Si l'on attend d'un livre de philosophie des concepts neufs,
des thèses nettes, des arguments forts, alors le
Principe Responsabilité de Hans Jonas
est un grand livre de philosophie. Il donne beaucoup à
penser sur plusieurs objets théoriques aujourd'hui
au centre du débat public (le fondement de l'éthique,
le rapport entre technologie et éthique, la maîtrise
par l'humanité de sa propre puissance, la fragilité
des équilibres naturels, la bioéthique), et
même sur certains objets inattendus comme la rationalité
de la peur. Sa traduction, due à Jean Greisch, est
bienvenue: le lecteur français va enfin pouvoir lire
un ouvrage qui fait depuis dix ans l'objet de nombreuses discussions
à l'étranger (1). Ce livre riche contient plusieurs
types d'idées dont le lien est parfois problématique;
je vais d'abord en exposer les thèses et arguments
principaux (sans toujours respecter la démarche, assez
sinueuse, de l'auteur), avant d'indiquer et de discuter certaines
difficultés de la position de Jonas (2).
Technologie et responsabilité
indéfinie
L'idée de départ est que la puissance technologique
moderne crée un type de problèmes éthiques
inconnus jusqu'à ce jour (ce que Jonas appelle "transformation
de l'essence de l'agir humain »). Avant l'homme pouvait
penser (à tort ou à raison) que ses interventions
techniques sur la nature étaient superficielles et
sans danger, que la nature rétablirait elle-même
ses équilibres fondamentaux, et qu'au fond pour chaque
génération nouvelle la nature était exactement
telle que la génération précédente
l'avait trouvée. Aujourd'hui, nous savons (ou devrions
savoir) que notre technologie peut avoir des effets irréversibles
sur la nature, de par son ordre de grandeur et sa logique
cumulative. L'ordre de grandeur se mesure en quantité
d'énergie dépensée par tête, mais
aussi en traces physiques-géographiques et en rebuts
de « qualité» inédite (les déchets
nucléaires, par exemple, qui resteront dangereux pendant
des millénaires). La logique cumulative de la technique
moderne est une chose connue; Jonas parle d'effet boule de
neige, ou d'inertie dynamique; l'idée est que la puissance
technologique nous impose les conditions non seulement de
son maintien, mais surtout de son renforcement: logique de
la fuite en avant; la technique exerce une véritable
contrainte, «anonyme» (p. 176), sans sujet (personne
ne veut cette logique), non maîtrisable.
Un des ressorts de cet auto-accroissement sans fin de la puissance
technique est la nécessité où sont les
hommes de réparer les dégâts dus à
la technologie, par de nouvelles innovations techniques qui
créent elles-mêmes de nouveaux problèmes,
et ainsi de suite (p. 245). Ainsi, la technique moderne se
comporte comme une « nature », c'est-à-dire
une nécessité, un cadre imposé; la technique
est même, « d'une certaine manière, devenue
sauvage» (p. 224) ; il faut donc la domestiquer. Cela
conduit Jonas à distinguer trois pouvoirs: pouvoir
du premier degré, celui que l'homme exerce sur la nature,
grâce à la technique; pouvoir de second degré,
qui est cet « automouvement », cette impulsion
sans frein de la technique, véritable force naturelle
sans intelligence et sans but: ce pouvoir est celui de la
technique, il correspond à l'impuissance où
se trouve l'homme de confronter le développement technique;
le pouvoir de troisième degré serait le pouvoir
(est-il possible?) que l'homme devrait s'assurer sur la technique.
Le paradoxe est que l'homme contrôle la nature par le
moyen d'une technique qu'il ne contrôle pas (3). Cette
indispensable domestication de la technique ensauvagée
exige une autolimitation, volontariste et dure, de la croissance.
Jonas ne se fait pas d'illusions sur la possibilité
que les pays développés prennent de telles mesures
restrictives; il dit simplement que si nous ne le faisons
pas, tôt ou tard la nature nous ramènera violemment
à la réalité (exemple type: le rapport
défavorable entre croissance démographique et
accroissement de la nourriture disponible, en tenant compte
de tous les facteurs).
C'est sur ce fond de catastrophe possible que se construit
le nouveau concept de responsabilité. L'ancien concept
de la responsabilité: c'était avoir à
répondre de ses faits et gestes, en subir les conséquences,
réparer le tort causé à autrui; l'ancienne
responsabilité est donc mesurée sur ce qui a
été fait, sur l'action effective. « Or
il y a encore un tout autre concept de responsabilité
qui ne concerne pas le calcul ex post
facto de ce qui a été
fait, mais la détermination de ce qui est à
faire; un concept en vertu duquel je me sens responsable non
en premier lieu de mon comportement et de ses conséquences,
mais de la chose qui revendique
mon agir» (p. 132). L'objet propre de cette nouvelle
responsabilité, c'est la possibilité d'une perpétuation
indéfinie de l'humanité dans l'avenir. A partir
du moment où l'homme a la puissance matérielle
de détruire l'humanité (ou les conditions de
vie d'une humanité future), il a en même temps
de nouvelles obligations (4). C'est là l'une des idées
les plus fortes de Jonas: le devoir est pensé non à
partir du faire effectif, mais à partir du pouvoir
faire. Pouvoir oblige - au sens
strict de l'obligation morale. « Le bien-être,
l'intérêt, le sort d'autrui a été
remis entre mes mains du fait des circonstances ou d'une convention,
ce qui veut dire que mon contrôle sur
cela inclut en même temps mon obligation pour
cela» (p. 134 ; cf. aussi p. 177-179), Cette obligation
n'est pas d'essence contractuelle (l'obligation contractuelle
n'est obligation qu'en un sens affaibli). C'est parce que
nous avons le pouvoir de provoquer (fût-ce par négligence
et insouciance - qui sont plus à craindre que le déchaînement
du feu nucléaire) la destruction des conditions nécessaires
à la perpétuation de la vie humaine (et à
une perpétuation dans des conditions réellement
humaines) que nous avons l'obligation de tout faire pour préserver
la possibilité d'une telle vie future. Nous sommes
responsables du monde que nous laisserons après nous.
La responsabilité porte sur l'avenir, elle porte sur
l'existence même d'un avenir et elle est exigée
par lui: cette responsabilité procède
de l'avenir,
si étrange que cela paraisse. Il y a une efficacité
de ce qui n'existe pas encore: sur notre conscience et notre
devoir. Une telle responsabilité est, par principe,
in-définie; mais elle est
impérieuse. Cela est entièrement nouveau: «
Nulle éthique antérieure n'avait à prendre
en considération la condition globale de la vie humaine
et l'avenir lointain et l'existence de l'espèce elle-même
» (p. 26). Deux propriétés en découlent:
la responsabilité est une relation non réciproque,
unilatérale je suis obligé par l'humanité
à venir qui, n'existant pas présentement, ne
saurait être dite obligée à quoi que ce
soit à mon endroit) ; son objet est le précaire,
le périssable en tant que périssable: il s'agit
de maintenir réelle la possibilité d'une existence
après nous (p. 126). « On peut seulement être
responsable pour ce qui change, pour ce qui est menacé
de dépérissement et de déclin, bref pour
le périssable dans son caractère périssable
» (p. 174).
