Un extrait : pp. 37-38
Moi
* 664 occurrences du mot «
moi » constituent un fait sans précédent
dans l’histoire littéraire. Mythique, cosmologique
ou christologique, l’anthropologie traditionnelle n’était
pas égologique. L’apex mentis
ou le château de l’âme des spirituels rhéno-flamands
avaient une acception toute spirituelle, non pas psychologique.
Le précédent augustinien faisait l’épreuve
d’une intériorité révélatrice
d’un Autre plus moi-même que moi. Pour être
une singularité, l’homme universel de Léon-Baptiste
Alberti et même de Léonard de Vinci n’est
pas encore un « moi ». Montaigne
le premier professe hardiment : « La plus grande
chose du monde est de savoir être à soi »
(I, 39, p. 242). Le problème est alors celui de la
définition d’une sphère du propre, où
l’homme pourrait établir son «
chez soi ». L’enjeu serait double : une
appropriation par l’homme de ses pensées, une
recherche de l’identité personnelle.
** Ce lecteur invétéré qu’est Montaigne
se cherche au fil des bons mots que lui apportent les livres
: « Il peut advenir à tel de dire un
beau trait… Il n’y faut point toujours céder
» mais se demander comment une pensée
est « logée en son auteur »
(III, 8, p. 936). Qui parle quand quelqu’un s’exprime
et d’où parle-t-il? «J’ouïs
journellement dire à des sots des mots non sots ; ils
disent une bonne chose ; sachons jusques où ils la
connaissent; voyons par où ils la tiennent»
(id., p. 937). Le degré d’intériorité
fait l’authenticité d’une pensée.
Traitant du hasard des rencontres et de la nécessité
d’être disponible à chacun, Montaigne note
: « Je louerais une âme à divers
étages qui sache se tendre et se démonter…
qui puisse deviser avec son voisin… J’envie ceux
qui savent s’apprivoiser au moindre de leur suite »
(III, 3, p. 821). Quelle plongée en soi-même
le triple commerce des dames, des amis et des livres ne va-t-il
permettre de réaliser ! Cette prospection ne saurait
nous garder de l’ultime inventaire, quand nos forces
finissent par faillir ; nous devrons alors «nous
dénouer de la société»,
nous « retirer et resserrer en nous»,
« nous gardant d’être importuns
à nous-mêmes » (I, 39, p. 242).
Il faut bien faire retraite en ce terrier où, tel le
lapin, nous venons « conniller »,
sachant que de quelque « vigueur dédaigneuse
» que nous ayons voulu nous fortifier, nous
sommes « d’un point plus bas »
(III, 9, p. 978), où, même devant la mort, nous
gardons notre assiette.
*** « J’ai des portraits de ma forme de
vingt et cinq et de trente cinq ans ; je les compare avec
celui d’asteure ; combien de fois ce n’est plus
moi ! » (III, 13, p. 1102). La vie fut un long
jeu de rôle ; le devoir de l’honneur, le souci
de la gloire l’exigèrent ; la sagesse parfois
y trouve son compte ; on vous honore indûment, mais
on vous fait aussi souvent injure hors de propos : «
Est-ce de vous qu’on parle ? On vous prend pour un autre…
il n’y a rien en moi de ce qu’ils disent »
(III, 5, p. 847). Que pense-t-on gagner « en
se produisant au monde en masque, dérobant son vrai
être à la connaissance du peuple ?… ceux
qui se méconnaissent, se peuvent paître de fausses
approbations, non pas moi qui me vois et qui me recherche
jusques aux entrailles, qui sait bien ce qui m’appartient
» (ibid.). Nous avons pris la pose, nous donnant
un « visage peint trop haut en couleur et trop
sophistiqué, d’où naissent tant de divers
portraits d’un sujet si uniforme » (III,
13, p. 1073). Nous en oublions que « nos vacations
sont farcesques » et le monde une comédie
; « il faut jouer dûment notre rôle,
mais comme rôle d’un personnage emprunté.
Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire
une essence réelle, ni de l’étranger le
propre » (III, 10, p. 1011). La fortune nous
a fait manant ou empereur ; l’important est de «
savoir jouir de soi à part et se communiquer comme
Jacques et Pierre, au moins à soi-même »
(id., p. 1012).
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Montaigne, Éditions
Ellipses 2002, pp. 37-38
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