Depuis Kant, l'espace est considéré
comme la "forme" de la perception : tout ce qui
se donne à nous dans la perception sensible externe
se présente en effet au sein d'une expérience
nécessairement spatiale. C'est pourquoi Kant fait de
l'espace ce qu'il appelle une "forme a priori de la sensibilité"
: a priori dénote le caractère nécessaire,
indépendant de l'apport de toute expérience
sensible, de tout ce qui se donne à nous dans notre
expérience quotidienne. L'espace est "avant"
toute expérience, au sens où il ne peut pas
être dérivé de l'expérience
(même chez l'enfant, l'espace n'est pas une notion
qui apparaît peu à peu grâce à l'apprentissage
que l'enfant fait du monde concret), mais où il rend
possible l'expérience. L'espace est la condition de
possibilité de l'expérience. Si je ne possédais
pas, pour ainsi dire mentalement, la "forme" de
l'espace, je n'aurais, à en croire Kant, aucune expérience,
ce qui veut dire que je me trouverais confronté, non
à un monde ordonné et structuré, constitué
d'objets et de choses, de paysages, d'autres êtres humains,
d'animaux, d'outils, d'objets culturels, de maisons, etc,
mais à un chaos, comme on peut le vérifier dans
les psychoses entraînant une déstructuration
de la personnalité psychique (autisme, schizophrénie,
paranoïa, etc).
Mais une description de l'espace sous les auspices
de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty
) fait apparaître l'insuffisance de l'analyse kantienne
dont l'"idéalisme" ne permet pas de rendre
compte de notre expérience concrète de l'espace.
Comme le montre Merleau-Ponty dans le chapitre de la Phénoménologie
de la perception consacré à l'espace , celui-ci
est moins une structure idéale de l'esprit humain que
l'expression de mon corps (car, en tant que sujet percevant
un espace, je ne suis pas un pur esprit, mais un être
corporel) en tant qu'il est le moyen concret de mon insertion
dans le monde phénoménal.
René Magritte :
"Le blanc-seing"
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C'est en effet en référence
au corps que les caractéristiques essentielles
de l'expérience spatiale qui est la nôtre
se laissent comprendre : ainsi, l'orientation de mon
expérience (le fait que toute réalité
perçue par moi le soit "en haut", "en
bas", "à droite", "à
gauche", "devant", "derrière",
etc) ne peut s'expliquer que parce que c'est mon corps
qui, en tant que système synergique (moyen d'action
dans le monde, opérateur de ma praxis ) définit
le niveau à partir duquel l'ensemble de ma perception
est orientée. Ce qui importe pour l'orientation
du spectacle, c'est, dit Merleau-Ponty, "mon corps
comme système d'actions possibles" (op.
cit. p.289). Précisons qu'il ne s'agit pas ici
du corps comme chose étendue dans l'espace, c'est-à-dire
comme res extensa (Körper), mais le corps
comme "corps propre", ce que Merleau-ponty
appelle le "corps-sujet", ou, dans sa dernière
ontologie (Le Visible et l'invisible ) la chair
; l'orientation de notre expérience est donc
irréductible, parce que nous sommes toujours
nécessairement à l'oeuvre dans un monde
. L'orientation spatiale est l'envers de notre inscription
dans un monde où nous nous projetons sur le mode
de l'"être-au-monde" (in der Welt
sein ) mis en lumière par Heidegger dans
son grand livre de 1927 (Sein und Zeit ). On
peut tenter de vérifier cette intuition phénoménologique
de l'espace par l'examen minutieux des altérations
perceptives à l'oeuvre dans les grands groupes
de psychoses (article à paraître aux
Presses Universitaires de Rouen ).
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Un autre aspect important de
toute étude sur le phénomène de l'espace
en est la transcription esthétique, dont on peut montrer
l'évolution depuis les origines de l'art grec, par
exemple, jusqu'à l'art moderne et contemporain, en
passant par l'étape décisive du Quattrocento
et l'invention de la perspective, comme procédé
figuratif et représentation de la profondeur. Là
encore, on mesure l'impossibilité de réduire
l'espace à une conception abstraite et unique, comme
le croyait Kant, dans la mesure où l'expérience
de la spatialité devant être rapportée
à notre fixation dans le monde, il existe une spatialité
originale pour chaque modalité de cette fixation. Il
y a autant d'espaces que d'expériences spatiales distinctes,
et cette multiplicité d'expériences se laisse
comprendre, en dernière instance, en référence
à la modulation infinie des actes de notre liberté
dont vit notre existence dans le monde.
Philippe Fontaine
Maître de conférences à l'Université
de Rouen
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