Quelle est la fin de l'instruction? Former un homme capable
de penser et d'agir par lui-même. Il lui faudra pour
cela disposer des références que fournit la
culture. Mais seule la puissance du jugement éclairé
peut donner sens et réalité à ce projet.
Un tel homme sera en mesure de se conduire, c'est-à-dire
d'être l'auteur de ses actions comme de ses pensées.
En ce sens, l'instruction est le fondement décisif
d'une éducation qui se propose de former des hommes
libres. C'est dire que l'autonomie rationnelle de la personne
va de pair avec sa lucidité morale, et que l'érudition
ne saurait y suffire. Le maître qui émancipe
le jugement de l'élève ne peut être confondu
avec le maître qui domine. Le latin dirait que le magister
se distingue du dominus : celui
qui m'instruit pour que je puisse un jour me passer de maître
n'a rien à voir avec celui qui entend exercer sur moi
un pouvoir de domination. Le premier permet de résister
au second, et c'est en ce sens que l'on a pu parler d'école
libératrice.
L'« institution des enfants »,
dont parle Montaigne, requiert donc des maîtres savants,
certes, mais qui ne confondent pas la connaissance avec l'érudition.
La véritable instruction suppose la présence
à soi de la conscience dans la connaissance. Comprendre,
ce n'est pas seulement se souvenir, et l'on peut « apprendre
par coeur » sans avoir l'intelligence réelle
de chose ainsi «apprise». Quant
aux savoirs, ils ne peuvent s'accumuler sans ordre à
la façon d'objets inertes transmis rangés. Il
ne s'agit donc pas de s'en remplir comme on remplirait un
vase, mais de s'en nourrir intérieurement, pour façonner
cette puissance de jugement qui fonde réellement la
lucidité.
La « tête bien faite» ne
suppose pas une tête vide, mais un type d'existence
du savoir qui en fasse la sève de la lucidité.
Montaigne précise que la « tête
bien pleine » n'est pas en fait réellement
opposable à la « tête bien
faite » si elle se caractérise
par la richesse d'une culture maîtrisée, bien
différente d'une érudition par simple empilement.
Tout dépend de la façon dont les connaissances
s'y agencent en une « tête bien faite
». Les deux exigences ne sont pas incompatibles dès
lors que le souci prioritaire est de mettre en perspective
l'acquisition des connaissances et la sagesse qui en finalise
la raison d'être.
Il ne s'agit en aucun cas de prétendre que le savoir
comme tel n'a pas de valeur, mais de s'en prendre à
la valorisation de la seule mémoire cumulative. Rabelais
avait déjà tourné en dérision
l'apprentissage fondé sur la mémoire mécanique,
comme celui qui consistait à faire apprendre à
Gargantua une grammaire latine en dix-huit ans et onze mois,
avec le souci qu'il pût en fin de compte la réciter
« par coeur et à revers ».
Mais comme Rabelais également, Montaigne critiquait
l'ignorance parée de sophistique qui prétendrait
opposer la tête bien faite à la tête bien
pleine.
Le «conducteur» sera d'autant
mieux en mesure d'instruire pour émanciper qu'il aura
lui-même cultivé un rapport vivant au savoir,
et pour cela se sera davantage efforcé d'être
apte à bien penser. L'entendement ne s'oppose à
la science que si celle-ci se fige dans la simple mémorisation
de savoirs tout faits, sans compréhension active de
ce qui les fonde, ni appréhension de leur sens dans
la recherche du vrai et du bien. « Science
sans conscience n'est que ruine de l'âme.
»
Ici se joue le sens de l'idéal encyclopédique,
trop souvent confondu avec l'empilement sans principe de connaissances
diverses. L'encyclopédie, selon l'étymologie,
c'est l'éducation embrassant l'ensemble des connaissances
dans un cercle raisonné, c'est-à-dire au sein
d'un ordre qui permette de saisir le sens et la portée
de chacune. Ainsi comprise, elle est aux antipodes de la caricature
trop usuelle qui sous le nom péjoratif d'« encyclopédisme
» entend la disqualifier. L'idéal encyclopédique
est bien celui d'une unité organique des savoirs, visant
le savoir, en son sens émancipateur
et critique. Chez Rabelais déjà, l'encyclopédie,
comme ensemble complet de connaissances, permet une reconnaissance
de la place, du statut, de chaque savoir. La systématisation
circulaire (en grec, enkuklos) s'accorde
parfaitement avec l'idée d'un cycle entier de formation
(païdeia), dans la mesure où
l'édifice des connaissances acquises par l'humanité
entière peut fournir la base de l'instruction de chaque
homme, et soutenir ainsi le processus éducatif en lui
transmettant toute la richesse d'un héritage.
