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Retour à Pascal
Pierre
Magnard,
Professeur de Philosophie à la Sorbonne,
Le vocabulaire de Pascal
Éditions Ellipses, Paris, 1997
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Moi
Certains ont voulu imputer à une influence cartésienne
la thématique pascalienne du « moi ».
En leur faveur, on citera le fragment 135 qui semble composer
l'argument central de la Méditation II et la preuve a
posteriori de la Méditation III
: «Je sens, écrit Pascal,
que je puis n'avoir point été, car le moi consiste
dans ma pensée. Donc moi qui pense n'aurais point été,
si ma mère eût été tuée avant
que j'eusse été animé. Donc je ne suis
pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel
ni infini. Mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être
nécessaire, éternel et infini»
(135). Le rapprochement s'impose ici comme d'ailleurs pour d'autres
fragments, mais les autres occurrences du mot «
moi» relèvent d'un autre registre, celui
de l'amour propre: le moi n'est plus le sujet qui pense mais
l'objet d'un retour de l'homme sur lui-même en quête
de sa singularité; cette expérience est le plus
souvent décevante. Pourtant on peut incontestablement
parler d'un égotisme de Pascal qui, ne voulant convenir
avec Montaigne des méfaits de l'âge, s'écrie:
«Je me porte envie à moi-même. Ce
moi de vingt ans n'est plus moi»
(Pensées inédites V).
** Bien sûr, la source ici est encore Montaigne: «
J'ai des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente-cinq
ans ; je les compare à celui d'asteure, combien de fois
ce n'est plus moi! » (Essais
III, 13). Au-delà d'une certaine complaisance
narcissique, Pascal aura retenu chez Montaigne le souci de se
connaître lui-même. Sans doute parce qu'il s'en
sent très proche, il veut s'en distinguer, lui reprochant
de « parler trop de soi» (649)
: « Le sot projet qu'il a de se peindre et cela
non pas en passant... mais par un dessein premier et principal
» (780). Et si c'était lui-même
que Pascal cherchait en Montaigne, se projetant en quelque sorte
dans les Essais comme en un miroir: « Ce n'est
pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve
tout ce que j'y vois» (689). Mais qu'y trouve-t-il
justement si ce n'est une violente mise en cause des prérogatives
que voudrait s'attribuer le moi? Contre une certaine philosophie
qui voudrait en faire le juge de tout, Montaigne écrit:
«Notre veillée est plus endormie que le
dormir, notre sagesse moins sage que la folie, nos songes valent
mieux que nos discours. La pire place que nous puissions prendre,
c'est en nous» (Essais
II, 12). Plus radicale encore la disqualification qu'il fait
de la raison quand nous la situons en notre âme, car alors
« nous dérobons le nom
à fausses enseignes» de ce qui ne saurait
loger que « dans le sein de Dieu»
(ibid.).
*** Le thème le plus constant sera la critique de l'amour
de soi, incompatible avec l'amour de Dieu: « Il
faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi» (373).
Le moi est donc « haïssable»
parce qu'« il est injuste en soi en ce qu'il se
fait le centre de tout» et parce
qu'"il est incommode aux autres en ce qu'il les
veut asservir » (597). Ce moi que la civilité
se borne à cacher, la piété chrétienne
se doit de «l'anéantir »
(1006). La raison en est que l'amour de soi est exclusif de
tout autre amour: l'amour de soi est-il autre chose que cet
instinct qui le porte à se faire Dieu (617)? Cette incroyable
inflation du moi n'a égard qu'à la déception
qu'il nous cause: « II veut être grand,
il se voit petit; il veut être heureux et il se voit misérable;
il veut être parfait et il se voit plein d'imperfections;
il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes
et il voit que ses défauts ne méritent que leur
aversion et leur mépris» (978). Le moi
qu'est-il au demeurant? Si on le dépouille de qualités
usurpées ou d'attributs imaginaires, il n'est rien (688).
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Pascal, Ellipses, Paris, 2001,
p.36-37 |
Autres extraits :
Coeur - Divertissement
- Finesse - Pari
- Vérité
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