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Europe Éducation École
Platon,
République, livre VII, 514a-516c
trad : Monique Dixsaut, Professeur de Philosophie à la
Sorbonne,
Éditions Pédagogie Moderne, Paris 1980, p.16-18 |
L’allégorie
de la caverne
et
son interprétation |
S : Socrate, G :
Glaucon « (S) - Après cela compare notre
nature, sous le rapport de l'éducation et de l'absence
d'éducation, à un état du genre de celui
que je vais te décrire. Représente-toi ceci :
des hommes vivant dans une demeure souterraine en forme de caverne;
elle possède une entrée ouverte à la lumière
et s'étendant sur tout la longueur de la caverne. Ces
hommes y séjournent depuis .leur enfance, les jambes
et le cou enchaînés, de sorte qu'ils restent là
et qu'ils peuvent seulement voir ce qui est en face d'eux car,
étant enchaînés ils sont impuissants à
tourner la tête; une lumière leur est dispensée,
celle. d'un feu brûlant loin derrière eux et au-dessus
d'eux. Entre le feu et les prisonniers, représente-toi
à une certaine hauteur .un chemin le long duquel un petit
mur a été construit, pareil à ces panneaux
que les montreurs de marionnettes interposent entre eux et les
spectateurs, et au-dessus desquels ils montrent leurs tours
prestigieux.
(G) - Je vois.
- Alors vois aussi, défilant le long de ce petit mur,
des hommes portant toutes sortes d'objets fabriqués qui
dépassent du mur, statues s de forme humaine et aussi
animaux en pierre ou en bois et choses façonnées
dans toutes les formes possibles; comme on pouvait s'y attendre,
parmi ces porteurs qui défilent certains parlent et d'autres
se taisent.
- L'étrange image, et les étranges prisonniers
que tu nous présentes là!
- Ils nous sont semblables. Tout d'abord, crois-tu en effet
que de tels hommes aient vu d'eux-mêmes et les uns des
autres autre chose que les ombres projetées par le feu
sur la paroi de la caverne qui leur tait face?
- Comment l'auraient-ils pu, puisqu'ils sont contraints
toute leur vie de garder la tête immobile?
- Et pour les objets qui défilent? N'en va-t-il pas de
même?
- Bien sûr que si.
- Cela étant, s'ils étaient capables de dialoguer
entre eux, ne crois-tu pas qu'en donnant un nom à ce
qu'ils voient ils penseraient nommer les réalités
elles-mêmes?
- Nécessairement.
- Et de plus, s'il y avait dans la prison un écho renvoyé
par la paroi qui leur fait face? Toutes les fois que l'un des
porteurs se mettrait à parler, à quoi, je te le
demande, pourraient-ils rapporter cette voix si ce n'est à
l'ombre en train de défiler?
- C'est certainement ce qu'ils feraient, à mon avis.
- Il est donc certain que des hommes dans cette situation
ne tiendraient absolument rien d'autre pour vrai que les ombres
des objets fabriqués.
- Très nécessairement.
- Examine alors ce qui arriverait s'ils étaient délivrés
de leurs chaînes et guéris de leur égarement.
Quelle forme cette délivrance et cette guérison
prendraient-elles, si ce que je vais dire leur arrivait en vertu
de leur naturel? Chaque fois que l'un d'eux serait délié
et contraint soudainement de se lever, de tourner la tête,
de marcher et de lever son regard vers la lumière, il
souffrirait en accomplissant tous ces actes et, en raison de
la lumière éblouissante, il serait incapable de
regarder les objets dont il voyait tout à l'heure les
ombres. Que déclarerait-il à ton avis si on lui
disait qu'il n'a vu auparavant que balivernes et que maintenant,
plus proche dans une certaine mesure de la réalité
et tourné vers des choses ayant plus d'être, il
a une vision plus correcte - et en particulier si, lui montrant
chacun des objets qui défilent, on le contraignait par
des questions à répondre sur ce qu'est chacun
d'eux? Ne crois-tu pas qu'il serait embarrassé et qu'il
jugerait que les choses qu'il voyait tout à l'heure sont
plus vraies que les objets qu'on lui montre à présent?
- Beaucoup plus vraies, à coup sûr.