Hans Jonas entend bâtir une éthique complète
sur ce principe (5). Le Principe Responsabilité
est un élément (le principal mais non le seul)
d'un ensemble plus vaste. En amont, The Phenomenon
of Life. Toward a Philosophical Biology (1963),
traduit en allemand sous le titre Organismus und
Freiheit. Ansätze zu einer
Philosophischen Biologie (1973),
et Macht oder Ohnmacht der Subjektivität
? Das Leib-SeeleProblem im Vorfeld
des Prinzips Verantwortung (1981), exposent
la métaphysique de la biologie sous-jacente à
l'éthique de la responsabilité ; en aval, Technik,
Medizin und Ethik. Zur Praxis des Prinzips Verantwortung
(1985) et divers articles exposent la casuistique concrète
selon le principe de la responsabilité. Si important
qu'il soit, le Principe Responsabilité
reste à certains égards incomplet, comme Jonas
le souligne lui-même (p. 15).
Le concept de responsabilité s'exprime sous forme d'un
impératif catégorique, dont Jonas donne quatre
formulations (p. 30-31). En voici deux: « Agis de façon
que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence
d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; «
Agis de façon que les effets de ton action ne soient
pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle
vie. » Un peu à la manière de Kant, Jonas
commence par formuler et expliquer l'impératif catégorique
avant de chercher à le fonder, à le «
déduire» - c'est-à-dire avant de montrer
pourquoi il est catégorique.
Là est le point décisif. Car à première
vue cet impératif est très raisonnable, et la
plupart des hommes le reconnaîtraient sans doute comme
un contenu jusque-là implicite de leur conscience morale;
c'est en fait moins son contenu que son caractère catégorique,
inconditionnel et intransigeant, qui va entraîner d'importantes,
voire paradoxales conséquences. C'est cette catégoricité
qui va obliger à prendre au sérieux, au pied
de la lettre, un principe qui risquerait autrement d'être
aussi vite négligé que reconnu.
Le risque et la peur
La troisième formulation de l'impératif catégorique
parle de « survie indéfinie de l'humanité»
dont la possibilité doit être préservée.
L'avenir indéterminé (et non le temps contemporain
de l'action, le présent étendu) est le véritable
horizon de la responsabilité (p. 28). Concrètement,
il s'agit de savoir si nos actions d'aujourd'hui (modes de
vie, consommation d'énergie, interventions sur la nature)
ne risquent pas de mettre en péril la vie, et de la
rendre impossible (ou altérée) dans l'avenir.
Il faudrait pouvoir calculer ces risques: le savoir devient
une obligation morale (contrairement à ce que pensait
Kant) ; il faudrait même que l'ampleur et la précision
de ce savoir « futurologique » soient du même
ordre de grandeur que l'ampleur causale (destructrice) de
notre agir technologique. Or cela est impossible. Nous ne
savons pas ce que fera (à la nature) ce que nous faisons
(de la nature) - et nous savons que nous ne le savons pas.
Notre technologie n'assure aucun service après-vente.
À défaut d'un impossible savoir, reconnaître
notre ignorance est un devoir moral.
Mais on ne peut en rester à ce constat du non-savoir.
C'est ici qu'apparaît une des idées les plus
originales du livre: l'heuristique de la peur. La peur joue
un très grand rôle chez Jonas: elle est une faculté
de connaissance, elle est l'objet d'un devoir moral, elle
est un sentiment moral, elle est enfin un pis-aller politique
(une utile contrainte) là où la responsabilité
est trop faible (6). Faculté de connaissance, c'est
ce qu'indique le mot « heuristique ». Nous ne
pouvons pas prévoir les effets à long terme
de notre action technique; et nous ne savons pas non plus
très bien ce qui a vraiment besoin d'être protégé
et sauvegardé dans la situation actuelle. Ces deux
choses nous seront révélées par l'anticipation
de la menace (p. 13). C'est que notre responsabilité
non limitée doit permettre d'éviter un crime
qui n'a jamais été commis, et pour l'exacte
représentation duquel nous ne pouvons nous guider sur
aucun précédent. Ce crime, c'est la destruction
de toute possibilité d'une existence humaine. Savons-nous
vraiment ce que cela veut dire? « Tant que le péril
est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé
et pourquoi il le doit: contrairement à toute logique
et à toute méthode, le savoir à ce sujet
procède de ce contre quoi il faut se protéger.
C'est ce péril qui nous apparaît d'abord et nous
apprend par la révolte du sentiment qui devance le
savoir à voir la valeur dont le contraire nous affecte
de cette façon. Nous savons seulement ce
qui est en jeu lorsque nous savons
que cela est en jeu» (p. 49). Il faut
ici souligner avec Jonas une dissymétrie remarquable
entre le mal et le bien: le mal est beaucoup plus lisible,
beaucoup mieux connu que le bien (7). Notre peur du danger
va donc nous apprendre quelque chose:
quelle est exactement la valeur menacée par le danger,
et que sans lui nous ne connaîtrions pas. Notre sentiment
précède, suscite et donc accroît notre
savoir. Ainsi, «c'est seulement la prévision
d'une déformation de l'homme
qui nous procure le concept de l'homme qu'il s'agit de prémunir
et nous avons besoin de la menace contre
l'image de l'homme - et de types tout à fait spécifiques
de menace - pour nous assurer d'une image vraie de l'homme
grâce à la frayeur émanant de cette menace»
(p. 49). Les maux réels dont notre technologie menace
l'humanité future, nul ne les connaît; nous devons
donc les imaginer, c'est la première obligation de
l'éthique de la responsabilité (p. 50) ; et
comme cette imagination à elle seule n'est rien (réduite
à une pure représentation elle tomberait dans
la science-fiction) il faut mobiliser des sentiments adéquats
à ces maux imaginés: seconde obligation morale
(p. 51). Nous devons nous faire peur,
non comme les gosses avec des histoires de fantômes,
mais avec d'inquiétants futurs possibles. La peur est
le vrai sentiment moral (elle joue chez Jonas le rôle
du respect chez Kant) - mais c'est une peur délibérée.
