Un extrait : pp. 11-13
Conscience
*Si la conscience est, originellement, le principe par lequel
l'homme se gouverne, la première acception en est morale
: le mot désigne le sens par lequel nous avons conscience
du bien et du mal. Qu'il y ait, chez saint Thomas, une présence
spontanée de l'âme de l'âme à elle-même
semblerait justifier l'usage du mot "conscience"
en son acception psychologique, mais le Docteur angélique
use alors des mots "connaissance habituelle"
pour désigner cette relation directe et immédiate
du pensant à lui-même. L'analyse de la réflexion
(retour de l'âme sur elle-même) n'apporte pas
une nouvelle terminologie. Il appartiendra à Montaigne
d'élargir l'usage du mot "conscience".
**Bien sûr, l'acception la plus répandue reste
morale ; il importe donc de voir comment va poindre la nation
d'une conscience de soi, au travers de l'épreuve de
la "liberté de conscience"
à laquelle est consacrée tout un essai (II,
19). Le mot "conscience" est associé
à celui de "vertu" et de
"sagesse" (I, 2, p.11), à
celui de "prudence" (I, 21, p.106),
à celui de "religion" (II,
2, p.343). La conscience peut "se prostituer"
(III, 1, p.799), il en est qui "envoient leur
conscience au bordel" (III, 5, p.846), elle
peut être tourmentée de remords (III, 8, p.942),
se repentir (III, 2) et s'amender (id., p.816); elle est alors
"en repos" (III, 13, p.1112).
***Si la conscience est un guide moral, elle se montre peu
à peu révélatrice de notre for intérieur
en ce qu'il a de plus secret : "Tant est merveilleux
l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser
et combattre nous-mêmes et, à faute de témoin
étranger, elle nous produit contre nous"
(II, 5, p.367). Il y a donc un procès intérieur,
qu'il s'agit de régler soi-même : "Ma
conscience se contente de soi, non comme de la conscience
d'un homme ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un
homme" (III, 2, P.806). Cette appropriation
de soi explique sans peine le passage à la notion de
"liberté de conscience".
Cette notion s'impose comme l'ultime recours en un temps où
la France est "agitée de guerres civiles"
(II, 19, p.668). Certes le sens lui en vient de son ami Étienne
de la Boétie, qui en son Discours de la
servitude volontaire et en son Mémoire
sur l'édit de Janvier 1562
en est, avant la lettre, le théoricien; allusion y
était faite dans l'essai I, 28. Cependant c'est à
la faveur d'une transposition que Montaigne en offre un tableau
en II, 19, avec le fameux portrait de l'empereur Julien qui,
dans sa capacité de tenir les contraires, témoigne
de cette amplitude et de cette force de l'âme, qui fonde
sa liberté. On dira paradoxale la référence
à celui que les Pères de l'Église appelèrent
"l'apostat", mais c'est de la part
de Montaigne piété envers la religion, qu'en
son temps, ligueurs et religionnaires dénaturent en
l'invoquant pour justifier violence, exactions, persécutions,
massacres, voire barbarie. L'essai III, 12 dénonce
cette "monstrueuse guerre", qui
"se venge et se défait par son propre
venin... de nature si maligne et ruineuse qu'elle se ruine
avec le reste et se déchire et démembre de rage"
(p.1041). La liberté de conscience est de savoir se
tenir en repos dans ce "brouillis",
comme le "moyeu" de la roue, quelque
mouvement qui emporte celle-ci (II, 6, p.373) ; Montaigne
y cherche son "assise", comme en
un point fixe.
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Montaigne, Éditions
Ellipses 2002, pp.11-13
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