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Philippe Fontaine, Maître
de conférences à l'Université de Rouen
L'échange, Éditions Ellipses , Paris,
2002, 142 pages |
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À
l'approche du phénomène de l'échange,
deux évidences s'imposent d'emblée : l'universalité
de ce phénomène dans toutes les sociétés
humaines, au point qu'on a pu identifier le système
social tout entier à un système d'échange
généralisé ; et, d'autre part, le constat
de l'hétérogénéité phénoménale
des pratiques de l'échange. Ainsi confrontée
à la polysémie de la notion, l'analyse de l'échangez
doit tenter d'en dégager le principe de l'unifiacation,
sorte de foyer sémantique susceptible d'en résorber
l'équivocité.
Mais le même régime sémantique gouverne-t-il,
dans tous les cas, la logique de l'échange ? Cette
logique est-elle la même, lorsque l'échange porte
sur des biens matériels, ou au contraire sur des valeurs
spirituelles ? Échanger une promesse, ou un serment,
est-ce la même chose qu'échanger des marchandises,
des idées, des émotions, des sentiments, des
insultes, des coups ? Enfin, si le fondement de tout échange
semble bien résider dans le principe de réciprocité,
faut-il pour autant accepter la prégnance immédiate
du modèle économique, ou, au contraire, insister
sur ce qui se joue dans l'échange, entre les sujets,
et au-delà de la nature même des "choses"
échangées ?
C'est à ces questions que cet essai tente de répondre,
par l'analyse critique de quatre modalités fondamentales
du phénomène de l'échange : économique,
ethnologique, linguistique, et phénoménologique.
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Consulter
ci-dessous la table des matières |
La question
de l'échange apparaît d'emblée comme indissociable
de l''existence de l'homme en tant qu'"animal politique".
Si l'on estime, en effet, avec Aristote, que l'essence de
l'homme se trouve dans sa double qualité d'animal "raisonnable"
et "politique", le fait même de l'échange
s'impose à nous comme la nécessaire médiation
constitutive de l'être-en-commun de l'homme. Il apparaît
ainsi que l'échange est un fait social "total",
dans la mesure où il concerne l'ensemble de la vie
sociale et politique. Aucune activité, au sein de la
communauté politique, ne semble pouvoir s'excepter
de la sphère de l'échange ; ce qui signifie
, du même coup, que la notion d'échange ne relève
pas du seul domaine économique, concernant l'échange
réglé des biens et des marchandises entre les
hommes. Il faut montrer en quoi l'échange excède
les limites de l'activité mercantile pour affecter
d'autres ordres de réalité, qui concernent l'homme
à un niveau de radicalité peut-être plus
profond que celui de la sphère économique.
Cette diversité de sphères d'activités,
au sein de la cité, dont relève la notion d'échange,
renvoie en fait à la pluralité de significations
de la notion même d'échange ; d'où la
nécessité d'une tentative de définition
de ce terme. Proposons de considérer que le terme d'"échange"
désigne le transfert de biens ou de services entre
deux parties selon les termes d'un accord préalable
; le terme fondamental de cet accord est constitué
par le principe d'"équivalence" des biens
échangés ; la possibilité de cet échange
repose sur la valeur des biens qui font l'objet d'un tel transfert,
et qui constitue précisément ce que l'on appelle
la "valeur d'échange". Ainsi comprend-on
que le sens premier de l'échange soit constitué
par son acception économique ; de fait, le principe
de l'échange, ou du partage, est au coeur de l'approche
économique de l'existence humaine.
Il faut tout de même remarquer que définir
l'échange comme une opération de transfert entre
des biens considérés comme équivalents
permet de mettre en évidence un paradoxe : il n'y a
d'échange que portant sur des biens différents,
hétérogènes (on n'"échange"
pas des biens identiques, au point que, dans une telle occurrence,
ce serait la notion même d'"échange"
qui perdrait tout sens), mais à condition que, par
ailleurs, ces biens soient considérés comme
"équivalents" ; toute l'énigme de
l'échange tient peut-être à ce paradoxe,
de porter sur des réalités à la fois
hétérogènes, et pourtant, par un aspect,
considérées comme homogènes. Il reste
que ce motif de la "circulation" nous ouvre aux
autres sphères d'extension de la notion d'"échange"
: l'échange comme circulation, ce n'est pas seulement
la circulation constitutive du champ économique, comme
circulation des biens, des marchandises, des produits ou des
signes monétaires ; ce peut-être aussi la circulation
de ces autres "produits" (aussi rares que précieux)
que sont, par exemple, les signes linguistiques, les "messages"
(on "échange" des propos, des idées,
des arguments, des opinions, des impressions, etc).