Cette peur est donc instructive et mobilisatrice. Mais une
incertitude définitive affecte toujours les pronostics
à long terme sur l'effet de la technologie: cela même
doit être pris comme un fait. Dans sa vie d'aujourd'hui,
l'homme met en jeu les intérêts
de l'humanité à venir (qui ne trouvera plus
de pétrole, mais des masses de déchets radioactifs)
; c'est bien sûr le propre de toute action que de mettre
en jeu les intérêts d'autrui; mais cela n'est
acceptable qu'en deçà de certains seuils. On
peut admettre que l'enjeu (la mise en jeu) ne doit jamais
être l'intégralité
des intérêts des autres, et surtout pas leur
vie - sauf en cas de suprême danger, car « on
peut vivre sans le bien suprême, mais non pas vivre
avec le mal suprême» (p. 60). Cela peut justifier
certaines guerres, mais non ceux des grands risques technologiques
qui ne visent que J'amélioration d'une existence déjà
confortable.
Nous en arriverons ainsi au principe suprême: il y a
une obligation inconditionnelle d'exister pour l'humanité;
«jamais l'existence ou l'essence de l'homme dans son
intégralité ne doivent être mises en jeu
dans les paris de l'agir» (p. 62). En conséquence,
certains risques ne doivent absolument pas être courus.
La simple possibilité que
telle technique mette en danger l'existence ou l'essence de
l'humanité future doit suffire à la prohiber
inconditionnellement. Qu'on n'objecte pas que la possibilité
favorable contraire est possible aussi, et peut-être
plus probable (optimisme de l'ignorance): le caractère
irréversible des conséquences
redoutées (on ne parle que de ces cas-là) interdit
de jouer aux dés. Jonas refuse ainsi la croyance apparemment
raisonnable selon laquelle la technique saura bien toujours
résoudre les problèmes qu'elle pose (p. 169).
Ce n'est qu'une croyance irresponsabilisante, qui se heurte
à trois objections: il n'est pas sûr que, même
dans le cas favorable, un progrès technique résolve
l'intégralité du problème posé
par l'état antérieur de la technique; il est
vraisemblable que ce progrès technique posera lui-même
de nouveaux problèmes à résoudre (d'où
démultiplication et effet boule de neige) ; il n'est
pas vraisemblable que le cas favorable du progrès salvateur
se produise dans toutes les situations futures. Passé
un certain seuil de gravité et d'irréversibilité,
s'en remettre à une telle croyance serait irresponsable.
Nous disposons donc d'un critère sûr: l'heuristique
de la peur indique les possibilités trop dangereuses,
le principe radical hyperbolique interdit de prendre le risque
correspondant (8).
L'éthique ainsi définie est une éthique
de la préservation: préserver les possibilités
humaines en danger. Ce danger est multiforme: nous l'avons
dit, ce n'est pas d'abord une destruction atomique de la planète
que craint Jonas; ce ne sont pas non plus seulement les déchets
et ratés de la technologie (pollution, désertification,
etc.) qui sont à craindre; ce sont, tout autant, ses
réussites.
La technique est au moins aussi redoutable par
ses réussites que par ses échecs. Il me faut
ici trop brièvement parler d'un thème très
puissant du livre, la critique de l'utopie. Le titre du Principe
Responsabilité est déjà
une réplique au célèbre Principe
Espérance d'Ernst Bloch, le manifeste
utopique le plus flamboyant de l'époque moderne. On
pourrait s'étonner que Jonas consacre une si longue
réfutation (et donc tant d'importance) à des
thèses si manifestement insoutenables (9). C'est que
si les idées de l'utopie sont fausses, et même
« infantiles» (p. 216), elles sont puissantes
sur l'esprit (parce qu'elles sont infantiles ?). De plus,
l'utopie est au fond la « tendance-latence» (pour
parler comme Bloch!) de la technique. Idée capitale:
la technique est par elle-même utopique, elle porte
en elle-même le fantasme de l'utopie et les risques
d'une dérive utopique. Attaquer l'utopie, c'est donc
aussi attaquer la technologie là
où elle est dangereuse et irresponsable:
dans sa croyance que l'homme aurait besoin d'être amélioré,
que les ressources et les possibilités de consommation
sont indéfiniment extensibles, etc. Le verdict (très
argumenté) de Jonas est sans appel: rien
n'est à sauver du mauvais idéal de l'utopie.
Le discours utopique est un discours de part en part irresponsable.
Éthique et métaphysique
La démarche de Jonas ne s'arrête pas là.
Après la formulation du devoir, sa fondation, L'idée
fondamentale est que l'éthique a besoin de la métaphysique.
L'impératif qui commande « qu'il y ait des hommes
» est catégorique. « Or comme
son principe [de cet impératif catégorique]
n'est pas, comme dans le cas de l'impératif kantien,
raccord avec soi-même de la raison qui se donne des
lois de l'agir, c'est-à-dire une idée du
faire [...] mais l'idée d'acteurs possibles
en tant que telle, exigeant l'existence de son contenu, une
idée qui est en ce sens une idée ontologique,
une idée de l'être,
il s'ensuit que le premier principe d'une «éthique
du futur» ne se trouve pas lui-même dans
l'éthique en tant que doctrine du faire (dont font
par ailleurs partie toutes les obligations à J'égard
des générations futures), mais dans la
métaphysique en tant que doctrine de
l'être, dont l'idée de l'homme forme une partie»
(p.70). Cette fondation métaphysique de l'impératif
passe par une réhabilitation de l'idée de fin
naturelle (chap. III du Principe
Responsabilité). Jonas dénonce
le « préjugé moderne» de la séparation
de l'être et de la valeur, du sein
et du sollen; il insiste sur le
fait que cette séparation, qui est une exigence méthodologique
de la science expérimentale, n'a pas le droit de se
transformer en postulat dogmatique (p. 103-104). « Les
sciences de la nature ne nous disent pas tout sur la nature
(10)» Je ne puis suivre ici le détail des analyses
et arguments de Jonas (il faudrait ici compléter ce
livre par Organismu und Freiheit et Macht oder
Ohnmacht der Subjektivität?). Pour Jonas,
la finalité humaine consciente (l'anticipation représentative)
n'est que le sommet d'une finalité inconsciente qui
travaille tous les êtres vivants et ne s'épanouit
qu'en l'homme. Il y a une continuité de l'amibe à
l'homme. La puissance (l'efficience) de la subjectivité
nous amène, suivant le principe de continuité,
à poser l'existence d'un véritable agir (irréductible
au mécanisme) dans l'animal; en deçà
même du vivant, la matière doit recéler
de la finalité: « Puisque la subjectivité
manifeste une fin agissante, et qu'elle vit entièrement
de cela, l'intérieur muet qui accède à
la parole seulement grâce à elle, autrement dit
la matière, doit déjà abriter en elle
de la fin sous forme non subjective, ou un de ses analogues.
» (p. 104). La nature n'est plus wertfrei,
elle porte des jugements de valeur. Faut-il les ratifier?
