ne va pas au bout de sa logique: le sujet de «donnèrent
naissance à la poésie» n'est pas le
«nous» initial indéterminé (tous
les hommes), mais un «ils» parfaitement déterminé
(ceux qui avaient au départ les meilleures dispositions
naturelles).
(22) «Die Uebergänge von untechnischen zu einem
technischen Darstellen sind in der ersten drei Kapiteln
nur angedeutet [...]. So deutet sich schon hier an, dass
die Kunst aus Nicht-Kunst entstanden ist» (Die
Poetik des Aristoteles; I: lntepretationen,
Klostermann, 1979, p. 90): « les transitions qui font
passer de la représentation non technique à
une représentation technique ne sont qu'indiquées
dans les trois premiers chapitres [...]. Il est ici bien
indiqué que l'art procède du non-art».
(23) Op. cit., p. 76, note 5; «L'improvisation
constitue une sorte de phase intermédiaire entre
l'instinct d'imitation et la poésie véritable,
la poésie au sens propre du terme, une sorte de milieu
donc entre la nature et l'art».
(24) Abbé Charles Batteux, Les
beaux-arts réduits à un même principe,
édition de J.-R. Mantion, Aux amateurs de livres,
1989, p. 222.
(25) Aristoteles latinus, De arte poetica, Guillelmo
de Moerbeke interprete, Desclée de
Brouwer, 1953, ad loc.
(26) P. Ricoeur, op. cit., t.
l, p. 55-84.
(27) Ricoeur soutient qu'Aristote s'intéresse
peu à la seconde de ces temporalités (temps
de l'oeuvre elle-même), ibid., p. 55, 67-68.
Cet avis pourrait, dans une certaine mesure, être
contesté.
(28) Qu'il y ait des cas intermédiaires où
l'improvisation se prépare et se travaille. au théâtre
(commedia dell'arte) comme en
musique, ne pose aucun problème de principe et ne
saurait servir d'objection à l'opposition aristotélicienne
de l'improvisation et de la construction.
(29) Ce terme, qui correspond à euphuïa,
ne se trouve pas dans la Poétique,
mais on le trouve par exemple dans la Rhétorique,
III, 10, 1410b7, avec le même sens d'«homme
naturellement doué ».
(30) Voir notamment P. Aubenque, La
prudence chez Aristote, PUF, 1963, p. 41-63,
où le caractère à certains égards
ambigu de ces concepts est relevé; et l'édition
commentée, par J. Aubonnet, J.
Brunschwicg et J. Pépin
des fragments conservés du De la noblesse
d'Aristote, in Aristote,
Cinq oeuvres perdues, PUF, 1968,
p. 79-133.
(31) Op. cit., p. 213.
(32) Aristote, Réfutations
sophistiques, 11,172a30-32; Rhétorique,
I,1,1354a4-7.
(33) À propos de la moindre importance accordée
par Euripide au choeur (chap. 18,56a25-28); mais au chap.
4, le recul du choeur est déjà imputé
à Eschyle (49a15-18), comme l'introduction du troisième
acteur à Sophocle (ibid.) ; le chap. 5 est
plus évasif sur le même sujet (49b5). On notera
cependant qu'Euripide est déclaré être
«le plus tragique des poètes» (cf. 13,53a30).
(34) Le Rire, PUF, p. 115-121;
Centenaire, p. 458-462; pour d'autres motifs, V. Goldschmidt
propose également un rapprochement avec Bergson,
op. cit., p. 402-403.
(35) Mouvement des Animaux, 4,
706a18; cf. Parties des Animaux,
IV, 3, 695b.
(36) Kant, Critique de la faculté de
juger, § 46.
Bernard Sève (Paris)
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