Mais il est un autre sens encore, moins immédiatement
évident pour l'homme des sociétés contemporaines,
mais dont le mérite revient à l'ethnologie de
le mettre en avant : c'est l'échange des femmes, médiation
essentielle dans les systèmes d'alliance et de parenté
propres aux sociétés traditionnelles. C'est
Marcel Mauss, qui, dans son Essai sur le don , a,
le premier, montré l'importance de ce phénomène
; l'anthropologie structurale de C. Lévi-Strauss a
encore approfondi l'étude des systèmes de parenté
dans les sociétés "primitives". L'important
est donc ici que l'échange doit être compris
comme non exclusif des biens matériels, puisqu'il peut
porter sur des idées, des discours, des théories,
des signes, des symboles, ou encore des sentiments, des affects,
des passions. L'essentiel est que les "choses" ainsi
échangées aient une certaine "valeur",
puisque c'est l'existence même de cette valeur, ainsi
que la possibilité de la déterminer, qui rend
possible l'échange. Du moins l'échange implique-t-il,
dans tous les domaines où il trouve à s'exercer,
circulation, et même cercle, tel que ce qui est "échangé"
est moins donné qu'offert, selon une procédure
ostentatoire qui appelle la rétribution, et institue
ainsi, entre les hommes, le principe fondamental de l'échange
comme réciprocité . C'est bien, en effet, cette
réciprocité, ce fait de l'échange, que
les ethnologues repèrent en dernière instance
comme la condition de possibilité du fait social lui-même.
Quel que soit le domaine d'exercice de l'échange,
il présuppose deux conditions irréductibles
: l'existence de sujets susceptibles d'instituer cette relation
d'échange, et, d'autre part, des objets de nature à
être échangés. Ces conditions ne sont
réunies que dans le milieu social, non seulement parce
que la cité est le lieu de coexistence des sujets susceptibles
de contracter entre eux, mais aussi parce qu'elle est garante
de l'institution de principes d'équivalence, ou d'égalité,
principes édictés par l'ordre politique lui-même.
On ne peut vouloir échanger que sur la base de la confiance
réciproque, du sentiment qu'une certaine égalité,
ou qu'un certain équilibre, sont respectés,
et que, dans cet échange, personne n'est lésé,
du moins idéalement. Les conditions de possibilité
de tout échange sont donc multiples : économique
(équivalence relative des biens échangés),
politiques (principes d'égalité permettant l'échange),
voire éthiques (sentiment de confiance dans l'honnêteté
d'autrui). Il apparaît donc que les rapports entre les
hommes, au sein de la société, sont médiatisés
par un certain nombre de valeurs , en tant qu'elles qualifient
les choses sur lesquelles porte l'échange.
Mais si tout échange présuppose
un sentiment de confiance réciproque entre les protagonistes
de la tractation, on voit bien que les valeurs mobilisées
par le fait de l'échange ne sont pas seulement économiques.
La confiance est une valeur éthique, qui peut même
trouver un prolongement métaphysique. En ce sens, l'économique
n'est pas le niveau le plus profond où s'établit
l'échange, puisque ce dernier trouve sa condition dans
le procès de valorisation et de symbolisation caractéristique
de l'instauration du politique comme tel. En d'autres termes,
toute société s'institue au moyen et à
travers la proclamation (explicite ou implicite) de certaines
valeurs fondamentales, posées comme telles, axiomatiquement,
pour ainsi dire, par toute société quelle qu'elle
soit. La commensurabilité des choses échangées,
qui ne peut être naturelle, doit être instituée
(Aristote le note déjà), et elle ne peut l'être
que par la société elle-même. Toute société
constitue son "ordre symbolique", détermination
de valeurs fondamentales, à partir desquelles toutes
les activités à l'oeuvre dans cette même
société doivent être comprises et évaluées.
On comprend alors que l'échange, en tant que fait social
total, ne fait pas exception à cette règle,
et qu'il ne peut lui-même se laisser déchiffrer
qu'à la lumière de ces valeurs fondatrices.
Le sens de l'échange, donc, quel que soit le domaine
où il s'exerce, ne peut prétendre être
indemme de cette détermination valorielle originaire,
et originale ; si nous voulons pourtant tenter d'en comprendre
la signification et les enjeux, ce sera par la prise en compte
des contextes où, à chaque fois, il s'effectue,
mais aussi par la mise au jour des conditions sans lesquelles
il ne pourrait pas avoir lieu. C'est au dévoilement
des conditions de possibilité de tout échange
que cet ouvrage est donc consacré. |
Table
des matières
Introduction : Le principe fondamental de l'échange
comme réciprocité |
I. Le modèle
économique de l'échange
Platon : l'implication politique de l'échange
Aristote : communauté d'intérêts et exigence
de réciprocité
La monnaie, substitut conventionnneldu besoin
La forme mercantile de la chrématistique
Marx : valeur d'usage et valeur d'échange
Division du travail et aliénation
La monnaie comme langage
La monnaie comme représentant universel des richesses
II. Le modèle anthropologique de l'échange
;
les données de l'éthnologie
Echange et culture
M. Mauss : l'échange comme don et "potlatch"
L'échange comme "système des prestations
totales"
"Donner, recevoir, rendre"
Les critiques de la théorie du don
L'échange comme "structure"
Le don et l'échange au regard de la linguistique
La question de l'échange, pour l'anthropologie structurale
De la nature à la culture : de l'universel au particulier
La prohibition de l'inceste
L'univers des règles
Le caractère de raréfaction
Endogamie et exogamie
Le principe de réciprocité
Ethnologie et linguistique
La lecture structurale des mythes |
III. Le modèle linguistique
de l'échange ;
l'échange comme discours et expression
La culture comme système symbolique
Le "langage" animal
Echange et comportement
Le langage gestuel
La déficience expressive du geste
Parole et expression
La parole comme "geste"
Le privilège de la parole dans l'ordre de l'expressivité
IV. De l'échange : du phénomène
à l'être
L'expressivité primordiale du corps
L'intersubjectivité comme intercorporéité
La sensibilité comme réflexivité originaire
Le problème de l'individualité
La constitution de la personne
L'échange comme rencontre
L'échange comme amitié
Conclusion : l'échange comme événement
de la rencontre
Bibliographie |
Aristote
: un extrait de l'Ethique à Nicomaque
"Dans l'opinion de certains, c'est la réciprocité
qui constitue purement et simplement la justice : telle était
la doctrine des Pythagoriciens , qui définissaient
le juste simplement comme la réciprocité. Mais
la réciprocité ne coïncide ni avec la justice
distributive, ni même avec la justice corrective (...)