L'immanence des fins dans la nature ne crée pas forcément
une obligation: la philosophie de la biologie conduit à
la pure métaphysique.
Thèse essentielle: il y a un bien objectif
ainsi défini: « ce dont la possibilité
contient l'exigence de sa réalité» (p.
115). L'accent -leibnizien de cette définition est
frappant, et revendiqué par Jonas; son projet est de
réinterpréter éthiquement les catégories
métaphysiques de Leibniz, y compris l'illustrissime
question « pourquoi il y a quelque chose plutôt
que rien? » (p.74-75). Brièvement: l'exigence
d'être est chez Leibniz purement métaphysique
(conatus ad existentiam : chaque
possible tend à l'existence à proportion de
la richesse de son essence), elle est chez Jonas de nature
éthique (il y a un droit moral
du possible à exister, simplement parce qu'il est possible)
(11). La valeur fondamentale est donc la supériorité
de l'être sur le non-être; l'éthique se
fonde sur le oui dit à l'être,
ou plutôt (toujours la dissymétrie) sur le non
dit au non-être. Il y a une objectivité du Bien;
Jonas prend parti pour Platon contre Kant: le Bien est réel,
le Bien est cause (p. 123). La responsabilité est réponse
à l'appel du Bien. Si le Bien n'était qu'une
émanation de la volonté, il serait dépourvu
d'autorité, il ne pourrait obliger.
L'homme est donc responsable des autres hommes et de l'humanité
future, mais aussi de l'ensemble de la biosphère et
de la nature. La nature est périssable, elle est donc
l'objet de notre responsabilité (p. 26-27). «
L'avenir de l'humanité est la première obligation
du comportement. [...]Manifestement l'avenir de la nature
y est compris comme condition sine qua non,
mais même indépendamment de cela c'est une responsabilité
métaphysique en et pour soi, depuis que l'homme est
devenu dangereux non seulement pour lui-même mais pour
la biosphère entière» (p. 187). Cette
idée d'un devoir envers la nature se manifeste souvent
dans la rhétorique de Jonas: « péchés
contre la terre» (p. 248), « fidélité
à la nature» (p. 188), etc.
Un cas décisif va expliciter et en même temps
valider cet ancrage du devoir dans l'être: le nouveau-né,
l'enfant. Son dénuement et sa faiblesse nous créent
une obligation irréfutable
(mais pas forcément irrésistible) de lui venir
en aide (p. 64-65, et surtout p. 179-182). « J'estime
vraiment strictement qu'ici l'être d'un simple existant
ontique inclut de manière immanente et visible un devoir
pour autrui, et qu'il le ferait même si la nature ne
venait pas au secours du devoir avec de puissants instincts
» (p. 181). Cette situation (la responsabilité
devant le nouveau-né) est l'origine et le modèle
de toute responsabilité. Jonas propose un autre modèle,
celui de l'homme d'État; à l'opposé de
la figure parentale (l'homme politique choisit la responsabilité
comme telle), il lui ressemble pourtant par l'intensité
de la responsabilité.Je ne puis résumer l'intéressante
confrontation menée par Jonas entre la responsabilité
parentale et la responsabilité politique (chap., IV,
points II et III).
J'en viens à la discussion. Les ambiguïtés
de ce livre sont à la mesure de sa richesse et de ses
ambitions. Je regrouperai mes critiques sous quatre rubriques:
le fondement de l'éthique, le statut éthique
de la nature, le statut prescriptif ou seulement interdictif
de l'éthique de la responsabilité, son articulation
à la politique.
Le problème du fondement et le débat avec Kant
L'intention est claire: Jonas veut fonder « dans l'être»
son impératif catégorique - et par là
construire une éthique à la fois substantielle
(contre le formalisme kantien) et inconditionnée. La
polémique que Jonas mène contre Kant obscurcit
un peu les choses. La lecture que Jonas fait de Kant demanderait
une étude spécifique; mon sentiment est que
cette lecture est extrêmement contestable, Il ne s'agit
pas de donner des leçons de kantisme à Jonas,
mais de suggérer que sa lecture de Kant est commandée
par ses propres options. Jonas fait essentiellement deux critiques
au kantisme: il ne permettrait pas de penser la responsabilité
illimitée pour l'avenir; il ne pourrait pas fonder
son impératif catégorique formel. Je laisse
de côté ce second point; sur le premier: il est
clair que le concept que Jonas propose de la responsabilité
ne se trouve pas chez Kant; c'est un concept fort, original,
indispensable même, et je n'entends en contester ni
la nouveauté, ni la puissance. Mais on ne peut pour
autant admettre le raisonnement anti-kantien suivant: «L'idée
qu'un jour l'humanité puisse cesser d'exister ne contient
aucune autocontradiction, et de
même l'idée que le bonheur de la génération
présente [...] puisse être acheté au prix
du malheur, voire de l'inexistence des générations
suivantes ne contient pas non plus d'autocontradiction [...].
Logiquement le sacrifice de l'avenir au profit
du présent n'est pas plus contestable que le sacrifice
du présent en faveur de l'avenir» (p. 30), Jonas
feint de commettre l'erreur selon laquelle l'immoralité
chez Kant se ramènerait à la contradiction
logique; s'il en était ainsi, la volonté
ne pourrait jamais être immorale! En termes kantiens:
l'idée qu'un jour l'humanité
puisse cesser d'exister ne contient certes aucune contradiction
logique; mais la volonté
pleine et entière que se produise (ou qu'on laisse
se produire) une situation telle que l'humanité n'y
puisse exister est impossible, on
ne peut pas vouloir cela (12). Ce rejet du kantisme est indispensable
au projet de Jonas, qui veut établir la nécessité
d'un fondement ontologique de l'éthique (fondement
ontologique dont le kantisme exclut la possibilité).
Jonas réussit-t-il cette Grundlegung
? À mon sens, non. Il reconnaît lui-même
que sa métaphysique de la vie («la fin comme
telle est domiciliée dans la nature », p. 107)
est seulement raisonnable et probable, mais non certaine (p.
109). Est-ce suffisant pour fonder un impératif catégorique
qui se veut substantiel? Jonas est d'ailleurs bien ambigu
sur ce qu'il s'agit de fonder, et je ne suis pas sûr
de toujours le comprendre. Est-ce l'obligation inconditionnelle
d'exister pour l'humanité qu'il faut fonder? Mais cette
inconditionnalité est en rupture avec l'existence de
fait de l'homme: « le commandement ontologique
[...] institue la "chose au monde" fondamentale
[...] qui oblige désormais l'humanité, une fois
qu'elle s'est mise à exister effectivement, même
si c'est un hasard aveugle qui l'a fait apparaître»
(p. 142) ; la même page dit un peu plus haut que le
commandement ontologique n'a pas de fondement; et comment
fonder l'impératif dans la nature si l'existence est
un hasard? (Sur nature et hasard, cf.
infra et note 15.) Est-ce la finalité
en général (qui est le bien en soi) qu'il faut
fonder? Mais cette « loi de l'autojustification de la
fin en tant que telle» n'est qu'un axiome
ontologique offert à l'intuition (p.
