Un extrait : pp. 17-19
Expérience
* Une notion appelée à avoir un grand destin,
en cette fin du 16°siècle, est celle d’expérience,
que ce soit chez François Bacon ou bientôt chez
Galilée. Montaigne va en faire un large usage, lui
consacrant l’essai III, 13, qui termine
et conclut l’ouvrage. Ne vient-elle pas en écho
à celle d’ »essai »,
si elle désigne l’action par laquelle on fait
l’essai de quelque chose ? L’expérience,
c’est le fait d’éprouver quelque chose,
considéré comme un élargissement du savoir.
Une fois sont cités les « empiriques
» (II, 37, p.771) pour désigner une
école médicale dépassée par d’infinies
mutations jusqu’à celles « que
produisent de notre temps Paracelse et Fioravanti »
(id., p.772). En effet, « la médecine
se forme par exemple et expérience »
(id., p. 764) qui nous affranchissent de tant de fatales opinions,
lesquelles ont rendu Montaigne plus que réservé
à l’endroit des médecins (III, 13, p.1079).
** C’est que, dit-il, l’expérience «
fait aussi mon opinion » (ibid.). Encore faut-il
s’entendre : ceux qui s’en prévalent comme
d’une autorité font fausse route : «
Le fruit de l’expérience d’un chirurgien
n’est pas l’histoire de ses pratiques et se souvenir
qu’il a guéri quatre empestés et trois
goutteux, s’il ne sait de cet usage former son jugement
et ne nous sait faire sentir qu’il en soit devenu plus
sage à l’usage de son art » (III,
8, p.931). Voilà son plus sûr profit. Quant à
savoir si elle peut toucher nos incertitudes, il est certain
qu’elle vient plutôt nous délivrer de l’emprise
de la raison, que nous avons voulu, en cannibales que nous
sommes, ériger en « contrerolleuse générale
de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voûte
céleste » (II,12, p.541). Et Montaigne
de dénoncer l’univocité de la raison à
l’homme et à Dieu : "si la raison
humaine connaît quelque chose, au moins sera-ce son
être et son domicile ; elle est en l’âme,
et partie en effet d’icelle ; car la vraie raison et
essentielle, de qui nous dérobons le nom à fausses
enseignes, elle loge dans le sein de Dieu, c’est là
son gîte et sa retraite, c’est de là où
elle part quand il plaît à Dieu nous en faire
voir quelque rayon » (ibid.). Parfaite conséquence
de la reconnaissance à Dieu d’une puissance absolue
!
***On comprend alors l’ultime leçon des Essais
: « Quand la raison nous faut, nous y employons
l’expérience, qui est un moyen plus faible et
moins digne, mais la vérité est chose si grande,
que nous ne devons dédaigner aucune entremise qui nous
y conduise » (III, 13, p.1065). L’expérience
n’a-t-elle pas autant de formes que la raison ? C’est
elle qui permet de confesser « l’humaine
ignorance, qui est le plus sûr parti de l’école
du monde » (id., p.1075). Les médecins,
à leurs dépens, l’ont trop souvent méconnue
: « l’expérience est proprement
sur son fumier au sujet de la médecine, où la
raison lui quitte toute la place » (id., p.1079).
Que l’art médical n’a-t-il «
toujours l’expérience pour touche de son opération
» (ibid) ! Montaigne ne saurait-il recourir
qu’à elle dans le soin de sa santé et
l’aménagement de son repos : pour nous convaincre
de la faiblesse de celle-ci « il n’est
besoin d’aller tirer de rares exemples »,
quand «tous sujets également, et la nature
en général désavouent sa juridiction
et entremise » (II, 12, p.449).
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Montaigne, Éditions
Ellipses 2002, pp. 17-19
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