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EMMANUEL LEVINAS (1906 - 1995)
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Table ronde consacrée à La découverte d'Emmanuel Levinas,
proposée par les partenaires du projet Europe, Éducation, École.
La vidéo conférence aura lieu le 18 janvier 2007.

Invités :
Philippe Fontaine, Professeur de philosophie à l'Université de Rouen,
Philippe Touchet
, Prof. de Philosophie en classe préparatoire

CONTRIBUTIONS AU DÉBAT
Épisode II : Le bien avant l'être (Format PDF, 137 Ko)
Épisode III : La souffrance (Format PDF, 222 Ko)

Philippe Touchet, Professeur de Philosophie en classe préparatoire,
Épisode I : Lévinas et le dépassement de la philosophie (Format PDF, 162 Ko).


1. L’évènement absolu de la culture occidentale

Dans son texte fondamental Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, qui marque une étape très importante de son œuvre, Lévinas donne en exergue la dédicace suivante :

A la mémoire des êtres les plus porches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toues confessions et de toutes nations, victime de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme.

Cette dédicace nous rappelle que l’émergence de la Shoah est au cœur de sa quête philosophique, à la fois personnellement et intellectuellement. L’étudiant lituanien venu d’abord étudier en France découvre, lors d’un séjour en Allemagne, (où il étudie le travail de Husserl et de Heidegger et l’émergence de la phénoménologie et assiste au célèbre séminaire de Davos, où s’affrontent Cassirer et Heidegger) la montée du nazisme et écrira en 1934 Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme. On retrouve cette même profonde interrogation : comment le nazisme, danger mortel pour l’homme, est-il possible ? Si nous analysons cette dédicace, nous observons qu’elle nous conduit directement au cœur de la double question : les victimes de la barbarie nazie ne sont pas seulement les juifs, mais « les humains de toutes confessions et de toutes nations », et surtout, l’antisémitisme n’est pas en soi une figure décisive ; il n’est que la déclinaison d’une tendance plus foncière et fondamentale, plus radicale aussi, « la même haine de l’autre homme »

C’est aussi sur cette base que la pensée de Lévinas s’interroge philosophiquement. Car Lévinas, qui a étudié de si près Heidegger, ne peut plus, après la seconde guerre, ignorer la troublante et effrayante promiscuité entre ce philosophe et la barbarie nazie ; tout se passe comme si la barbarie s’était instaurée, non pas comme un accident de la culture occidentale, non pas comme une perversion de la philosophie, mais comme son aboutissement même ; tout se passe comme si la philosophie, telle qu’elle est constituée, depuis Socrate jusque Heidegger, était non seulement mal prémunie contre la barbarie, mais qu’elle portait en elle les germes de cette négation principielle de l’autre homme.

L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être - de l'Être « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht », selon l'expression heideggérienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de « l'Être-à-rassembler » et « à-dominer », ce fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain.
Lévinas, Postface à Quelques réflexions sur la philosophie de l’’Hitlérisme, 1934


Toute l’œuvre et la vie de Lévinas vont consister à donner du sens à la proximité du prochain : « les êtres les plus proches parmi le six millions d’assassinés» sont en réalité tous ces hommes, sont toutes ses victimes, en tant qu’elles nous sont toutes si proches, en tant que nous en sommes responsables et que nous risquons, par notre être même, et par notre pensée, d’être à nouveau les bourreaux l’altérité.


2. La philosophie et la pensée gardienne.

N’oublions pas non plus la terrible proximité qui lie Lévinas à Blanchot, son ami depuis les années 20 – il l’a rencontré à Strasbourg - et la façon dont celui-ci va, dès les années trente, participer à toute la presse d’extrême droite et prôner la révolution nationale, avant de renier profondément ses engagements antérieurs, et décrire la Shoah, après guerre, dans L’écriture du désastre, comme l’évènement absolu, le silence ou le cri absolu à partir desquels désormais toute parole doit se poser.