- Et si on le forçait alors à regarder la lumière
elle-même, ses yeux ne le feraient-ils pas souffrir et
ne se détournerait-il pas pour chercher refuge du côté
des choses qu'il a la force de regarder? Ne les jugerait-il
pas réellement plus claires que celles qu'on lui montre?
- Oui.
- Et si quelqu'un, usant de violence, le tirait de là
où il se. trouve tout au long de la montée rude
et escarpée et ne le lâchait pas avant de l'avoir
traîné dehors, à la lumière du soleil,
à ton avis ne souffrirait-il pas, ne s'indignerait-il
pas d'être ainsi traîné? Une fois parvenu
à la lumière et les yeux remplis de son éclat,
ne lui serait-il pas impossible de voir même un seul de
ces objets que nous disons maintenant véritables?
- Il ne le pourrait pas, du moins pas tout de suite.
- Une accoutumance, je pense, serait nécessaire pour
qu'il soit capable de discerner les objets d'en haut. Ce qu'il
discernerait plus. facilement, ce serait d'abord les ombres,
puis les reflets. dans l'eau des hommes et de toutes les autres
réalités, enfin les réalités elles-mêmes.
A partir de là, en ce qui concerne les corps célestes
et le ciel lui-même, il aurait moins de mal à les
contempler pendant la nuit, en tournant son regard vers la lumière
des astres et de la lune, qu'il n'en aurait à contempler,
de jour, le soleil et la lumière du soleil.
- Certainement.
- Pour finir, je suppose, il aurait enfin la force de regarder
le soleil, non pas reflété dans l'eau ou sur quelque
autre surface, mais lui-même en lui-même, en son
lieu propre, et il le verrait tel qu'il est.
- Nécessairement.
- Après cela il pourrait, réfléchissant
à son propos, conclure que c'est lui qui produit les
saisons et les années, lui qui administre tout ce qui
existe dans le lieu visible et que, de toutes les choses que
les prisonniers voyaient, il est d'une certaine façon
la cause.
- Il est évident que c'est là qu'il en viendrait
au terme de toutes ces expériences.
- Mais alors, s'il venait à se souvenir de sa première
demeure et du «savoir» qu'on y avait, et de ceux
qui y étaient enchaînés avec lui, ne crois-tu
pas qu'il trouverait du bonheur à son propre changement
et qu'il prendrait les autres en pitié? »
-Tout à fait.
(Platon, République VII, trtad. Monique Dixsaut,
p.16-18) L'interprétation
de l'allégorie
1 - Elle représente l'éducation.
En interprétant son allégorie « à
l'aide de ce qui a été dit auparavant» (517
b), Platon tire lui-même deux conclusions. La première
en définit l'objet : c'est l'éducation (la paideia),
dont la tâche est d'arracher l'âme au monde visible
pour la mener vers l'intelligible, aux dernières limites
duquel se trouve l'Idée du Bien. La seconde montre que
la charge des affaires politiques est une contrainte exercée
sur le philosophe, explique pourquoi c'en est une et pourquoi
le philosophe doit l'accepter.
Platon insiste tout d'abord sur le fait que la Caverne est une
image et que « Dieu sait si elle est vraie ».
Mais du Bien en lui-même nous ne savons encore rien, sinon
que c'est lui, dans sa réalité, qu'il faut rechercher,
et que c'est vers lui que doit s'orienter toute éducation.
Il ne s'agit nullement chez Platon de la recherche de «
valeurs morales », il s'agit de comprendre qu'il ne sert
à rien d'apprendre ou de faire quoi que ce soit, d'enseigner
ou d'élaborer quelque science que ce soit, si l'on ne
sait pas d'abord ce que l'on veut être.
Il est vain de prétendre conduire une politique si l'on
ignore ce qui convient à un homme pour qu'il soit parfaitement
un homme : un être qui comprend une part «surhumaine»
et divine. Le principe de divinité dans l'homme, le moyen
qu'il a de se dépasser, de dépasser les intérêts,
les opinions, les occupations empiriques, Platon le nomme intelligence.
Cette puissance existe en tout homme, mais elle est mal dirigée,
mal orientée, au point qu'elle s'en oublie elle-même.
