PASCAL
ou
l'ordre impossible à l'homme
« Pyrrhonien, géomètre et chrétien
soumis»
B1aise Pascal vécut une existence brève; et
l'oeuvre qu'il laissa frappe par sa diversité et son
inachèvement. Né en 1623, il . écrit
des 1639 un essai sur les sections coniques; invente en 1642
la première machine arithmétique; s'occupe de
physique de 1646 à 1654; crée pendant ce temps
le calcul des probabilités et le Triangle arithmétique
(aux propriétés remarquables); il se «
convertit » en 1654 : non qu'il ne fût déjà
chrétien, mais l'expérience mystique du 23 novembre
1654 (dont le Mémorial nous
conserve le souvenir) incite Pascal à se détourner
du monde et des sciences profanes pour se consacrer à
Dieu et à la défense de cette forme exigeante
du christianisme qu'est le jansénisme. Il mène
la brillante polémique des Provinciales
contre les Jésuites (1656-1657); puis revient aux mathématiques
en résolvant le problème de la cycloïde
(ou roulette) qu'il avait jeté comme un défi
au monde savant, et où Leibniz devait trouver la première
idée du calcul intégral.
De cette période datent ses réflexions sur l'esprit
géométrique (1658). Ses dernières années
sont consacrées à la préparation d'une
Apologie de la religion chrétienne, que la mort l'empêche
d'achever. Les notes et brouillons destinés à
cet ouvrage constituent les Pensées.
« Il faut avoir ces trois qualités, pyrrhonien,
géomètre, chrétien soumis » avait
écrit Pascal, comme s'il parlait de lui (Pensées
et opuscules, éd. Brunschvicg, Hachette,
n° 268; « pyrrhonien » veut dire « sceptique
», au sens fort). Marquée par ces trois qualités,
contrastée, l'oeuvre de Pascal reste en suspens : a
l'exception des traités scientifiques, et dans une
certaine mesure des Provinciales,
aucun de ses textes n'est achevé ; ses découvertes
scientifiques elles-mêmes, il ne les parfait pas; il
n'en systématise pas les procédés pour
les transformer en méthode (d'autres, partant de ses
découvertes, le feront après lui). Bref, l'ensemble
ne ressemble guère, de prime abord, à ce qu'on
appelle « oeuvre » pour un philosophe.
L'ordre ne peut être gardé
Disparate et incomplète, cette oeuvre trouve pourtant
son unité : elle est, y compris les ouvrages mathématiques
et physiques, une interrogation sur l'idée d’ordre.
L'idée centrale est nette : «les hommes sont
dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque
science que ce soit dans un ordre absolument accompli»
(De l'esprit géométrique,
éd. Brunschvicg, p. 167). L'ordre absolument accompli
consisterait à définir tous les termes dont
on se sert dans une démonstration, et à démontrer
toutes les propositions : tout définir, tout prouver.
Mais «il est évident que les premiers termes
qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents
pour servir a leur explication, et que de même les premières
propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres
qui les précédassent; et ainsi il est, clair
qu'on n'arriverait jamais aux premières» (ibid.).
Il faut donc admettre des axiomes et des termes non-définis
: c'est l'ordre géométrique (ce que nous appelons
aujourd'hui une axiomatique), qui est « le plus parfait
entre les hommes », mais qui est en soi inférieur
à l'ordre idéal. « Ce qui passe la géométrie
nous surpasse » (p. 165). L'homme a ainsi l'idée
d'un ordre sur-géométrique auquel il ne peut
atteindre. Quant aux raisonnements qui ne peuvent se mettre
sous forme géométrique, ils sont condamnés
à un ordre plus imparfait encore : « Je sais
un peu ce que c'est » dit Pascal en parlant de l’ordre
géométrique, « et combien peu de gens
l'entendent. Nulle science humaine ne le peut garder (...)
La mathématique le garde, mais elle est inutile en
sa profondeur » (Pensées,
B. 61). L'impossibilité de suivre l'ordre s'aggrave
: car cette impossibilité est directement proportionnelle
à l'importance du domaine considéré.
La morale ou la politique ont évidemment plus d'importance
pour la vie humaine que la géométrie, et justement
elles sont moins susceptibles que cette dernière d'être
ordonnées.