117). Est-ce ma responsabilité illimitée envers
l'avenir? À propos de la responsabilité que
le nouveau-né m'impose, Jonas parle d’’
évidence immédiate» pour ceux qui veulent
voir (p. 179-181). Finalement, le fondement ultime se ramène
au caractère intuitivement vrai du principe de responsabilité.
Ce que je crains, c'est que l'effort peu convaincant pour
fonder métaphysiquement le
Principe Responsabilité
ne l'affaiblisse, en fait, au lieu de le renforcer.
Jonas pense que la nature est objet de responsabilité,
voire de respect; il veut ainsi échapper à l'anthropocentrisme
de toutes les morales antérieures, qui, d'après
lui, déshumanisait l'homme en le coupant de sa racine
biologique et naturelle. Mais je crains qu'on ne soit ici
en pleine métaphore. La nature est-elle respectable?
Répondre oui a de grands mérites pour la propagande
morale, que je ne néglige pas; anthropomorphiser la
nature peut relever d'une bonne rhétorique, pour la
bonne cause; et si cela peut créer un peu de mauvaise
conscience chez les pollueurs et réduire les taux de
pollution, pourquoi pas? Mais comme thèse philosophique
c'est très fragile. L'homme est directement responsable
de l'humanité présente et à venir; et
donc, indirectement, de la nature qui est de fait
la condition de son vivre et même,
par chance, la possibilité
de son bien-vivre. Les devoirs stricts
que cette considération impose n'ont nul besoin d'une
interprétation métaphysique ou théologique
de la nature. Jonas admet d'ailleurs au moins une fois l'extériorité
de la nature par rapport à l'éthique: "Relativement
à elle-même la nature ne connaît pas de
catastrophe" (p. 250). C'est reconnaître que toute
catastrophe écologique ne l'est que « du point
de vue des fins humaines» (ibid.)
; mais cela est contradictoire avec l'idée d'une nature
qui serait en elle-même et pour elle-même vouée
à notre sollicitude. Quant au reproche fait aux morales
du passé d'être anthropocentriques, il n'a pas
grand sens: ce n'est pas l'anthropocentrisme qui menace la
nature, mais que cet anthropocentrisme soit à si courte
vue (13).
Cela dit, je vois bien pourquoi Jonas tient tant à
envisager la nature (la biosphère) comme objet de respect:
ce serait un barrage contre la tentation technologico-utopique
de toucher à la nature humaine, de la bricoler. C'est
tout le débat bioéthique, auquel Jonas a contribué
par d'importantes publications. Pour justifier que la nature
de l'homme doit être respectée, Jonas propose
deux types d'arguments: l'argument religieux-métaphysique
(l'homme à l'image de Dieu, il faut préserver
l'imago Dei), l'argument prudentiel
(la sagesse de la nature ou du hasard a permis l'apparition
d'un système équilibré extrêmement
complexe, l'homme, qu'il serait arrogant et imprudent de vouloir
bricoler). Sans oublier la voie négative, si précieuse
ici: montrer que toute volonté de bricoler la nature
humaine repose sur le fantasme d'une prétendue amélioration
de l'humanité. À cet égard, les biotechnologies
confirment lourdement la démonstration de Jonas sur
l'inévitable dérive utopique de la technique
(14). Je reconnais que ce problème affaiblit un peu
ma critique générale (selon laquelle il n'y
a pas lieu de tenir philosophiquement la nature pour objet
du devoir) ; mais cette critique est certainement compatible
avec la dernière voie que nous offre Jonas, l'idée
selon laquelle il ne faut pas éliminer le hasard: «
Le hasard: c'est la source productive de l'évolution
des espèces. Le hasard: c'est, pour chaque engendrement
sexué, la garantie que chaque individu, à sa
naissance, soit unique et qu'aucun ne ressemble à un
autre. Le hasard assure la surprise du toujours neuf (15).
»
L'éthique de la responsabilité
permet-elle des prescriptions positives?
Les prescriptions de l'éthique de la responsabilité
sont, semble-t-il, essentiellement négatives: «Si
c'est pour l'humanité un impératif catégorique
que d'exister, alors tout jeu suicidaire avec cette existence
est catégoriquement interdit,
et il faut exclure par avance les
risques techniques dans lesquels, même de très
loin, c'est elle qui constitue la mise (16).» L'humanité
doit être préservée; c'est une éthique
de l'autolimitation, de la Selbstbeschränkung.
Deux questions disparates ici : quel peut être le crédit
populaire (dans l'opinion) d'une telle éthique? Et
comment définir la limite à laquelle il faut
s'arrêter? La première question n'est pas triviale:
l'éthique de la responsabilité veut être
influente, marquer les comportements, Or il est bien difficile
de soulever « l'enthousiasme pour la modération»
(cf. p. 202-203), ce que pourtant il faudrait faire ; à
défaut, il faudra se contenter d'un enthousiasme négatif,
c'est-à-dire de la peur (p. 258). La deuxième
question est plus difficile: l'éloge du hasard est
une belle chose, mais le hasard qui assure le neuf est aussi
à l'origine de souffrances insupportables ; on admet
comme légitimes les interventions (possibles aujourd'hui
ou demain) permettant d'empêcher la transmission héréditaire
d'une grave maladie, par exemple ; on a raison de ne pas laisser
le hasard jouer son jeu ici. Où donc est la frontière?
Cette question fondamentale ne se pose d'ailleurs pas
spécifiquement à Hans Jonas, c'est
celle que se posent tous ceux qui réfléchissent
sur ces problèmes ; simplement l'éthique de
la responsabilité ne me paraît pas offrir sur
ce point de lumières particulières. Reconnaissons
toutefois la fécondité de la méthode
d'anticipation de la menace.
Cette éthique édicte donc des interdits, des
non plus ultra. Peut-elle proposer des prescriptions
positives? Reprenons le cas du nouveau-né. Dans une
phrase presque contradictoire, Jonas dit qu'il est à
la fois l'archétype de notre responsabilité
et un contre-exemple (p. 184). Archétype parce que
irréfutablement c'est l'avenir qui nous appelle en
lui, contre-exemple parce que cet avenir est quand même
déjà esquissé: le nouveau-né est
notre contemporain (alors que la responsabilité telle
que l'entend Jonas porte essentiellement sur l'avenir lointain,
ce qui n'est pas encore là). Je tire de cette ambiguïté
une autre leçon: le nouveau-né offre un contre-exemple
parce qu'il impose des prescriptions positives; il ne m'impose
pas une Selbstbeschränkung,
mais il m'impose de le nettoyer, de le nourrir, de le calmer.
