I. TROIS COMPOSANTES DU CONCEPT DE LAÏCITÉ
« Trois composantes se conjuguent pour former le concept
de laïcité; la première s'applique à
la société civile et la deuxième à
la puissance publique. Seule la troisième, qui s'applique
à l'école républicaine, est problématique
et suppose, pour être fondée, que l'on sorte
du champ strictement juridique. Penser une école laïque,
ce n'est pas penser un simple lieu de tolérance, mais
un lieu autant que possible soustrait à la société
civile; c'est alors à une théorie de ce qui
se fait à l'école - théorie qui engage
à la fois la question du savoir et un concept de l'autorité
- que l'on se trouve renvoyé.
La société civile est le lieu de la coexistence
des libertés, ce qui suppose la tolérance. Personne
n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'aucune, personne
n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'une autre,
personne enfin n'est tenu de n'avoir aucune religion. Une
telle tolérance n'est possible que si un droit commun
règle la coexistence des libertés: il est nécessaire
que les choses relatives à la croyance et à
l'incroyance demeurent privées et qu'elles jouissent
des libertés civiles. Elles peuvent se manifester en
public, mais elles ne deviendront affaire publique, objet
de discours officiel, que si elles sont à l'origine
d'un délit ou d'un crime relevant du droit commun.
Ainsi, c'est le silence et la négativité de
la loi qui règlent la tolérance civile, qui
la rendent possible. Par exemple, on interdit les sacrifices
humains non pas parce qu'ils peuvent être des signes
religieux, mais parce que le meurtre, en général,
est interdit. Voilà pour la version faible de la laïcité,
vue du côté de la société civile.
Ce premier concept en réclame un second, plus fort
et plus fondamental: c'est la laïcité vue du côté
de la puissance publique.
La puissance publique est garante de la tolérance civile:
c'est justement pour cette raison qu'on ne peut pas lui appliquer
cette même tolérance. On ne peut pas accorder
à la puissance publique le droit de jouir de la liberté
religieuse dont jouissent les citoyens. En effet, si l'État
et ses représentants avaient le droit de manifester
une ou des croyances, ils feraient de cette ou de ces croyances
une affaire publique. Par exemple, si les ministres pouvaient
afficher leurs cultes dans l'exercice de leurs fonctions (c'est
une hypothèse d'école, bien sûr, tout
le monde sait que cela ne leur arrive jamais...), ce geste
reviendrait à accréditer officiellement une
ou des religions, à violer un domaine qui doit rester
privé. Donc, la puissance publique est tenue à
la réserve, précisément pour que la société
civile puisse jouir de la tolérance.
À présent, nous avons deux idées: liberté
privée du côté de la société
civile, réserve du côté de la puissance
publique. La seconde idée, plus contraignante, est
condition de la première. On ne peut pas dissocier
ces deux idées, mais on ne peut pas non plus les confondre.
Les confondre, ce serait dans tous les cas de la combinatoire
abolir la liberté de croire ou de ne pas croire. En
effet, réclamer de la société civile
qu'elle observe la réserve imposée à
la puissance publique reviendrait à interdire toute
manifestation religieuse. Inversement, étendre à
la puissance publique la tolérance qui doit régner
dans la société civile reviendrait à
faire de l'État et de ses agents des instruments de
propagande religieuse.
Or un troisième concept, plus problématique,
plus élaboré et plus fondamental apparaît
à travers la question de l'école. Le problème
peut se formuler ainsi: les deux premiers concepts sont-ils
suffisants pour penser la laïcité de l'école?
La réponse est non. Ils sont nécessaires, mais
ils ne sont pas suffisants.
L'école publique est un organe de l'État. À
ce titre, bien entendu, elle est réglée par
le principe de la réserve. Mais une difficulté
apparaît: ce principe s'applique au personnel, en particulier
aux maîtres, aux professeurs. Et les élèves?
Peuvent-ils jouir de la liberté civile en matière
religieuse? Des demi habiles disent : oui, il n'y a pas de
raison… Demi habiles, parce que c'est croire qu'avec
deux concepts on a épuisé la question, on est
dispensé de penser plus loin.
En tout état de cause, on voit que la laïcité
scolaire se présente sous forme de problème.
Le clivage entre maîtres et élèves épouse-t-il
le clivage entre fonctionnaire et administré, entre
la puissance publique et la société civile?
L'élève est-il, dans son rapport au maître,
comparable au citoyen dans ses rapports avec l'administration
publique? Je pense que la réponse est non; mais pour
pouvoir répondre non, il faut construire une théorie,
et c'est ici qu'intervient le troisième concept.
Cela revient en réalité à se demander
ce qu'est un élève et ce qu'est un maître.
Cela revient à se demander pourquoi l'élève
est inclus dans l'espace scolaire. Autrement dit, pour soutenir
ce concept ultime de la laïcité, il faut démontrer
qu'on ne va pas à l'école comme on se rend à
la mairie ou à la perception, ou encore que l'école
n'est pas un service. L'élève n'est pas d'un
côté du guichet et le maître de l'autre.
Pour définir le concept de laïcité scolaire,
il ne suffit pas de s'en tenir à une forme juridique:
il faut tenir compte de ce qui se fait à l'école,
c'est-à-dire de l'instruction.
II. SPÉCIFICITÉ DE LA LAÏCITÉ SCOLAIRE
La construction du concept de laïcité scolaire
suppose qu'on s'efforce de répondre à la question:
pourquoi l'école devrait-elle être soustraite
à la société civile? Il existe des réponses
juridiques, mais elles demeurent partielles ; la réponse
la plus fondamentale ne l'est pas.