Le renversement du pour au contre
L'analyse que nous venons de résumer s'applique aussi
au domaine politique, à sa manière. La société
juste serait celle où la force serait mise au service
de la justice. « Sans doute, l'égalité
des biens est juste; mais, ne pouvant faire qu'il soit force
d'obéir a la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir
à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié
la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et
que la paix fût, qui est le souverain bien» (B.
299). Au regard de la société idéale
(et utopique), l'ordre social est injuste, et se révèle
être plutôt un désordre, puisqu'il justifie
la force. Toutefois il garantit la paix : car la force n'est
pas absolument mauvaise, la violence déchaînée
de la guerre civile est pire.
Nous pouvons préciser encore l'analogie entre l'ordre
limité de la géométrie et l'ordre limité
de la société. « Deux lois suffisent pour
régler toute la République chrétienne,
mieux que toutes les lois politiques » (B. 484; Pascal
pense aux deux commandements « Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu » et « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même »); mais les hommes ne sont pas des saints,
et la « République chrétienne »
n'est pas de ce monde; il faut donc se contenter d'un ordre
inférieur, fondé non sur l'amour de Dieu, mais
sur la concupiscence (l'amour des créatures) : «
Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre.
On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire
servir au bien public; mais ce n'est que feindre, et une fausse
image de la charité; car au fond ce n'est que haine
» (B. 451). Cette pensée pourrait passer pour
une critique radicale de l'ordre social; et pourtant cet ordre
inférieur, qui s'établit à partir des
passions désordonnées des hommes, n'en est pas
moins admirable: « On a fondé et tiré
de la concupiscence des règles admirables de police,
de morale et de justice » (B. 453).
Il serait absurde, on en conviendra, de condamner la géométrie
au motif, que son ordre n'est pas accompli et parfait; pour
Pascal, il serait aussi absurde de condamner l'état
social au motif que son ordre n'est pas parfait : car cet
ordre est encore le moins mauvais dont les hommes soient capables.
Ainsi d'un côté Pascal raille, dans des formules
célèbres inspirées de Montaigne, le peu
de fondement des lois humaines (« On ne voit rien de
juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant
de climat... Plaisante justice qu'une rivière borne
! Vérité au-deçà des Pyrénées,
erreur au-delà », B. 294); aussi la contestation
politique peut-elle toujours se prévaloir de bonnes
raisons pour attaquer les lois existantes. Mais d'un autre
côté, c'est illusion que de croire qu'on puisse
arriver à des lois justes en elles-mêmes - car
I'homme est corrompu et passionné. C'est l'argumentation
que Pascal appelle renversement du pour au contre.
En voici un exemple : « Les choses du monde les plus
déraisonnables deviennent les plus raisonnables à
cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il
de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État,
le premier fils d'une reine? On ne choisit pas pour gouverner
un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison.
Cette loi serait ridicule et injuste; mais parce qu'ils le
sont, et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste,
car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile?
Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend
être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc
cette qualité à quelque chose d'incontestable.
C'est le fils aîné du roi; cela est net, il n'y
a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la
guerre civile est le plus grand des maux » (B. 320).
Le peuple a tort de croire que le roi possède des qualités
intrinsèques qui le rendent digne de cette charge;
dans un premier temps, les demi-habiles (ou demi-savants,
dit encore Pascal) ont raison de dénoncer cette croyance;
mais si l’on s'en tient là, voici des contestations
sans fin et peut-être la guerre civile; donc I'homme
vraiment habile rejoint l'opinion du peuple, mais avec une
« idée de derrière » la tête;
il dit la même chose que le peuple mais pour d'autres
raisons. Bref : l'ordre social, du point de vue de l'habile
(Pascal lui-même) est fondé sur des raisons qui
ne sont pas celles que la société se représente
à elle-même. L'ordre est imparfait, mais il est
à la mesure de notre condition.
Faut-il donc penser que l'habile n'est autre que le philosophe?
Il pourrait en effet sembler que cette pensée de l'ordre
imparfait relève de la philosophie.
Se moquer de la philosophie ?
Pourtant Pascal écrit « Se moquer de la philosophie,
c'est vraiment philosopher» (B. 4). Si la philosophie
est amour de la sagesse, la vraie sagesse serait de ne pas
s'en laisser conter par ce qu'on appelle philosophie depuis
Platon. Pascal entend ôter à la philosophie un
prestige emprunté : « On ne s'imagine Platon
et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants.