Alors que l'exigence que le futur lointain impose à
ma responsabilité est, par définition, indéterminée.
Ce devoir ne risque-t-il pas de se révéler vide
et abstrait? En fait, la praxis
du Principe Responsabilité implique une casuistique
(au bon sens du mot, naturellement): « Il n'est pas
de recette unique, mais seulement de multiples voies de compromis
qui, cas par cas, devront aujourd'hui et demain être
cherchées en une vigilance de chaque instant (17).
»
Éthique et politique
La politique est au coeur de l'éthique de la responsabilité:
« Il est manifeste que le nouvel impératif s'adresse
beaucoup plus à la politique publique qu'à la
conduite privée, cette dernière n'étant
pas la dimension causale à laquelle il peut s'appliquer»
(p. 31). Toute morale désigne un ennemi privilégié
de la vertu (l'appétit, l'impureté du coeur,
etc.). La morale de la responsabilité est la première
dont l'ennemi soit collectif et anonyme: la puissance de la
technologie n'a pas de sujet, son accroissement est un processus
sans sujet (les chercheurs et techniciens ne sont évidemment
pas les sujets du processus global d'auto-expansion
de la technique). Cet ennemi n'est ni en moi ni en autrui:
il est partout et nulle part. Par conséquent le sujet
d'une responsabilité à la mesure de ce danger
ne peut lui-même être que collectif: la société,
c'est-à-dire en fait les responsables politiques. Bien
entendu la responsabilité au sens ancien continue à
s'exercer dans son ordre (tel industriel est responsable si
son usine pollue le lac voisin et y asphyxie tanches et brochets,
il doit se et nous prémunir là-contre) ; mais
la responsabilité pour l'avenir in-défini exige
beaucoup plus. Concrètement, s'il est vrai que des
renoncements technologiques (et donc des diminutions du niveau
de vie) seront tôt ou tard inéluctables (c'est
la thèse de Jonas), alors seul le pouvoir politique,
et un pouvoir non contesté, pourra l'imposer - et pourra
d'abord prendre conscience de l'ampleur du danger. Je ne discuterai
pas les analyses de Jonas sur ce point (18), il reconnaît
que c'est « la partie la plus faible du système
», aussi bien du point de vue théorique que du
point de vue opératoire (p. 53). Je n'insisterai pas
sur le décalage entre l'aspect inévitablement
personnel des sentiments et affects qui, d'après l'auteur,
font partie de la responsabilité, et l'aspect «collectif»
du sujet de la décision politique. Multiplier les difficultés
est inutile: elles ne sont pas propres à cette éthique.
C'est d'ailleurs moins un problème pour l'éthique
de la responsabilité que pour la politique elle-même:
comment intégrer la responsabilité envers le
futur éloigné dans les paramètres de
la décision? N'exagérons pas non plus la relative
impuissance de cette éthique: si les décisions
éventuelles de réduction de la croissance incombent
bien à l'autorité publique, d'autres décisions
dépendent largement d'individus ou de collectifs infra-étatiques:
celles concernant les manipulations génétiques
par exemple, (décisions auxquelles l'État a
éventuellement aussi le devoir de se mêler).
Je voudrais conclure par trois remarques d'ensemble.
La futurologie de Jonas peut sembler un peu catastrophiste
; mais, dans son cas, la signification du pessimisme affiché
est spécifique: le pire n'est pas toujours sûr,
mais tant qu'il semble possible il doit être évité
à tout prix. Ce qui autorise, et même exige,
de proposer les pronostics les plus sombres: selon les principes
de l'heuristique de la peur il faut faire prendre conscience
du danger aux insouciants (19). Le Principe
Responsabilité est un livre
sur l'éthique, mais c'est aussi un acte
éthique: « Le travail
théorique fait déjà partie de la
praxis prescrite en lui et qui, sitôt
que l'on s'en avise, veut qu'il se mette au service de son
propre impératif (20).»
Il me semble que ce livre contient en réalité
deux lignes de pensée assez différentes: celle
qui met au jour et explicite les impératifs de la responsabilité
(qui me paraît très convaincante) ; et celle
qui veut fonder ces impératifs dans une métaphysique
de la nature (qui me paraît fragile). Jonas n'accepterait
pas cette dislocation de sa pensée; mais on peut se
demander s'il ne serait pas possible de sauver les impératifs
de la responsabilité tout en renonçant au projet
de fondation ultime, où il y a peut-être plus
à perdre qu'à gagner (21).
Comme le souligne Jean Greisch dans sa Présentation
du Principe Responsabilité
(p. 12), la pensée de Jonas sollicite
une double confrontation: avec celle de Lévinas (sur
la notion de responsabilité), avec celles de Habermas
et de Apel (sur la nécessité ou non d'une fondation
des normes). Cette confrontation a déjà lieu
en Allemagne, qu'elle se prolonge en France serait une bonne
chose.
Bernard Sève
Notes :
(1) La première édition de Das Prinzip
Verantwortung date de 1979. En français,
trad. J. Greisch, éd. du Cerf, coll. «Passages
», J990. Celle édition contient une remarquable
bibliographie de Hans Jonas (p. 303-3J6) ainsi qu'une bibliographie
sur Jonas (p. 317-322) ; on trouvera également la pagination
de l'édition allemande indiquée entre crochets
dans la traduction française; les éditeurs français
gagneraient à se rallier systématiquement à
cette pratique très utile. Un seul défaut dans
ce volume; il manque la page 337 (qui contient la fin de la
table des matières). De Jonas, Esprit
a publié «Technologie et responsabilité
», 1974, n° 438-9, trad. A. Favre; « Heidegger
et la théologie ", juillet-août 1988, n°
140-141, trad. L. Evrard, avec une introduction de Dominique
Janicaud ; on lira aussi, en français, « Technique,
morale et génie génétique », trad.
R. Brague, Communio n° IX, novembre-décembre
1984. Signalons aussi le n° 8 (J988) des Études
phénoménologiques, presque entièrement
consacré à Hans Jonas; on y trouvera notamment
la traduction, par R. Brisart, de la conférence autobiographique
donnée par Jonas en 1986; « La science comme
vécu personnel».
(2) Les références données sans autre
indication dans mon texte renvoient toujours à la pagination
de la traduction française du Principe
Responsabilité.
(3) Il contrôle évidemment chacun des dispositifs
techniques pris un à un. 11 ne contrôle pas «
la technique », la logique impersonnelle et irrésistible
de la croissance technologique. Cette analyse est-elle fondée
? On est ici dans un domaine où les convictions (catastrophistes
ou optimistes) sont aussi résistantes au doute qu'incapables
de fournir des arguments décisifs. On verra plus loin
pourquoi, en cas de doute, c'est l'hypothèse la plus
sombre qui doit l'emporter.