Le nom inconnu, hors nomination :
L’holocauste, évènement absolu de l’histoire, historiquement daté, cette toute-brûlure où toute l’histoire s’est embrasée, où le mouvement du sens s’est abîmé, où le don, sans pardon, sans consentement, s’est ruiné sans donner lieu à rien qui puisse s’affirmer, se nier, don de la passivité même, don qui ne peut se donner. Comment le garder, fût-ce dans la pensée, comment faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste où tout s’est perdu, y compris la pensée gardienne ? Dans l’intensité mortelle, le silence fuyant du cri innombrable. »

Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, page 80


Et justement, la pensée gardienne, dont parle Blanchot, n'est rien d'autre que la philosophie elle-même dans sa tâche d'essayer de repenser tout ce qui est et tout ce qui fait différence avec la raison, la morale, et l'être en soi de l'homme. Il y a, dans l'expérience de la barbarie absolue du nazisme, une émergence absolue : l'homme instaure, au cœur même de l'humain, une négation de l'humanité par la négation de la différence, par la négation de l'altérité de l'autre, et par l'affirmation destructrice de l'identité exclusive de soi.

La « pensée gardienne » est une allusion à peine voilée à la pensée de Heidegger, pour qui il revient précisément à l'homme en tant être pensant d'être le gardien du sens de l'être dans son obscurité même. L'homme, par sa pensée et sa philosophie, apparaît comme celui qui doit retrouver le sens de la totalité, toujours mise à mal et déchue par l'extase propre de l'expérience.

Mais face à la Shoah, cet événement absolu, lui-même absolu négation de l'altérité, se dresse, pour l'éternelle quête de la pensée philosophique, le danger non moins absolu de son propre empire : dans l'ordre de l'être, c'est la tautologie, le retour à l'identité, la certitude de la présence qui constituent toujours le point de départ de toutes significations, de toute connaissance, et finalement de toute activité du sujet pensant. La philosophie s'apparaît comme la tentative perpétuelle -- issue des Grecs et menée à bien jusqu'à Hegel et Heidegger -- de poser l'identité de l’être comme précédent toujours les différences ; de faire de l'ontologique le préalable à toute expérience signifiante. L’horreur des camps , l’extermination de juifs par million le frappe au cœur le plus profond, et sans doute Lévinas songera-t-il à la nécessité de repenser la philosophie dans son ensemble - et y compris la phénoménologie elle-même, afin de retrouver en elle une « autre voie », une voie qui nous sauve de ces thèses principales de l’ontologie, qui font de l’autre une dépendance, une déhiscence et finalement un être en second par rapport à l’être premier qui est le moi. Sauver l’être-là de l’homme de l’empire de la semblance, de l’empire de l’être en tant qu’il donne la différence à partir de l’identité, et qu’il pose tout savoir, tout être et finalement toute histoire comme celle d’une reconnaissance du sujet.

La philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l'autre au même, par l'entremise d'un terme moyen et neutre qui assure l'intelligence de l’être. Cette primauté du même fut la notion de Socrate. Ne rien recevoir d'autrui sinon ce qui est en moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors. Ne rien recevoir ou être libre. La liberté ne ressemble pas à la capricieuse spontanéité du libre arbitre. Son sens ultime tient à cette permanence dans le même, qui est raison, la connaissance et le déploiement de cette identité. Elle est liberté. »
Lévinas, Totalité et Infini, Livre de poche, page 34.


Nous voyons ici, dans ce texte extrait de Totalité et Infini comment Lévinas nous montre le lien étroit entre eux la métaphysique de la connaissance et la thèse de la liberté ; il voit dans la figure de Socrate la manifestation précoce de cette relation fondamentale : connaître, c'est toujours et seulement reconnaître, c'est-à-dire ramener à soi, ramener à la connaissance identique que manifeste le jugement logique, ce qui suppose que les différences qui apparaissent dans l'expérience, ne seront pensées et connues qu'autant qu'on réduit en elle ce qui est irréductiblement différent, pour ne conserver que ce qui est semblable.

3. « La philosophie est une égologie ».

Cet empire de l’identification est en même temps un empire de la liberté ; car la raison restant elle-même au cœur de son expérience du réel, la raison en demeurant en quelque sorte « soi », dans l’épreuve même du monde et de l'altérité, s'apparaît comme le processus de sa propre liberté, le processus de neutralisation de l’autre.

« Que la raison soit enfin comme la manifestation d'une liberté, neutralisant l'autre et l'englobant, ne peut surprendre depuis qu'il fut dit que la raison souveraine ne connaît qu'elle-même, que rien d'autre ne la limite. »
Levinas, Totalité et infini, ibidem, page 34.


Nous voyons que la neutralisation de l'autre n'est pas seulement une réalisation du savoir mais que celui-ci se fonde à son tour sur un terrain plus ancien, plus fondamental et plus originel, celui de la manifestation de soi. Lorsque Levinas dit de façon très forte que « la philosophie est une égologie », il rappelle que la démarche philosophique dans son ensemble - et y compris celle de la phénoménologie - est une manière de poser le sujet comme se répliquant dans l'objet, comme se retrouvant dans l'expérience, comme allant chercher son être propre au cœur de l'extase de l'existence.