car souvent réciprocité et justice corrective
sont en désaccord : par exemple, si un homme investi
d'une magistrature a frappé un particulier, il ne doit
pas être frappé à son tour, et si un particulier
a frappé un magistrat, il ne doit pas seulement être
frappé mais recevoir une punition supplémentaire
(...) Mais dans les relations d'échanges, le juste
sous sa forme de réciprocité est ce qui assure
la cohésion des hommes entre eux, réciprocité
toutefois basée sur une proportion et non sur une stricte
égalité. C'est cette réciprocité-là
qui fait subsister la cité : car les hommes cherchent
soit à répondre au mal par le mal, faute de
quoi ils se considèrent en état d'esclavage,
soit à répondre au bien par le bien, - sans
quoi aucun échange n'a lieu, alors que c'est pourtant
l'échange qui fait la cohésion des citoyens.
(...) Or la cohésion,
j'entends celle qui est proportionnelle, est réalisée
par l'assemblage en diagonale. Soit par exemple A un architecte,
B un cordonnier, C une maison et D une chaussure : il faut
faire en sorte que l'architecte reçoive du cordonier
le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contre-partie
son propre travail. Si donc tout d'abord on a établi
l'égalité proportionnelle des produits et qu'ensuite
seulement l'échange réciproque ait lieu, la
solution sera obtenue ; et faute d'agir ainsi, le marché
n'est pas égal et ne tient pas, puisque rien n'empêche
que le travail de l'un n'ait une valeur supérieure
à celui de l'autre, et c'est là ce qui rend
une péréquation préalable indispensable
- Il en est de même aussi dans le cas des autres arts,
car ils disparaîtraient si ce que l'élément
actif produisait à la fois en quantité et qualité
n'entraînait pas de la part de l'élément
passif une prestation équivalente en quantité
et qualité - En effet, ce n'est pas entre deux médecins
que naît une communauté d'intérêts,
mais entre un médecin et un cultivateur, et d'une manière
générale entre des contractants différents
et inégaux qu'il faut pourtant égaliser. C'est
pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent
être d'une façon quelconque commensurables entre
elles. C'est à cette fin que la monnaie a été
introduite , devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure
toutes choses et par suite l'excès et le défaut,
par exemple combien de chaussures équivalent à
une maison ou à telle quantité de nourriture."
Aristote
: Ethique à Nicomaque, V, 8,
1132 b- 1133 a, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, p. 238 sq |
Marx
: un extrait du Capital
"Dès le moment qu'un objet utile
dépasse par son abondance les besoins de son producteur,
il cesse d'être valeur d'usage pour lui et et, les circonstances
données, sera utilisé comme valeur d'échange.
Les choses sont par elles-mêmes extérieures à
l'homme et par conséquent aliénables. Pour que
l'aliénation soit réciproque, il faut tout simplement
que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance
tacite, comme propriétaires privés de ces choses
aliénables, et par cela même comme personnes
indépendantes.(...) Dès que les choses sont
une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec
l'étranger, elles le deviennent également par
contre-coup dans la vie commune intérieure. La proportion
dans laquelle elles s'échangent est d'abord purement
accidentelle. Elles deviennent échangeables par l'acte
volontaire de leurs possesseurs qui se décident à
les aliéner réciproquement. Peu à peu
le besoin d'objets utiles provenant de l'étranger se
fait sentir davantage et se consolide. La répétition
constante de l'échange en fait une affaire sociale
régulière, et avec le cours du temps une partie
au moins des objets utiles est produite intentionnellement
en vue de l'échange. A partir de cet instant, s'opère
d'une manière nette la séparation entre l'utilité
des choses pour les besoins immédiats et leur utilité
pour l'échange à effectuer entre elles, c'est-à-dire
entre leur valeur d'usage et leur valeur d'échange.
D'un autre côté, la proportion dans laquelle
elles s'échangent commence à se régler
par leur production même. L'habitude les fixe comme
quantités de valeur."
Marx : Le
Capital, livre premier, chap. II : "Des échanges",
in : Oeuvres , II, Paris, Pleïade, Gallimard, 1965, p.
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