L'élève, le petit homme, se met à l'écoute
de toute l'humanité, de la culture universelle, pour
s'élever lui-même à la plénitude
de son être, à la pensée instruite qui
délivre des faux-semblants du vécu immédiat
et participe à la construction toujours difficile de
la lucidité. Quant à la dimension critique et
libératrice de l'idéal encyclopédique,
il faudra y revenir plus loin, mais il est déjà
possible de rappeler que l'encyclopédie des humanistes
de la Renaissance s'oppose aux totalisations dogmatiques et
autoritaires des « Summae
» médiévales, sommes de savoirs sous finalité
émancipatrice.
C'est le sens de l'institution des enfants, puis de l'institution
scolaire, qui peut se comprendre à partir de là.
« L'École est le lieu où l'on va s'instruire
de ce que l'on ignore ou de ce que l'on sait mal pour pouvoir,
le moment venu, se passer de maître» (Jacques
Muglioni, Philosophie, Ecole même combat,
1984). Une telle définition peut valoir pour toute
école, particulière ou générale.
Mais dans le cas d'une institution publique, soucieuse de
soustraire l'instruction à la disparité des
situations de fortune et de pouvoir comme de culture familiale,
elle prend un sens d'une singulière portée.
L'instruction n'est pas simple acquisition de biens culturels,
de connaissances détenues sur le mode de l'avoir. Elle
concerne l'être, qui s'accroît et se révèle
tout à la fois au fur et à mesure qu'il prend
ainsi conscience de ses potentialités et qu'il les
accomplit. Spinoza le rappelle, dans un langage fort: la puissance
de comprendre, en se développant, accroît la
puissance d'agir, qui à son tour stimule et féconde
la puissance de comprendre. Cette dialectique heureuse fait
advenir l'autonomie de jugement, ressort essentiel de la liberté.
L'instituteur ou le professeur n'a rien d'un dispensateur
d'informations qui traiterait les connaissances comme des
objets morts, à « transmettre» comme on
transporte un objet d'un lieu à un autre.
Agissant pour que mûrisse, par la culture et les repères
essentiels dont elle s'assortit, le pouvoir de juger, il apprend
effectivement à l'élève ce qui, un jour,
lui permettra de se passer de maître. La présupposition
généreuse d'une telle démarche est que
tout homme détient la puissance de penser, et qu'il
ne s'agit que de l'éveiller à elle-même,
de l'élever, comme dit si bien le mot élève.
Instruction et formation du jugement ne sont donc pas dissociables.
L'enjeu, c'est l'émancipation intellectuelle et tous
les registres d'émancipation qu'elle rend possibles:
l'homme, le citoyen, le travailleur, peuvent alors assumer
la liberté. Ils s'accomplissent ensemble, et non de
façon inversement proportionnelle. Former l'homme,
dans la plénitude de ce qu'il peut être, c'est
donner au citoyen sa référence la plus exigeante
et son assise la plus sûre. Instruire le futur citoyen
afin que sa raison puisse juger librement et fonder l'autonomie,
c'est donner au travailleur une culture universelle qui le
libère de sa place dans la division du travail; c'est
lui permettre également de ne pas s'enfermer dans l'unidimensionnalité
d'un métier.
L'école ouvre alors sur le légitime souci de
soi, compris à l'échelle de toute l'humanité.
Une telle école ne se soucie pas seulement de ce que
l'homme fera dans son « travail » : elle veut
rendre possible la richesse de son épanouissement,
et faire éprouver la diversité de ses registres.
Un homme qui s'ennuie, captif des données particulières
de son existence, prisonnier d'une vision du monde induite
par la seule division du travail, c'est déjà
un citoyen en déshérence - proie facile pour
les fanatismes d'exclusion ou les haines de compensation,
ou tout simplement l'idéologie douce des préjugés
ordinaires. L'idéal de la tête bien
faite, dont rêvait Montaigne, n'a rien
perdu de son actualité. »
Henri Pena-Ruiz,
Professeur de Philosophie en Première Supérieure
au Lycée Fénelon,
Professeur de Philosophie à l’Institut d’Études
Politiques de Paris
Le roman du monde, Flammarion, Paris
2002, p.360-363
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