Voilà pourquoi la tâche que Levinas se donne va consister en une reconstruction d'une métaphysique antérieure à l'ontologie de l'identité, c'est-à-dire d'une métaphysique dans laquelle la transcendance, l'excès, l’irréductibilité de l'altérité soit première par rapport au travail de construction de soi qu'est toute connaissance et toute pensée philosophique.

4. « Etre ou ne pas être, ce n’est probablement pas là la question par excellence ».
La conscience non-intentionnelle.


Le logos lui-même constitue à son tour une menace pour la reconnaissance de l'autre dans son intégrité ontologique : le discours est toujours jugement et le dire est toujours un certain saisir, une certaine appropriation. Parler, c’est bien sûr d'abord interrompre le mouvement de l’être existant et supprimer ce que ce mouvement peut avoir de profondément dispersif pour l’être même ; mais la parole est aussi une affirmation au cœur de l’être : l’être est toujours le préalable à tout discours ; le logos est donc en ce sens toujours une définition, c'est-à-dire une manière, là encore, de ramener, toutes les propositions à la propriété superbe du A égal A, à l’égalité supposée du sujet et de ses prédicats.

L’une des conséquences de cette ontologie latente du discours, c'est aussi de poser l'être dans sa différence sur la base de la polarisation entre être et ne pas être, entre l'affirmation et la négation. Or, cette dichotomie est, en un certain sens, un piège, puisqu'elle présente l'idée même de l’altérité comme devant être interprétée à partir, soit de l'identification, soit de la négation.

Or l'altérité échappe et s'évade hors de cette dichotomie trompeuse ; elle nous montre que la vraie question n'est pas celle de l’être dans sa manifestation ou dans son identification mais qu'il s'agit bien, pour elle, d'interroger l'altérité comme antérieure à la logique du jugement. L’altérité est toujours en tiers, une exception. Pour que l’altérité soit, il faut qu’elle échappe au face-à face de l’être et du néant, qui ne lui donne qu’une existence dérivée, et donc toujours récupérable et représentable. Mais quelle est précisément, cette manière d’être autrement que dans la dichotomie, d’être autrement que dans l’opposition ancestrale entre l’être et le non être ?


5. La temporalité comme épreuve d’un au-delà de l’essence.

Toute l’ontologie est fondée sur l’idée sous jacente d’une présence. Ce qui est est, en même temps dans la concordance parfaite de la présence. Ce qui est, c’est ce qui est. Pourtant, l’un des apports importants que Heidegger va donner à Lévinas – et notamment dans Sein und Zeit, c’est de montrer comment le temps, le devenir et le décalage qu’il constitue par rapport à l’être sont fondateurs de l’existence, de l’être en tant que celui du da-sein. Etre, pour l’homme, c’est se dévoiler dans et par le temps, et par un temps qui se donne comme cela qu’il a à être. Son être le plus propre est dans le possible qu’il n’est pas, comme sa possibilité en excès sur son être en présence. Le temps de l’homme contient bien une puissance d’absolue négation : c’est la mort. Car la mort est la cessation pure de toute possibilité, le néant pur qui peut être pensée comme l’horizon de l’existant. C’est pourquoi la mort, pour Heidegger, n’est pas seulement le terme de la vie ; elle est, par sa puissance temporelle de négation, la possibilité la plus propre de l’existence. La négation qu’est la mort pose que la possibilité du néant est absolument devant le moi qui a à être, que l’existence pour lui est l’acte de repousser cette négation, qui n’est rien d’autre que la différence absolue. Le moi doit être cette tentative perpétuelle de totalisation dont la mort est l‘exact revers, le versant de pure négation dont l’être est la contestation. « l’existence est une aventure de sa propre impossibilité » dira Lévinas à propos d’Heidegger dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Vrin, Poche, page, 124)

On pourrait dire pourtant que le caractère fondateur du temps dans le dévoilement de l’être est, chez Heidegger, le thème d’une philosophie de l’existence comme a-venir.

Le temps originel rend compte de l'élan vers l'avenir, du retour sur le passé de la sortie vers les choses. Il est le phénomène essentiel du dehors. Il est l'extase par excellence. Ce n'est donc pas le rapport entre sujet et objet qui recèle le secret de la transcendance. L'extase de l'avenir rend possible la relation avec l'objet.

