Le savoir absolu
« L'homme doit s'honorer lui-même et s'estimer
digne de ce qu'il y a de plus élevé, De la grandeur
et de la puissance de l'esprit, il ne peut avoir une trop
grande opinion, L'essence fermée de l'univers n'a en
elle aucune force qui pourrait résister au courage
du connaître, elle doit nécessairement s'ouvrir
deVant lui et mettre sous ses yeux, ainsi qu'offrir à
sa jouissance, sa richesse et ses profondeurs », Par
ces paroles inauguratrices de ses cours à l'Université
de Berlin en 1818, Hegel exalte en l'étendant aussi
au savoir cette « vraie générosité
qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se
peut légitimement estimer», et que Descartes
célébrait, par ces termes, dans le libre vouloir
humain, Un Descartes dont Hegel fait précisément
le « héros» du monde moderne pour avoir
osé proclamer le principe, et même s'il devait
en limiter la portée, de l'identité de la pensée
et de la réalité (« cogito,
ergo sum »). C'est d'une telle identité,
révélée à l'humanité libérée
par l'intuition pensante géniale du « cavalier
français qui partit d'un si bon pas» (Péguy)
à la conquête du vrai, que le paisible professeur
allemand développa la preuve dans un système
pensé, à ses yeux achevé et définitif,
du « savoir absolu» clôturant l'histoire
de la philosophie moderne et, à travers elle, de toute
la culture humaine.
C'est cela, d'abord, le hégélianisme: une extraordinaire
« générosité» de la pensée,
une confiance sans limite de celle-ci en elle-même,
Prétention exorbitante d'un penseur immodeste prenant
son propre savoir pour un savoir absolu, c'est-à-dire
pour l'absolu même ou - pour parler en termes de religion
- pour Dieu même qui se saurait dans celui-là?
Ce reproche fut couramment adressé à Hegel.
L'homme le démentit d'abord tout au long de sa vie
(1770-1831) par son rejet sans appel de la vanité subjectiviste
et son attention scrupuleuse à la réalité
toujours d'abord accueillie par lui en son aspect le plus
divers, le plus varié, le plus dérangeant, c'est-à-dire
d'abord en son être sensible, extérieur, objectif.
Lycéen à Stuttgart. sa ville natale, le jeune
Hegel remplit son carnet personnel quotidien, au plus loin
de toute complaisance narcissique, d'extraits de textes étudiés
par lui. Plus tard, comme étudiant du séminaire
protestant de Tübingen, il rivalise d'érudition
pluridisciplinaire avec ses camarades Hölderlin et Schelling;
puis, comme précepteur, à Berne pour commencer
et ensuite à Francfort, il dévore les bibliothèques
de ses maîtres. Quant au professeur des universités
de Iéna, de Heidelberg et, pour finir, de Berlin, il
ancre sa réflexion dans l'assimilation la plus disponible
du savoir le plus encyclopédique, au sens ordinaire,
cumulatif, de l'expression. Des mathématiques à
la théologie, en passant par l'astronomie (à
laquelle il consacre sa Thèse), la physique, la chimie,
la science des êtres vivants, la psychologie, l'histoire,
le droit, l'économie politique, la théorie de
l'État, l'esthétique, la religion, Hegel fait
sien tout le savoir de son temps. Il l'explore en ses conquêtes
les plus positives, qui brouillent les frontières traditionnelles
des sciences, comme par exemple le galvanisme ou l'électromagnétisme,
et bousculent ainsi les cadres théoriques établis.
Pour penser, il faut savoir, et pour savoir, il faut apprendre,
recevoir, éprouver, expérimenter. C'est dans
ses cours sur la philosophie de la religion, donc là
même où il est question de ce qui est visé
comme Dieu, comme l'esprit en son absoluité, comme
le sens le plus intérieur, que Hegel souligne que «
tout doit nécessairement nous parvenir d'une façon
extérieure » (Vorlesungen über
die Philosophie der Religion [Leçons
sur la philosophie de 10 religion], éd,
Lasson, II, 2, Hambourg, F. Meiner, 1966, p. 19.). Rien ne
peut être pensé s'il n'est pas donné ou
révélé d'une manière ou d'une
autre. La pensée ne s'actualise que dans l'expérience,
laquelle est à prendre dans son champ multiforme le
plus vaste, abusivement réduit et appauvri par les
empirismes et les positivismes sectaires déjà
prévenus par des théories partielles, unilatérales,
en cela fausses. C'est pourquoi la culmination de la pensée
qu'est la philosophie doit exprimer dans ses concepts, alors
vrais car riches et totaux, tout ce dont la vie, d'abord non
philosophique, fait l'expérience immédiate.
Il n'y a donc pas de philosophisme chez Hegel, qui voit bien
plutôt dans la négation réciproque et
la contradiction de la philosophie et de la vie la preuve
que ni l'une ni l'autre n'ont rempli leur projet d'une conscience
et existence pleinement réconciliée avec elle-même.
