Un extrait : pp. 55-57
Usage
* Usage, usance, user, usure… 397 occurrences d’un
mot aussi expédient qu’il est discret, ne perdant
rien de sa vigueur à être si souvent employé.
L’usage ne renforce-t-il pas tout ce qu’il met
en œuvre ? Il n’est d’autre loi aux choses
domestiques et politiques : « La forme de vivre
plus usitée et commune est la plus belle ; toute particularité
m’y semble à éviter, et haïrais autant
un allemand qui mit de l’eau au vin qu’un français
qui le boirait pur. L’usage public donne loi à
telles choses » (III, 13, p. 1104). Le trait
est déjà relevé dans le Journal de voyage,
dont l’auteur pose en règle, qui ne saurait être
transgressé, de se soumettre toujours et partout aux
us et coutumes des pays traversés. La comparaison serait
mal venue d’en juger : « Selon mon humeur,
à affaires publiques, il n’est aucun ni mauvais
train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la
constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement.
Nos mœurs sont extrêmement corrompues et penchent
d’une merveilleuse inclination vers l’empirement
; de nos lois et usances, il y en a plusieurs barbares et
monstrueuses ; toutefois, par la difficulté de nous
mettre en état et le danger de ce croulement, si je
pouvais planter une cheville à notre roue et l’arrêter,
je le ferais de bon cœur » (II, 17, p.
655). La leçon du voyage est moins la relativité
des usages que cette étrange autorité qu’ils
ne doivent, en fait, qu’à eux-mêmes.
** Quel meilleur « préservatif »
que « l’usage »
pour se défaire de « cette dangereuse
peste qui se répand tous les jours en nos cœurs
» (II, 12, p. 559) ! Montaigne fait allusion
à la réforme, ajoutant : « En
quoi, il vous siera mieux de vous resserrer dans le train
accoutumé, quel qu’il soit, que de jeter votre
vol à cette licence effrénée »
(ibid.). Étrange critère de vérité,
diraient les « nouveaux docteurs »
! La question n’est pas là, car dans l’impossibilité
d’y voir clair, mieux vaut suivre le cours des choses.
N’est-ce pas l’usage qui fait la force de la loi,
qui n’est au demeurant qu’une coutume invétérée
? Si « chaque usage a sa raison »,
c’est parce qu’il n’est de raison que dans
la conformité à ce qui se fait et s’est
toujours fait (III, 9, p. 985). Les sages et les doctes voudraient
nous en écarter : « À quoi faire,
leur répond Montaigne, ces pointes élevées
de la philosophie sur lesquelles aucun être humain ne
se peut rasseoir et ces règles qui excèdent
notre usage et notre force ? « (id., p. 989).
Quant au commerce des hommes, « il faut se démettre
au train de ceux avec qui vous êtes et parfois affecter
l’ignorance. Mettez à part la force et la subtilité
: en l’usage commun, c’est assez d’y réserver
l’ordre » (III, 3, p. 822).
*** L’habitude est seconde nature. De nature, Montaigne
consent à payer les «bien rudes usures
», quand il renonce à «
trancher la vie dans le vif et dans le sein »,
comme le feraient les « chirurgiens »
(II, 37, p. 759). L’usage n’apporte-t-il pas parfois
la résolution ? «Il y a bien plus de
constance à user la chaîne qui nous tient qu’à
la rompre et plus d’épreuve et de fermeté
en Regulus qu’en Caton » (II, 3, p. 352).
C’est parfois « vigueur et courage »
que de soumettre à « l’usage de
la vie ordinaire de violentes occupations et laborieuses pensées
», ainsi quand on voit « César
et Alexandre, au plus épais de leur grande besogne,
jouir si pleinement des plaisirs naturels et par conséquent
nécessaires et justes » (III, 13, p.
1108). Nous ne saurions avoir « autre patron
et règle de perfection que (nos) propres mœurs
et usances » (I, 49, p. 296). La relativité
de nos coutumes ne saurait nous empêcher de nous y tenir
et si « l’usage nous dérobe le
vrai visage des choses » (I, 23, p. 116), c’est
sans doute parce que nous n’avons pas à nous
y conformer pour agir.
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Montaigne, Éditions
Ellipses 2002, pp.
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