L'éducation constitue ce moyen de tourner l'âme
vers ce qui lui convient, la nourrit, la satisfait. Elle n'est
pas, comme le proclament les sophistes, une simple transmission
de connaissances de celui qui sait à celui qui ne sait
pas. Avant d'apprendre quoi que ce soit, encore faut-il que
l'âme se ressouvienne de sa puissance d'apprendre, de
son intelligence. Cela ne lui est possible qu'à la condition
de s'être d'abord purgée, purifiée, délivrée
de tout ce qui l'encombrait, d'avoir coupé « les
masses de plomb» qui l'enchaînent aux plaisirs sensibles.
Tous les hommes ont une faculté d'apprendre, mais la
plupart se comportent comme s'ils l'avaient oubliée.
Et quand ils l'utilisent, ils l'utilisent pour en tirer le plus
d'avantages possibles, argent, honneurs, plaisirs.
2 - Elle justifie le gouvernement des philosophes.
Ceux qui sont capables d'arriver au terme et d'éprouver
la sorte de plaisir qui consiste à penser, n'auront aucune
envie de « redescendre», de prendre leur part de
vie et d'affaires humaines, et ils risquent de se croire«
transportés tout vivants aux Îles des Bienheureux
». Envers les autres Etats, le philosophe qui s'est formé
malgré tout, en dépit de tout, n'a aucune dette.
Mais dans l'Etat idéal on lui a conféré
une éducation meilleure et plus achevée, et il
lui incombe dès lors d'appliquer son savoir, d'en tirer
les conséquences pratiques, afin de sauvegarder ce type
d'éducation et ce type d'Etat.
Platon rappelle alors à Glaucon qui « avait oublié»
un principe déjà énoncé à
propos des gardiens quand il s'agissait de la communauté
des femmes et des enfants: ce n'est pas le bonheur d'une classe
de citoyens privilégiés qu'il faut réaliser,
mais celui de la cité toute entière. On se trouve
à présent devant un paradoxe: voulant former les
meilleurs gouvernants du meilleur des Etats, on a formé
des hommes qui désirent tout autre chose que gouverner,
des hommes qui semblent être les plus étrangers,
à la politique : des philosophes, que tous leurs désirs
et tous leurs intérêts détournent de la
politique. Quand de tels hommes, par hasard, par miracle, apparaissent
dans les Etats existants, au pire on les met à mort,
au mieux on se moque de leurs spéculations et tout se
passe, de fait, comme s'ils n'existaient pas. Platon va tenir
le paradoxe, et même le pousser jusqu'au bout : la philosophie
est bien, en un sens, parfaitement inutile, si l'on ne reconnaît
comme utile que ce qui procure la santé, le bien-être,
la puissance.
Mais si l'on comprend que le philosophe est le seul à
pouvoir atteindre et connaître la nature du Bien, donc
de ce qui est bon, on comprend aussi qu'il est le seul à
pouvoir être vraiment utile à l'État. Or
il n'en a nul désir. C'est précisément
son mépris du pouvoir, sa répugnance envers ce
type de pouvoir, lui qui a découvert une tout autre puissance
(celle qui consiste à comprendre, à inventer,
à « enfanter de beaux discours»), qui le
désignent comme étant le plus apte à gouverner.
Parce qu'il préfère une autre manière de
vivre, parce qu'il jouit d'une autre puissance et d'un autre
plaisir, il faut le contraindre à gouverner. Cela ne
lui fera aucun plaisir, car cela ne lui apprendra rien: il ne
pourra que se contenter d'appliquer ce qu'il sait déjà,
il sera obligé de renoncer à la souveraine liberté
de la pensée pour se soucier des conséquences.
Mais c'est précisément parce qu'il ne prendra
le pouvoir qu'à regret, et l'abandonnera avec joie, qu'il
garantira la paix dans la cité.
Pour bien conduire les affaires de l'État, il faut donc
être tout autre chose qu'un politique, il faut voir de
plus haut: et pour former des gouvernants, ce n'est pas les
sciences politiques qu'il faut leur enseigner, mais bien des
sciences capables de les mener jusqu'au terme de l'intelligible,
de la partie la plus brillante de l'être : jusqu'à
l'Idée du Bien. »
Monique Dixsaut,
Professeur de Philosophie à la Sorbonne
Platon, République, VII, Éditions Pédagogie
Moderne, Paris 1980, p.111-113 |
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à consulter :
- Platon,
Ce que l'éducation
n'est pas
- Kant, Éduquer
en vue de l'avenir
- Fichte, Vertu anthropogène
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