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Pierre Magnard,
Professeur Émérite de Philosophie à la Sorbonne,


Le vocabulaire de Montaigne

Éditions Ellipses, Paris, 2002

Un extrait : pp. 11-13


Conscience


*Si la conscience est, originellement, le principe par lequel l'homme se gouverne, la première acception en est morale : le mot désigne le sens par lequel nous avons conscience du bien et du mal. Qu'il y ait, chez saint Thomas, une présence spontanée de l'âme de l'âme à elle-même semblerait justifier l'usage du mot "conscience" en son acception psychologique, mais le Docteur angélique use alors des mots "connaissance habituelle" pour désigner cette relation directe et immédiate du pensant à lui-même. L'analyse de la réflexion (retour de l'âme sur elle-même) n'apporte pas une nouvelle terminologie. Il appartiendra à Montaigne d'élargir l'usage du mot "conscience".

**Bien sûr, l'acception la plus répandue reste morale ; il importe donc de voir comment va poindre la nation d'une conscience de soi, au travers de l'épreuve de la "liberté de conscience" à laquelle est consacrée tout un essai (II, 19). Le mot "conscience" est associé à celui de "vertu" et de "sagesse" (I, 2, p.11), à celui de "prudence" (I, 21, p.106), à celui de "religion" (II, 2, p.343). La conscience peut "se prostituer" (III, 1, p.799), il en est qui "envoient leur conscience au bordel" (III, 5, p.846), elle peut être tourmentée de remords (III, 8, p.942), se repentir (III, 2) et s'amender (id., p.816); elle est alors "en repos" (III, 13, p.1112).

***Si la conscience est un guide moral, elle se montre peu à peu révélatrice de notre for intérieur en ce qu'il a de plus secret : "Tant est merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-mêmes et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous" (II, 5, p.367). Il y a donc un procès intérieur, qu'il s'agit de régler soi-même : "Ma conscience se contente de soi, non comme de la conscience d'un homme ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme" (III, 2, P.806). Cette appropriation de soi explique sans peine le passage à la notion de "liberté de conscience". Cette notion s'impose comme l'ultime recours en un temps où la France est "agitée de guerres civiles" (II, 19, p.668). Certes le sens lui en vient de son ami Étienne de la Boétie, qui en son Discours de la servitude volontaire et en son Mémoire sur l'édit de Janvier 1562 en est, avant la lettre, le théoricien; allusion y était faite dans l'essai I, 28. Cependant c'est à la faveur d'une transposition que Montaigne en offre un tableau en II, 19, avec le fameux portrait de l'empereur Julien qui, dans sa capacité de tenir les contraires, témoigne de cette amplitude et de cette force de l'âme, qui fonde sa liberté. On dira paradoxale la référence à celui que les Pères de l'Église appelèrent "l'apostat", mais c'est de la part de Montaigne piété envers la religion, qu'en son temps, ligueurs et religionnaires dénaturent en l'invoquant pour justifier violence, exactions, persécutions, massacres, voire barbarie. L'essai III, 12 dénonce cette "monstrueuse guerre", qui "se venge et se défait par son propre venin... de nature si maligne et ruineuse qu'elle se ruine avec le reste et se déchire et démembre de rage" (p.1041). La liberté de conscience est de savoir se tenir en repos dans ce "brouillis", comme le "moyeu" de la roue, quelque mouvement qui emporte celle-ci (II, 6, p.373) ; Montaigne y cherche son "assise", comme en un point fixe.


Pierre Magnard,

Le vocabulaire de Montaigne
, Éditions Ellipses 2002, pp.11-13



Autres extraits :


Expérience - Interprétation - Moi - Usage