Voyons d'abord les raisons juridiques. La première,
c'est que l'école est obligatoire. Or les élèves
qui fréquentent l'école publique n'ont pas choisi
leurs camarades, et c'est d'ailleurs à ce titre que
l'école est un lieu d'intégration et d'égalité.
Tolérer une manifestation religieuse de la part des
uns, c'est l'imposer aux autres qui ne peuvent s'y soustraire.
Quand quelqu'un arbore dans la rue ou dans le métro
un signe religieux que je désavoue, cela ne peut me
gêner en aucune manière : personne ne m'oblige
à rester là. Mais les élèves sont
astreints à la coprésence; ou alors, il faudrait
mettre ensemble ceux qui portent une croix et les séparer,
faire la même chose avec ceux qui portent une kippa,
avec celles qui portent un voile, etc. Outre qu'on n'en aurait
jamais fini, outre que cela revient à rejeter totalement
celui qui n'affiche aucune croyance, cela porte un nom: la
ségrégation. Ce serait transformer l'école
publique en une multitude d'écoles privées particularistes,
fondées sur le principe de la séparation entre
les communautés. Donc, pour que personne ne puisse
se plaindre d'avoir été contraint de subir une
manifestation qu'il désapprouve, et pour qu'il n'y
ait aucune ségrégation, il faut interdire le
port des signes d'appartenance politique et religieuse à
l'école publique.
La seconde raison juridique est que les élèves,
pour la plupart, sont des mineurs, et que leur jugement n'est
pas formé. . Ceux qui prétendent qu'ils doivent
bénéficier de la liberté dont jouissent
les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent
en effet que les élèves disposent d'une autonomie
qu'ils n'ont pas encore conquise : on devrait donc leur assener
le poids de la liberté avant de leur en avoir donné
la maîtrise, en supposant qu'ils trouvent spontanément
en eux la force suffisante pour préserver cette autonomie.
Faire défiler les groupes de pression devant les élèves
(car c'est à cela que se réduit la « nouvelle
laïcité ouverte» : on présente des
« opinions » et l'on dit ensuite, débrouillez-vous,
nous, nous restons «pluralistes », Darwin contre
la Bible, par exemple, à vous de juger...), c'est se
tromper sur la liberté de l'enfant, car la liberté
dépend de la puissance de chacun à se préserver
de l'oppression et de l'aveuglement. Aucun homme de bon sens
ne songerait à demander à un enfant une tâche
au-dessus de ses forces: c'est pourtant ce que font les tenants
de la «laïcité ouverte» - les mêmes
se plaignent, par ailleurs, des programmes surchargés.
Mais ce n'est pas seulement pour des raisons juridiques que
l'espace scolaire doit être soustrait à la société
civile et à toutes ses fluctuations. L'école
doit échapper à l'empire de l'opinion pour des
raisons qui tiennent à sa nature essentielle, c'est-à-dire
à ce qui s'y fait. Il faut donc en venir à la
question du savoir: l'école a pour impératif
de rester laïque et d'exiger la réserve de la
part de tous ceux qui s'y trouvent en vertu de la nature même
de ce qui s'y transmet et de ce qui s'y construit. L'examen
de ce qui se fait à l'école renvoie non seulement
à la question du savoir, mais aussi à celle
de l'autorité.
L'école est un espace où l'on s'instruit des
raisons des choses, des raisons des discours, des raisons
des actes et des raisons des pensées. On s'en instruit
pour acquérir la force et la puissance, je veux dire
celles qui permettent de se passer de guide et de maître.
Du reste il n'y a de véritable force que celle-là
qui me permet d'échapper à la dépendance.
Et cela ne peut se faire qu'en se soustrayant d'abord aux
forces qui font obstacle à cette conquête de
l'autonomie. Il faut échapper à la force de
l'opinion, échapper à la demande d'adaptation,
échapper aux données sociales pour construire
sa propre force. L'école n'a donc pas pour tâche
première d'ouvrir l'enfant à un monde qui ne
l'entoure que trop: elle doit lui découvrir ce que
ce monde lui cache. Il ne s'agit pas d'adapter, ni d'épanouir,
mais d'émanciper. De plus, l'école doit offrir
à tout enfant le luxe d'une double vie: l'école
à l'abri des parents, la maison à l'abri du
maître.
[...] L'enfant qui arrive à l'école ne sait
pas lire, c'est une réalité sociale: faut-il
renforcer cette réalité ou tendre à l'effacer?
Donc la laïcité de l'école requiert des
idées plus hautes qu'une simple forme juridique. Elle
consiste à écarter tout ce qui est susceptible
d'entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire
obstacle au sérieux de la libération par la
pensée. Il est clair que celui qui arrive en déclarant
ostensiblement, d'une manière ou d'une autre, qu'il
n'y a pour lui qu'un livre, qu'une parole, et que le vrai
est affaire de révélation, celui-là se
retranche de facto d'un univers où il y a des livres,
des paroles, d'un univers où le vrai est affaire d'examen,
Il faut donc commencer par le libérer: qu'il renoue
ensuite, s'il le souhaite, avec sa croyance, mais qu'il le
fasse lui-même, par conclusion, et non par soumission.
»
Catherine Kintzler, La République en question,
Minerve, 1996, p. 83-88
Texte cité par H. Pena-Ruiz, La
Laïcité,
Textes choisis et présentés, GF Flammarion,
coll. Corpus, Paris 2003, p. 214-218
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