Mais une telle réconciliation de la philosophie et
de la vie, du sens cultivé par la première et
du sensible dont se nourrit la seconde, exige, tout autant
que la rencontre sensible du sens, la maîtrise sensée
du sensible. S'il n'y a de sens que là où une
différence est, comme telle, identifiée (la
direction, qui est sens, se constitue bien par le mouvement
qui amène un point à coïncider avec un
autre), une telle maîtrise sensée du sensible
- et, plus généralement, de tout ce qui est
saisi à travers le schéma extériorisant,
différenciant qu'il impose - est l'identité
qui fait de la différence une totalité. La pratique
même du langage, dont les éléments se
définissent par leurs relations - différentielles
- les uns aux autres et forment d'emblée un système,
est bien l'affirmation implicite, par l'homme parlant, de
l'unité signifiante du monde dont il totalise ainsi
virtuellement la richesse. La généralité
des mots « ceci » est dit de tout objet, «Moi»
par tout sujet. ..) universalise l'expérience parlée
et parlante de l'être et fait qu'en elle tout homme
s'y retrouve, se reconnaît en toute chose en découvrant
en elle du sens, sinon, assurément, immédiatement
le sens total ou vrai. L'homme qui dit qu'il y a des choses
dont, à jamais, rien ne peut être dit et connu,
dément ce qu'il dit par le fait même de le dire.
Le hégélianisme assume résolument et
pleinement cette expérience proprement humaine de la
pensée qui se constitue dans et par le discours (le
Logos est indissociablement pensée
et parole, concept et langage), et il se veut une philosophie
adéquate à cette manifestation originaire (au
commencement est bien le verbe !) de l'esprit. Puisque l'homme
doit penser et parler, et, par conséquent, surtout,
philosopher à sa propre hauteur, il faut rejeter tout
enfermement dans un ineffable - l'absolutisation irrationnelle
si dangereuse du sentiment, à la mode sous la Restauration
- et, aussi bien, tout renoncement à la connaissance
de l'être en lui-même - le relativisme réflexif
de la raison kantienne se reniant elle-même dans l'opposition
insurmontable du savoir et de la chose en soi et laissant
place à la foi.
C’est bien par la critique de cette philosophie kantienne
renonçant à tout savoir absolu de l'être
que Hegel introduit précisément son affirmation
d'un tel savoir dans son maître-ouvrage, la Phénoménologie
de l'esprit. Nous sommes en 1806, un quart de
siècle après la parution de la Critique
de la raison pure que Kant présentait
comme accomplissant la grande révolution, «copernicienne
», de la pensée. L'année 1781 est, certes,
pour Hegel aussi, une date importante dans l'histoire de la
pensée: la puissance de la pensée, postulée
pratiquement par toute entreprise philosophique, consacrée
théoriquement par l'intuition cartésienne héroïque
de l'identité de la pensée et de l'être,
est fondée, chez Kant, au niveau même de la connaissance
humaine, par la thèse discursivement établie
de la construction subjective de l'objet. Mais c'est au prix
d'une limitation de la connaissance, dont est capable l'homme,
au champ de l'expérience; cette limitation fait remplir
le sens des concepts, alors déterminé, par un
donné sensible empirique, toujours particulier, irréductible
à ceux-là: la puissance objective de la subjectivité
pensante est celle des seuls concepts, finis, de l'entendement.
Quant aux significations totalisantes, infinies, à
la mesure de ce qui est pleinement être - les concepts
rationnels de l'âme, du monde
et de Dieu -, elles sont bien produites par la pensée,
mais comme des sens théoriquement vides de tout sens
en leur indétermination originaire. Contradiction que
Hegel ne cesse de dénoncer dans le relativisme kantien.
Kant sépare la pensée, comme instrument relatif,
de l'être absolu, mais il affirme pourtant dans une
pensée (pensante) pour lui absolument vraie la vérité
seulement relative de toute pensée (pensée)
: naïveté de la réflexion kantienne, qui
ne réfléchit pas sur le fait qu'elle suppose,
en sa mise en oeuvre, la proximité absolue de l'être
à la pensée!
Tout savoir se suppose absolu, même quand il se pose
comme relatif: si je sais, c'est que l'absolu est d'emblée
auprès de moi. Mais le savoir est
d'abord - un « d'abord» qui dure longtemps - cette
présupposition, il ne l'a,
il ne la pose, qu'au terme d'un long processus: le philosophe
sait qu'il ne sait pas, mais ce qu'il ne sait pas, c'est que,
au fond, il sait! La prétendue révolution copernicienne
de Kant n'a été qu'une réforme - importante
en son caractère de réforme ultime, au-delà
de laquelle il faudrait désormais révolutionner
-, une réforme qui accroissait le pouvoir de la pensée
dans sa relation à l'être, mais dans le contexte
maintenu de l'être - de l'en-soi
- de l'être pour la pensée. La vraie révolution
doit consister dans l'affirmation absolue de la transparence
plénière de l'être à lui-même
en tant que pensée de soi dans toute pensée.
Sa générosité doit élever la pensée
humaine, de son universalisation transcendantale
dans la constitution de l’expérience,
à son universalisation spéculative
dans la révélation
de l’être."
Bernard Bourgeois,
Hegel, Éditions Ellipses,
Paris, 1998,
pp. 5-9
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