Le temps originel a été développé à partir du souci dont il est le sens qu'il permet à la fois de comprendre et de saisir. L'esquisse de la compréhension de l'être, c'est le temps originel lui-même. Mais par là nous arrivons à entrevoir la dimension où se situe le temps originel de Heidegger.

Il existe une relation entre l'étant et l'être et cette relation, l'étant l'accomplit par son existence grâce au temps originel. Le temps originel n'est donc pas à son tour une espèce d'existence ou une forme d'existant - il est le mouvement même, le dynamisme (le mot est ici proprement employé) de cette relation d'étant à être. Voilà pourquoi Heidegger ne dit pas de lui qu'il est, mais qu'il se temporalise. Le temps originel ne s'étale pas entre objets ou entre moments psychologiques, mais entre l'homme et son existence entre l'étant et l'être. Exister, pour l'être, n'est certes pas un acte ou une pensée mais c'est un élan qui s'accomplit dans la dimension du temps originel. On pourrait dire que le temps c'est l'élan par lequel l'homme s'inscrit dans l'être, par lequel il l'assume. Il ne se trouve pas sur le plan d'une durée où nous passons d'un moment à l'autre et encore moins sur celui qui mène de l'instant vers l'éternité; dans le fait d'exister Heidegger perçoit une tension intérieure: le souci que l'existant prend de l'existence à laquelle il est voué et qu'il assume. C'est cette tension qu'est la temporalisation.

Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Vrin, pages 136/1327.


C’est à partir de la pensée de l’être en tant que rassemblement, réminiscence et retrouvaille que l’être se donne comme menacée par la dispersion, la perte de soi, l’altération absolue qu’est la mort. Toute l’existence est ce processus de rassemblement, de retour indéfini à soi dans l’ordre du même.

Pour Lévinas, qui étudie dans Autrement qu’être et dans les conférences qui lui sont contemporaines (publiées dans Dieu, la mort et le temps), le dépassement de la phénoménologie heideggérienne, cette philosophie est encore une pensée de l’unité et de la présence.

Elle ne dit pas qu’il y a dans l’être au temps du moi quelque chose d’absolument irrécupérable, d’immémorial, d’irréductible à la synthèse de la présence, et que le temps n’est pas seulement une suspension de l’essence mais bien son impossibilité, une diachronie fondamentale, un retard sur soi qui pose que, par le temps, il y a quelque chose d’absolument perdu dans l’existence. Le temps par lequel l’être se donne à soi est ce qui rend impossible la totalisation.

« Le temps doit être compris dans sa durée et sa diachronie comme déférence à l’inconnu. » dira Lévinas dans ces conférences.

Car le laps de temps, c'est aussi de l'irrécupérable, du réfractaire à la simultanéité du présent, de l'irreprésentable, de l'immémorial, du pré-historique. Avant les synthèses d'appréhension et de reconnaissance, s'accomplit la « synthèse» absolument passive du vieillissement. C'est par là que le temps se passe. L'immémorial n'est pas l'effet d'une faiblesse de mémoire, d'une incapacité de franchir les grands intervalles du temps, de ressusciter de trop profonds passés. C'est l'impossibilité pour la dispersion du temps de se rassembler en présent - la diachronie insurmontable du temps, un au-delà du Dit. C'est la diachronie qui détermine l'immémorial, ce n'est pas une faiblesse de la mémoire qui constitue la diachronie.
Levinas, Autrement qu’être, ibidem, p.66


Dans la découverte du temps, il ya chez Lévinas une inversion de la philosophie occidentale : là où celle-ci a toujours vu dans le temps l’épreuve dont le moi, par la réminiscence et la mémoire sortait en quelque sorte vainqueur, retournant finalement son identité par delà l’absolue distinction, Lévinas l’interprète comme un retard, une impossible correspondance du moi et de l’être. Non seulement l’être a existé avant moi, mais ce retard, dit Lévinas dans Autrement qu’être, n’est pas insignifiant : il a le sens d’une crise fondamental de l’essence. Il veut dire que le moi et l’être sont cela que nous ne pouvons saisir que par un acte second, à jamais déjoue par ce qui reste insaisissable dans l’altérité. L’antériorité du monde et de l’autre sur moi, le fait que l’autre soit toujours avant moi, n’est plus seulement une constatation temporelle, une expérience que je pourrais concevoir à partir de la certitude de mon sujet constituant.

