La culture
"Le peuple grec, surtout, a commencé par devenir
ce qu'il fut. Les éléments nationaux à
partir desquels il s'est développé sont aussi
bien originellement grossiers et étrangers les uns
aux autres, et il est difficile de déterminer ce qui
a été originellement grec et ce qui ne l'a pas
été. Cet être-étranger-à-soi
de la nationalité grecque à l'intérieur
d'elle-même est ce qui s'offre d'abord à nous,
et il en constitue un moment capital; car l'esprit grec, en
sa liberté et beauté, ne peut naître que
de la victoire remportée sur un tel être-étranger-à-soi.
C'est pourquoi la première victoire remportée
sur l'être-étranger-à-soi constitue aussi
la première période de la culture grecque.
Il faut prendre conscience de ce principe de l'être-étranger-à-soi.
Le préjugé courant s'imagine qu'une vie belle,
libre, heureuse, naît du développement simple
d'un lien familial d'amitié sous-jacent, d'une lignée
déjà originellement unie par la nature. Seule
la sottise peut croire que la beauté naîtrait
du lien du sang se développant en lui-même. La
plante nous fournit l'image immédiate d'un calme déploiement;
mais elle a besoin du développement contrasté
de la lumière, de l'air, de l'eau, etc. Au principe
du préjugé dont il vient d'être question,
se trouve la représentation superficielle d'un être
naturellement bon de l'homme, représentation que l'on
doit abandonner si l'on veut considérer le développement
spirituel. L'esprit qui veut devenir libre doit préalablement
avoir vaincu; dans les débuts, il y a un conflit avec
soi, le combat avec la nature élémentaire. L'opposition
vraie que l'esprit peut assumer est spirituelle ; c'est son
être-étranger-à-soi dans lui-même
qui, seul, lui fournit la force d'être en tant qu'esprit."
Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte
(Leçons sur la philosophie
de l'histoire universelle],
éd. Lasson, II-IV, rééd. 1968, Hambourg,
F. Meiner, p, 534 sq., traduction originale,
Commentaire
Pour Hegel, le miracle de l'esprit a resplendi avec le surgissement
du peuple grec, qui libère l'histoire de la nature.
Celle-ci est régie par l'extériorité
réciproque - d'abord spatiale - de ses éléments,
que le temps, qui les engloutit pourtant sans cesse, n'arrive
pas à faire se synthétiser dans un véritable
tout. La cime de la nature, l'individu vivant, capable d'évoluer
en lui-même, reste cependant prisonnier de son identité
foncière à soi génératrice d'exclusion,
même s'il a besoin de l'Autre, du milieu extérieur,
pour subsister. Quant à l'esprit, qui, comme tel, est
histoire, arrachement à la réitération
naturelle, il nie d'abord la nature sur un mode encore naturel.
En sa première grande période, orientale, l'histoire
mondiale développe, de l'Extrême-Orient à
l'Asie mineure, une vie éthique toujours empreinte
de naturalité, qui fait de la nation une grande famille
fermée sur elle-même. Toutefois, le naturalisme
éthico-culturel ne saurait justifier la fixation à
soi d'un peuple au nom de la pureté du sang. Car l'histoire
s'affirme comme histoire en Grèce, patrie de tout esprit
pressentant que son essence est la libération universalisante
du particularisme naturel. Alors, au modèle familial
est substitué un modèle social de la vie en
commun: la société est, en effet, la coexistence
d'individus et groupes originellement différents les
uns des autres, étrangers les uns aux autres. Or la
culture, en sa visée normative idéale, ne peut
naître, selon Hegel, que du mélange des cultures
prises en leur simple être factuel: elle n'est qu'à
accueillir l'étranger. L'histoire, si différente
de la pure évolution naturelle, se révolutionne
dans et par l'arrachement des hommes, qui s'y incitent réciproquement,
à leur être naturel. L'esprit n'est
pas, il se fait dans une telle auto-négation
de l'être naturel. Il ne gagne son identité
à lui-même qu'en se faisant en lui-même
étranger à lui-même et en triomphant de
cette aliénation intestine dans une réconciliation
alors pleinement sienne.
Bernard Bourgeois,
Hegel, Éditions Ellipses, 1998, pp.36-37
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