C'étaient des gens honnêtes, et, comme les autres,
riant avec leurs amis ; et, quand ils se sont divertis à
faire leurs Lois et leur Politique,
ils l’ont fait en se jouant » (B. 331). Il entend
surtout mettre au jour son insuffisance essentielle. Un texte
ici est capital, c'est L'Entretien avec M. de
Saci, compte-rendu (que l'on suppose fidèle)
d'un entretien que Pascal, nouveau « converti »,
eut à Port-Royal avec M. Le Maître de Saci. L'idée
directrice en est que toute l'histoire de la philosophie (où
l’on voit se combattre des doctrines opposées)
peut se ramener au conflit entre Épictète et
Montaigne, « les deux plus célèbres défenseurs
des deux plus célèbres sectes du monde et les
seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre
qu'une de ces deux routes, savoir : ou qu'il a un Dieu, et
alors il y place son souverain bien ; ou qu'il est incertain,
et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est incapable
» (éd. Brunschvicg des Pensées
et Opuscules, p. 159). D'un côté, le
stoïcisme orgueilleux, qui a bien connu la grandeur de
l'homme et l'étendue de ses devoirs ; mais Épictète
ignore l'impuissance de l'homme, sa faiblesse essentielle
; aussi le stoïcisme est-il d'une « superbe diabolique
» (B. p. 150; superbe signifie orgueil).
D'un autre côté, le scepticisme aimable et subtil
de Montaigne, « doute qui doute de soi et ignorance
qui s'ignore » (p. 151) a bien connu la fragilité
et l'inconséquence de la raison humaine ; mais ce scepticisme
conduit à la lâcheté, faute d'avoir conscience
de la grandeur de l'homme.
Ainsi l' opposition philosophique de Montaigne et Épictète
exprime-t-elle le conflit de deux vices, la paresse et l'orgueil.
Il ne s'agit donc pas de deux points de vue complémentaires,
mais bien d'une contradiction entre des positions fondamentales.
Cette contradiction, Pascal entend la résoudre : «
la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir pas
su que l'état de l'homme à présent diffère
de celui de sa création » (p. 159). Cette solution
est de nature religieuse : c'est au dogme chrétien
du péché originel que songe Pascal (dogme selon
lequel, par sa révolte contre Dieu, Adam aurait corrompu
ses facultés et celles de ses descendants, c'est-à-dire
de tous les hommes). Ainsi l'homme est à la fois grand
(par les restes en lui de la nature d'Adam avant le péché)
et misérable (de par la corruption de cette nature).
Épictète « remarquant quelques traces
de sa première grandeur et ignorant sa corruption »
est conduit à l'orgueil ; Montaigne « éprouvant
la misère présente et ignorant la première
dignité » est précipité dans la
lâcheté (pp. 159-160). Chacun des deux a raison
dans ce qu'il affirme, mais tort de s'en tenir à cette
vérité unilatérale : une vérité
partielle est une fausseté (Pascal revient très
souvent sur cette idée). Ne suffirait-il pas alors
de les ajouter l'un à l'autre? Non, car « il
ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et
qu'une destruction générale : car l'un établissant
la certitude, l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme,
l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité
aussi bien que la fausseté l'un de l'autre» (p.
160).
La philosophie ne peut combiner de solution à cette
antinomie violente de la grandeur et de la misère intellectuelle
et morale de l'homme. La religion seule peut, selon Pascal,
apporter « la paix ». Mais il convient d'abord
d'éprouver plus à fond l'impuissance de la raison
humaine à résoudre ce problème.
Critique de la raison déchue
Une chose est de considérer la philosophie comme étant
en guerre contre elle-même (conflit représenté
par celui d'Épictète et Montaigne), autre chose
est de montrer qu'il est impossible qu'apparaisse jamais une
philosophie capable de « dépasser » ce
conflit, en le comprenant. Pour ce faire, Pascal va analyser
l'instrument même de la philosophie, la raison, afin
de montrer que la raison est incapable de se comprendre elle-même.