(4) Jonas ne pense pas tant à l’holocauste atomique
qu'à « l'effet cumulatif apparemment inéluctable
de la technique telle qu'elle s'exerce quotidiennement dans
ses formes les plus pacifiques. (...) Si les arsenaux nucléaires
sont tout compte fait éliminables par simple convention,
la menace que constitue l'ensemble de notre technologie l'est
d'autant moins que la technique est devenue indispensable
à notre survie », « La science comme vécu
personnel». op. cit., p. 30.
(5) Remarquons toutefois que la catégorie. à
la fois juridique et populaire. de non-assistance à
personne en danger montre que le concept de responsabilité
tel que l'entend Jonas n'est pas entièrement ignoré
des « anciennes éthiques ». Ne pourrait-on
décrire notre nouvelle responsabilité en disant
qu'il s'agit de nous prémunir contre toute non-assistance
à humanité possible en danger par notre faute?
(6) On pense évidemment à Hobbes. auquel Jonas
rend hommage pour avoir reconnu dans la peur le
primum movens en matière de bien commun
(p. 301, note 30). La différence entre les deux conceptions
est claire: la peur chez Hobbes est égoïste, elle
porte sur ma vie; chez Jonas elle
est désintéressée et porte sur la possibilité
d'autres vies que la mienne, à
l'avenir. On notera que le Principe
Responsabilité s'ouvre (p.
13-14) et se clôt (p. 301-302) par une évocation
de la peur.
(7) On trouvera diverses formes, toutes intéressantes,
de celle dissymétrie, aux pages 54-56, 60, 62, 190.
t 9 t, 229 el 295.296. On peut rapprocher cette dissymétrie
de celle qui existe entre vérification et réfutation:
la lisibilité du mal a la puissance du modus
tollens.
(8) Jonas fait lui-même la comparaison avec le Descartes
de la Méditation première:
tout le douteux est considéré comme faux, et
rejeté; ici c'est le possiblement déshumanisant
à terme qui doit être considéré
comme certainement déshumanisant, et interdit.
(9) Jonas a en fait parfaitement conscience de l'extraordinaire
puissance de séduction que présentent l'utopie,
le culte du progrès ou l'idéologie du sens de
l'histoire. Je voudrais, sans intention polémique,
évoquer. comme illustration de ce fait, l'article «
L'eugénisme, objet de phobie idéologique»
de Pierre-André Taguieff, publié dans le dossier
bioéthique réuni par Esprit (novembre
1989). Sans entrer dans la problématique même
de l'auteur (qui me parait assez biaisée), je voudrais
simplement relever la déclaration suivante: «
Pour un esprit moderne ne récusant pas expressément
l'ensemble des croyances formant l'idéologie du progrès,
l'idée d'un autoperfectionnement indéfini de
l'espèce humaine, par action sur l'environnement ou
intervention dans le patrimoine génétique, ne
saurait apparaître comme mauvaise en elle-même»
(p. 113). Sauf erreur de ma part, cette déclaration
exprime la position personnelle de P.-A. Taguieff. C'est du
méliorisme naïf, de 1'« optimisme impitoyable.
(Principe Responsabilité,
p. 296), précisément ce dont Jonas détermine
exactement les tenants et les trop prévisibles aboutissants;
cf. Principe Responsabilité,
p. 38-43, et les chap. V et VI. J'aimerais ajouter un argument
à ceux, déjà impressionnants, avancés
par Jonas pour refroidir un peu l'enthousiasme mélioriste
; il ne porte même pas sur l'idée que l'amélioration
de l'homme est une idée fausse et dangereuse,
mais sur l'exemple le plus banal, le plus dénué
de pathos: l'éventuel choix du sexe de 1 enfant par
les parents. Le seul fait de se savoir choisi
tel (et non pas fruit du hasard) peut altérer
profondément le repérage de l'enfant quant au
« désir d'enfant» de ses parents et par
conséquent la construction de son identité;
cela, de plus, créerait presque à coup sûr
une discrimination entre les enfants du hasard et les autres
(cette dernière remarque est faite par Catherine Labrusse-Riou,
« L'homme à vif», Esprit,
novembre 1989, p. 69 ; remarque similaire de Dorothy C. Wertz
et John C. Flechter, « Le choix du sexe: une connaissance
fatale? ibid., p.74).
(10) Page 106 ; Jonas s'inscrit dans le vaste courant contemporain
qui dénonce les «préjugés modernes»
; lui-même en distingue deux: «Il n'y a pas de
vérité métaphysique» et «
Il n'y a pas de chemin du « il est» vers le «on
doit». » Ce courant est multiforme, sans unité,
chaque auteur a son adversaire: Max Weber pour Léo
Strauss (Droit naturel et histoire,
chap., 2). Kelsen pour Michel Villey, Hume pour J.-L.Gardies
(L’erreur de Hume, PUF, 1987
; ce livre a l’intérêt de proposer une
critique qui ne soit ni néoclassique, ni heideggerienne).
Les arguments de Jonas sont, quant à eux, d'inspiration
à la fois néoclassique, (il y a une finalité
objective dans la nature, il y a un bien objectif) et heideggerienne
(la science moderne est agression de la nature. l'être
est à garder).
(11) La catégorie du possible est
essentielle chez Jonas, et gagnerait à être mieux
thématisée. Disons qu'elle présente,
paradoxalement, à la fois des traits leibniziens et
des traits bergsoniens. Du côté de Leibniz, l'idée
du possible comme exigence d'être. comme appel (p. 182-184),
le « droit de ce qui n'est pas encore» (p. 152)
; du côté de Bergson, l'idée (anti-leibnizienne)
que le possible est indéterminé, ouvert, que
le temps est création d'imprévisible nouveauté,
Le possible selon Jonas n'est pas individué:
il faut qu'à l'avenir il y ait des
hommes, mais non de tels hommes
(si l'on prévoyait que de tels
hommes devraient exister, leur liberté serait déjà
entamée; voir aussi la fin de la note n° 9). Ici
Jonas abandonne Leibniz (dont il se réclame, alors
que Bergson n'est jamais nommé) et semble même
se contredire: « De soi, rien de ce qui n'existe pas
(encore) n'a de droit à l'existence» (p. 183
; cf. aussi p. 64). C'est qu'en
fait il faut simplement préserver la « possibilité
formelle » (p. 184), c'est-à-dire la forme de
la possibilité, ou mieux, la possibilité de
la possibilité. La solution de cette ambiguïté
est que finalement le seul être dont la possibilité
contienne l'exigence de sa réalité est l'être
de la possibilité elle-même. Il faut qu'il soit
toujours possible qu'il y ait du possible (de la liberté,
de l'invention de la création, de la natalité
au sens de Hannah Arendt). Cette discussion éclaircit
la propriété qu'a la responsabilité d'être
non réciproque: ma responsabilité envers l'avenir
ne répond à aucun droit,
stricto sensu, des êtres-à-venir.