L’antériorité irrémédiable est aussi bien mon propre retard, mon retard sur moi-même, ma propre impossibilité de me dire même, qui fait que la différence, l’altérité radicale est première et non seconde, et que toute conscience est comme altérée avant d’être, elle est autrement qu’être. Et la conscience devient alors l’épreuve de sa propre soumission à ce déjà donné de l’avant qui ne se récupère pas, qui m’est à la fois premier et tout-autre, et qui est alors rupture de la conscience. La conscience de l’autre – d’autrui comme absolument premier - prendra sa place au cœur de cette crise de la conscience, de cette altération de la conscience, qui sonne comme son impossibilité d’atteindre, de connaitre, de saisir, qui ouvre aussi la voie nouvelle à la philosophie.

Conclusion

Pour la philosophie s’ouvre alors une voie nouvelle que Lévinas appelait déjà de ses vœux dans son premier texte «De l’évasion».

Et cependant le progrès n'a pas amené la philosophie occidentale à dépasser entièrement l'être. Lorsqu'elle découvrit au-delà des choses - modèle premier de l'être- les domaines de l'idéal, de la conscience et du devenir, elle fut incapable de les priver d'existence, car tout le bénéfice de sa découverte consistait précisément à la leur attribuer. L'ontologisme sous sa signification la plus large restait le dogme fondamental de toute pensée. Malgré toute sa subtilité, elle restait prisonnière d'un principe élémentaire et simple d'après lequel on ne saurait ni penser, ni éprouver que ce qui existe ou est censé exister. Principe plus impérieux encore que celui de la non-contradiction puisque le néant lui-même, dans la mesure où la pensée le rencontre, est revêtu d'une existence, et c'est bien sans restriction que l'on est obligé d'énoncer contre Parménide que le non-être est. (…)

Toute civilisation qui accepte l'être, le désespoir tragique qu'il comporte et les crimes qu'il justifie, mérite le nom de barbare.

La seule voie qui s'ouvre dès lors pour donner satisfaction aux exigences légitimes de l'idéalisme sans entrer cependant dans ses errements, c'est mesurer sans crainte tout le poids de l'être et son universalité, reconnaître l'inanité de l'acte et de la pensée qui ne peuvent pas tenir lieu d'un événement, qui, dans l'accomplissement même de l'existence brise cette existence, acte et pensée qui ne doivent pas par conséquent nous masquer l'originalité de l'évasion. Il s'agit de sortir de l'être par une nouvelle voie au risque de renverser certaines notions qui au sens commun et à la sagesse des nations semblent les plus évidentes.


Sortir de l’être, pour sortir de la barbarie des civilisations qui s’auto-fondent dans l’ordre de la pure identité, qui ne conçoivent l’autre, l’étranger, le monde qu’à partir de l’égalité de soi à soi, et qui, par là-même, instaurent le risque majeur de tuer l’autre, parce qu’on se « prend pour l’être ». Une autre voie, qui est plutôt le retour à l’existence telle qu’elle est vraiment donnée, comme cette rupture irréductible du principe d’identité, comme cette poussée hors de soi qui marque la primauté de l’autre, non comme un autre être, mais comme un avant d’être, comme un autrement qu’être. Le retard, cette diachronie que j’ai sur le monde, c’est d’abord, pour la philosophie, une manière de penser autrement, c'est-à-dire de saisir ce que le discours même a d’irréductiblement inachevé, parce que lui-même infiniment en retard sur l’altérité première, infiniment séparée de pouvoir dire l’essence.

Nouvelle philosophie donc, à rebours de toute ontologie, discours incertain mais conscient sur l’autrement du discours, qui permet enfin de retrouver l’impérieuse et transcendante obligation de dire et faire l’autre avant moi, et de reconnaître la conscience comme l’épreuve de la rupture de la conscience.

« La philosophie – dans sa diachronie même - est la conscience de la rupture de la conscience. »
Levinas, Autrement qu’être, Chapitre 5, page 256.


Philippe Touchet
Professeur de Philosophie en classe préparatoire
Épisode II : Le bien avant l'être (Format PDF, 137 Ko)
Épisode III : La souffrance (Format PDF, 222 Ko)

Philippe Touchet, Professeur de Philosophie en classe préparatoire,
La rencontre
(format PDF, 120 Ko), The encounter (PDF, 240 Ko)
Conférence du 11/01/2005, Soirées Philo à Ville d'Avray
Philippe Fontaine, Maître de conférences à l'Université de Rouen,
La pensée d'Émmanuel Levinas, (format PDF, 80 Ko)
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