Il commence par reprendre largement les thèmes sceptiques
popularisés par Montaigne : la raison est soumise aux
caprices de l'imagination, de la mémoire, de la vanité,
des tromperies des sens. « Plaisante raison qu'un vent
manie, et a tout sens » (B. 82).
Plus original est le refus pascalien de considérer
la raison comme l'instrument par excellence de la connaissance
: «Nous connaissons la vérité non seulement
par la raison, mais encore par le coeur » (B. 282).
Coeur ne désigne pas le caprice individuel
(ce que Pascal appelle la fantaisie), mais
une puissance positive, naturelle et commune a tous les hommes.
C'est le coeur qui nous donne la connaissance des premiers
principes, des axiomes dont l'Esprit géométrique
nous expliquait qu'ils ne pouvaient être démontrés.
« Le coeur sent qu'i! y a trois dimensions dans l'espace,
et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre
ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont
l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les
propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique
par différentes voies » (ibid.). Coeur et raison
n'ont d'ailleurs pas la même portée ; le coeur
a sur la raison un double avantage ; d'une part il la précède
(la raison vient ensuite : elle raisonne sur des principes
que préalablement le coeur lui a fournis) ; d'autre
part et surtout, les connaissances du coeur sont plus fermes
que celles de la raison : « La raison agit avec lenteur,
et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut
qu'i!s soient toujours présents, qu'à toute
heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous
ses principes présents. Le sentiment n’agit pas
ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt
à agir. » (B. 252).
Ce raisonnement est ainsi une véritable autocritique
de la raison : « La dernière démarche
de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité
de choses qui la surpassent; elle n'est que faible si elle
ne va jusqu’à connaître cela » (B.
267).
La raison soumise - et éclairée
Il faut toutefois rendre raison de la faiblesse
de la raison. Toutes les contradictions que l'on peut relever
entre la raison et les sens, la mémoire, l'opinion
ou l'imagination indiquent en effet que la raison manque de
force et de portée : la raison n'est pas suffisamment
raisonnable, elle est faible. Faible, mais non pas impuissante
absolument. « Instinct. Raison. Nous avons une impuissance
de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons
une idée de la vérité, invincible à
tout le pyrrhonisme » (B. 395). Ce fragment juxtapose
deux phrases : c'est une simple description de la faiblesse
et de la grandeur. Mais la juxtaposition n'explique rien,
c'est elle au contraire qui a besoin d'être expliquée.
Explication proposée par le fragment B. 344 : «Instinct
et raison, marques de deux natures.» C'est là
plus qu'une description, puisque pour Pascal la dualité
de natures renvoie évidemment à l'idée
chrétienne des deux natures d'Adam (sa nature d'avant
le péché, sa nature corrompue d'après
le péché); nous retrouvons ainsi le dogme chrétien
comme explication ultime. Et Pascal n'hésite pas à
écrire, au sujet de la «véritable religion
» : « il faut donc qu’elle nous rende raison
de ces étonnantes contradictions » (B. 430).
Rendre raison, c'est la tâche propre
de la philosophie ; ici la religion semble lancer un défi
à la philosophie, et la combattre sur son propre terrain,
celui du « rendre raison ». Pour Pascal, l'issue
de la lutte ne fait aucun doute : la philosophie est incapable
de rendre raison de ces contradictions ; mais la religion
le peut : le péché d'Adam, c'est qu'il a voulu
se rendre centre de lui-même » et indépendant
de Dieu (ibid.); or, le fragment 477 souligne qu’’
il faut tendre au général ; et la pente vers
soi est le commencement de tout désordre » ;
ainsi la faute d'Adam est ce qui désordonne l'humanité
en l'homme.
Ce discours toutefois n'est pas un raisonnement de plus, à
ajouter aux innombrables raisonnements des philosophes. C'est
la parole même de Dieu : « Humiliez-vous, raison
impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez
que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre
maître votre condition véritable que vous ignorez.
Écoutez Dieu » (B. 434). Ce n'est pas par ses
propres forces que la raison rend raison de sa faiblesse,
mais parce que Dieu a bien voulu nous donner le mot de l’énigme.
C’est pourquoi il faut écouter Dieu
en se taisant (écouter Dieu, c'est-à-dire
méditer la Bible et mener une vie de chrétien).