Mais les formulations de Jonas ne sont pas dépourvues
d'hésitations sur ce point.
(12) Le « que tu puisses vouloir» ne me paraît
pas avoir le sens que Jonas lui donne; voir le passage si
net des Fondements de la métaphysique des
moeurs, trad. Delbos (Delagrave), p. 142.143.
Je ne puis m'étendre ici sur Jonas et Kant Deux remarques
seulement. Premièrement: il me paraît tout à
fait possible d'inférer de l'impératif catégorique
kantien ma responsabilité envers l'humanité
future: il faudrait pour cela combiner les exemples n°
1 (condamnation du suicide) et n° 4 (devoir d'assistance)
donnés dans les Fondements
(p. 138-139 et 141); on pourrait également s'appuyer
sur la troisième formulation kantienne de l'impératif
(traiter l'humanité dans la personne de tout autre
toujours aussi comme une fin), à condition de donner
une extension temporelle indéfinie à la notion
de « tout autre homme » - extension à laquelle
on n'aurait sans doute pas songé sans Jonas, mais parfaitement
compatible avec l'esprit et la lettre de la pensée
kantienne. Chez Kant aussi la volonté morale doit vouloir
le maintien de sa propre présupposition (le sujet moral):
les pages 164-165 du Principe Responsabilité
ont beau dénier leur parenté avec le kantisme,
elles en reproduisent le mouvement spécifique. Deuxièmement:
Jonas insiste beaucoup sur le thème « pourquoi
faut-il que l'humanité existe? » Il est pour
le moins curieux qu'il ne fasse aucune allusion aux textes
si riches de Kant sur cette question, notamment aux paragraphes
82 et suivants de la Critique de la faculté
de juger. Les passages principaux du Principe
Responsabilité consacrés à
Kant se situent aux p. 23, 30-31, 72, 120, 128,136, 172.
(13) La « cause de la vie en général»
que défend Jonas (« Technique. morale et génie
génétique », op. cit.,
p. 50) me paraît beaucoup trop générale,
justement. Les espèces sont en combat permanent, et
quand l’homme intervient c’est pour ses fins.
Je vois cependant un argument possible en faveur de «
la vie en général» : celui de la diversité.
La variété des espèces est un bien en
soi (c'est d'ailleurs aussi un bien pour l'homme: accroissement
de la connaissance, utilité indirecte ou esthétique,
etc.), elle doit donc être préservée comme
telle. L'homme a raison de protéger les ours des Pyrénées,
et d'exterminer par millions les lucillies bouchères;
dans le premier cas il préserve la diversité
des espèces (la cause de la vie en général),
dans le second il défend sa cause.
(14) Sur la force presque irrépressible de cette dérive,
voir certaines remarques de J. Testart dans le numéro
d'Esprit déjà évoqué
(novembre 1989), L'effet boule de neige de la technique se
renforce de l'impulsion à l’accroissement, interne
à la science (la croissance de la connaissance appartient
à l'essence de la connaissance objective: Popper, Conjectures
et réfutations, chap., 10).
(15) Technik, Medizin und Ethik,
p, 212 : j'emprunte la traduction à J. Dewitte, dans
son article « Préservation de l'humanité
et image de l'homme », Études
phénoménologiques,
1988, n° 8. p, S4 ; Jonas en déduit une intéressante
formulation de son impératif catégorique: «
Respecte le droit de chaque vie humaine de trouver sa propre
voie et d'être une surprise pour elle-même»
(Technik..., p. 194, cf.
Dewitte, p. 56) : un texte proche: «Le hasard de la
génération sexuée est la bénédiction
irremplaçable comme le fardeau inévitable de
notre condition, et son imprévisibilité est
tout compte fait plus digne de confiance que nos options les
plus réfléchies, toujours éphémères
» (« Technique, morale et génie génétique
», op. cit., p. 62). Le problème
ici posé par Jonas est capital: pourquoi faut-il respecter
en nous le produit du hasard (et se défier corrélativement
de toute idée d'« amélioration»)
? Jonas ne s'explique guère sur le rapport qu'il établit
entre son concept de hasard (darwinien) et son concept de
nature (finalisée). Un texte très intéressant
cependant, p. 54-55 du Principe Responsabilité:
l'évolution travaille à petits pas, et ne joue
jamais son va-tout; de ce fait elle «peut se permettre
d'innombrables «erreurs» de détail parmi
lesquelles sa procédure lente et patiente sélectionne
les rares «impacts», petits eux aussi ».
À l'opposé, « l'entreprise à grande
échelle de la technologie moderne qui n'est ni patiente
ni lente, comprime (...) les nombreux pas infimes de l'évolution
naturelle en quelques pas colossaux et sacrifie ainsi l'avantage,
garantissant la vie, du talonnement de la nature ».
Ce qui est décisif, c'est d'une part l'ordre de grandeur
(petits pas/pas colossaux), et d'autre part le temps. L'humanité
ne vit pas à la même échelle temporelle
que l'évolution. C'est la lenteur et l'immensité
du temps de l'évolution qui transforment le hasard
en nature: cette idée me paraît être au
fond des arguments prudentiels de Jonas.
(16) « Technique, morale et génie génétique
», op. cit., p.51. C'est moi
qui souligne. Un texte parmi bien d'autres!
(17) « La science comme véçu personnel
». op. cit., p.31 ; cf. aussi
Principe Responsabilité,
p.298.
(18) Les pages sur les chances théoriques du communisme
comme f tyrannie bienveillante » sont un peu désuètes
(Jonas prend un peu trop au sérieux des thèmes
inconsistants comme « l'ascétisme socialiste»
des masses! mais ses critiques sont justes et ses réponses
sans équivoque) ; des pages assez classiques sur les
faiblesses, devant ces problèmes, des gouvernements
représentatifs-pluralistes, qui ne prennent en considération
que les intérêts actuels;
or l'avenir n'a pas de lobby (p.
44).
(19) Les limites de ce procédé sont doubles:
la tendance psychologique à ne pas vouloir croire l'insupportable,
même si on sait qu'il est vrai; la conscience qu'il
s'agit d'un procédé ne peut qu'en atténuer
les effets mobilisateurs.
(20) « La science comme expérience vécue
», op. cit., p. 28.
(21) Jonas fait, p. 72, comme s'il n'y avait choix qu'entre
deux types de rationalité : celle des sciences de la
nature el celle de la métaphysique (les deux étant
valides Il ses yeux). C'est oublier la raison
argumentative, ni métaphysique ni scientifique,
qu'on l'entende au sens de Perelman de Habermas, ou même
d'Aristote.
|