Le dogme du péché originel est un mystère,
difficilement compréhensible ; mais «l'homme
est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère
n'est inconcevable à l'homme» (ibid.). D'une
certaine manière, en acceptant le mystère qui
la limite, la raison gagne encore, « de sorte que ce
n'est pas par les superbes agitations de notre raison, mais
par la simple soumission de la raison, que nous pouvons véritablement
nous connaître » (ibid.). Notons la fin du texte
: Pascal écrit «nous connaître »,
non «nous sauver» ; c'est bien une tâche
philosophique, celle de la connaissance, que remplit ici la
religion.
Le Christ comme réponse à la question : «Qu'est-ce
que l'homme?»
N'oublions pas toutefois que les Pensées
étaient des matériaux pour une Apologie du christianisme.
Le rôle philosophique de la religion ne fait que préparer
son rôle religieux. Pour se rendre aimable il faut que
la religion promette le bonheur : l'analyse pascalienne de
la connaissance se redouble dans une anaIyse symétrique
du bonheur. De même que nous avons une idée de
la vérité sans pouvoir l'atteindre, de même
nous avons une idée du bonheur sans pouvoir y arriver
(B.425 et 434). C'est que nous avons perdu Dieu, notre vrai
Bien : «car la nature est telle, qu'elle marque partout
un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme, et une
nature corrompue » (B.441). Mais ce Dieu perdu veut
nous sauver : pour ce faire il envoie le Christ afin de racheter
les hommes. Ce point central de la religion chrétienne
est capital pour comprendre la pensée de Pascal. Le
Christ lui aussi possède deux natures : il est Dieu
et homme, Homme-Dieu. Mais, au lieu que ces deux natures se
contredisent, elles sont unies et réconciliées.
L'homme est séparé de lui-même, en guerre
avec lui-même ; le Christ est médiateur : médiateur,
en lui-même, entre la nature humaine et la nature divine;
médiateur entre Dieu et les hommes ; médiateur
entre moi-même et moi-même. «Il y a donc
un grand nombre de vérités de foi et morale
qui semblent répugnantes (c'est-à-dire contradictoires,
dans le vocabulaire du XVIIe siècle) et qui subsistent
toutes dans un ordre admirable» (B. 862), car «en
Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées
» (B.684; cf. aussi B.556). Pascal écrit même
«nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ
» (B.548) ; là encore, c'est de connaissance
qu'il est question. Nous n'insistons pas sur les évidentes
résonances religieuses de ces textes, au demeurant
fort nombreux (et souvent moins lus que les fragments moins
directement religieux des Pensées).
Mais du seul point de vue de l'ordre et de la connaissance,
Jésus-Christ joue chez Pascal un rôle capital
: il est la réponse à la question «qu'est-ce
que l'homme?», puisque c'est en se tournant vers lui
que l'homme peut se comprendre lui-même. Dans le Christ,
l'ordre perdu par Adam se trouve rétabli. Le salut
dépend sans doute de la grâce divine ; mais du
moins l'homme est-il pensable et concevable, en Jésus-Christ,
centre et pivot de la pensée de Pascal.
C'est par rapport à cette solution que représente
le Christ qu'il faut comprendre les termes mêmes dans
lesquels Pascal pose le problème ; comme le remarque
Léon Brunschvicg à propos de la lettre de Pascal
sur la mort de son père, « pour être capable
d'aborder le problème dans ses termes exacts, il faut
que déjà nous en possédions la solution
» (Pascal et Descartes
lecteurs de Montaigne, p. 161). Ainsi, la description
des misères de l'homme sans Dieu est apologétique,
en tant qu'elle est pensée à partir de Jésus-Christ.
Le célèbre fragment des deux infinis (B.72)
présente un monde décentré, «sphère
infinie dont le centre est partout et la circonférence
nulle part» ; c'est dire qu'il n'y a plus de centre,
que l'homme n'est plus en proportion avec la nature. «Car
enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant
à l'égard de l'infini, un tout à l’égard
du néant, un milieu entre rien et tout.» Il est
frappant que cette disproportion entre l'homme et la nature
soit présentée par Pascal comme analogique de
l'ordre imparfait de la géométrie : «Quand
on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé
son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles
tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est
ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies
en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute
que la géométrie, par exemple, a une infinité
d'infinités de propositions à exposer? Elles
sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse
de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose
pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes,
et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui, en ayant d'autres
pour appui, ne souffrent jamais de dernier?»; les derniers
principes «qui paraissent à la raison»
nous servent d'axiomes, comme nous l'avons vu ; mais ils ne
sont pas en fait derniers en eux-mêmes.
Les deux infinis de grandeur et de petitesse rendent l'homme
disproportionné et à la nature et à la
géométrie; ces infinis «se touchent et
se réunissent en Dieu et en Dieu seulement»,
Dieu seul à être en proportion avec eux. Par
ce biais encore, c'est au Christ que l'analyse des deux infinis
renvoie indirectement (pour ce fragment capital, cf. les analyses
contrastées de G. Granel et de M. Serres, Bibliographie
numéros 6 et 8). Le Christ est le seul centre possible
en un monde radicalement décentré.
Les trois ordres
Que Jésus-Christ permette de résoudre un problème
philosophique, ce n’est pas l'intelligence pure, la
« simple raison », qui peut le comprendre. Dans
un fragment célèbre, Pascal distingue trois
ordres : l'ordre des corps, l'ordre des esprits, l'ordre de
la charité. «La distance infinie des corps aux
esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits
à la charité, car elle est surnaturelle»
(B.793). La grandeur charnelle, c'est celle des rois, des
riches, des «capitaines», c'est celle d'Alexandre;
la grandeur de l'esprit, c'est celle des savants, celle d'Archimède
; la grandeur de la charité est celle du Christ. Pascal
marque avec force la séparation absolue, la discontinuité
radicale qui sépare ces ordres : «De tous les
corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une
petite pensée : cela est impossible, et d'un autre
ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer
un mouvement de vraie charité, cela est impossible,
d'un autre ordre, surnaturel». On le voit, ordre
signifie ici domaine ou règne
(au sens de règne animal ou de règne
végétal), et non plus disposition
d'une démonstration. Toutefois l'ordre-disposition
qui mène à la vérité dépend
de l'ordre-règne de la charité ; si l'ordre
est impossible à l'homme, s'il ne peut concevoir sa
propre nature qu'en s'élevant à Jésus-Christ,
il est clair que l’ordre de la charité est le
seul d'où l’ordre véritable puisse se
dévoiler. L'Esprit géométrique
le disait déjà : «les saints au contraire
disent en parlant des choses divines qu'il faut les aimer.
pour les connaître, et o qu'on n'entre dans la vérité
que par la charité» (p.185 ; c'est l'idée
de saint Augustin : non intratur in veritatem
nisi per caritatem).
Si en Jésus-Christ se résolvent les contradictions,
et si on n'accède à Jésus-Christ qu'en
l'aimant, alors la charité est la clé de l'ordre
vrai : «la vérité hors de la charité
n'est point Dieu » (B, 582). Le Dieu de Pascal est un
Dieu caché qui ne se découvre qu'à ceux
qui l'aiment.
L'ordre véritable est l’ordre de la charité
(n’oublions pas que charité
a ici un sens très fort, celui d'amour
en fait) ; cet ordre supérieur ne ressemble évidemment
pas à l’ordre déductif de la géométrie
: «On ne prouve pas qu'on doit être aimé
en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela serait ridicule»
(B.283). L'ordre de la charité, Pascal n'hésite
pas à le définir paradoxalement par la digression,
qui paraît être le contraire de l'ordre ; et même
par la digression permanente : «Cet ordre consiste principalement
à la digression sur chaque point qui a rapport à
la fin pour la montrer toujours » (ibid.). Le discours
amoureux est un discours polarisé, l'ordre de la charité
est un rappel permanent de la fin et du centre, qui est Dieu.
Toujours revenir à l’unique nécessaire»,
cela extérieurement pourrait passer pour un désordre
; c’est du point de vue de l’amour seulement que
l’on peut découvrir dans ce mouvement de digression
une progression.
Pascal philosophe
En ce sens, le désordre où la mort de Pascal
laissa les Pensées accomplit
peut-être le mouvement le plus profond de l'oeuvre.
La puissance de la pensée pascalienne frappe peut-être
davantage dans le jeu infini des rapprochements et des éloignements
que les fragments appellent, plus qu'elle ne l'aurait fait
dans un ouvrage composé. Peut-être. Les classiques
aimaient en Pascal son sens de la maxime ; la modernité
aime cette fragmentation. Pascal toutefois n’appartient
pas tout à fait à la tradition philosophique.
Son christianisme entier (central dans son oeuvre) peut rebuter.
Il n'est pas possible d'évacuer le christianisme de
Pascal ; et pourtant son oeuvre appartient aussi à
la philosophie, en tant précisément qu'elle
est beaucoup plus que son contenu chrétien déclaré.
C'est peut-être le critère d'une grande pensée
que d'être plus et autre que ce que croyait son auteur.
Le «génie» de Pascal, comme on dit justement,
se marque aussi à ce qu'il donne à
penser bien au-delà de ce qu'il entendait nous persuader.
Bernard Sève (Paris)
Jugements :
1. Nietzsche
«La foi de
Pascal ressemble terriblement à un lent suicide de
la raison, d'une raison coriace, acharnée à
vivre, pareille à un ver qu'on ne peut tuer en un instant
ni d'un seul coup. La foi chrétienne, dans son principe,
est sacrifice de l'esprit, de toute sa liberté, de
tout son orgueil, de toute sa confiance en soi ; par surcroît
elle est asservissement, risée et mutilation de soi."
Nietzsche,
Par-delà le bien et le mal,
§46.
«Sans la
foi chrétienne, pensait Pascal vous serez pour vous-mêmes,
comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos :
nous avons réalisé cette prophétie.»
Nietzsche, Volonté de
puissance, III, 42.
2. Alain
«Pascal plaira toujours
aux esprits libres, par une manière de croire et de
ne pas croire : «II ne faut pas dire au peuple que les
lois ne sont pas justes.» Mais enfin il l'a dit, puisqu'il
a dit qu'il ne fallait pas le dire. Pour lui seul, à
ses notes, à son bonnet ; mais c'était encore
trop.»
Alain, Propos sur des philosophes,
P.U.F., 1961, p. 162.
Bibliographie :
A.Textes
Un des grands problèmes de l’édition pascalienne
est celui de la classification des pensées. L'ordre
le plus souvent édité et cité est soit
celui de Léon Brunschvicg, soit celui
de Louis Lafuma ; on se réfère
parfois aussi à la classification de Jacques
Chevalier (qui est celle de la collection de la
Pléiade). Les éditions
les plus commodes sont :
1. Pensées et Opuscules,
Hachette; classement Brunschvicg; le volume
ne comporte pas les Provinciales (que l’on
trouve aisément en édition de poche, Gamier-Ffammarion);
ni les oeuvres scientifiques.
2. Oeuvres complètes,
Le Seuil, coll. «L'lntégrale » ; classement
Lafuma.
3. Oeuvres complètes, Gallimard, «La
Pléiade» ; classement Chevalier.
B. Commentateurs
La bibliographie est très abondante. Voici un choix
:
1. Léon Brunschvicg, Descartes
et Pascal lecteurs de Montaigne, éd.
de la Baconnière, 1945. Ouvrage très éclairant.
2. Henri Gouhier, Blaise Pascal,
Commentaires, Vrin, 1971 ; ouvrage très
érudit, d'une très grande rigueur.
3. Michel Serres, Le système
de Leibniz et ses modèles mathématiques,
P.U.F., 1968, tome II, troisième partie, chapitre premier
: «Le paradigme pascalien»; lecture très
stimulante.
4. Henri Birault, «Nietzsche
et le pari de Pascal», Archivio di filosofia,
n°3,1962.
5. Gérard Granel, «Le
tricentenaire de la mort de Pascal» Critique,
avriI1964 ; ce texte difficile est surtout une lecture du
fragment B.72 ; il montre comment le non-philosophe Pascal
relève de l'histoire de la métaphysique.
6. Henri Bremond, Histoire littéraire
du sentiment religieux en France, réédition
Armand Colin, 1967, tome IV. chapitre IX « La prière
de Pascal » : ce texte, de lecture aisée, et
probablement déconcertante, envisage d'abord Pascal
comme chrétien et croyant.
Bernard Sève
Pascal (1623 - 1662) ou l'ordre impossible à l'homme,
Hachette, Paris 1985, pp.197-208.
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