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EMMANUEL
LEVINAS (1906 - 1995) |
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CONTRIBUTIONS AU
DÉBAT
Épisode II : Le
bien avant l'être (Format PDF, 137
Ko)
Épisode III : La
souffrance (Format PDF, 222 Ko)
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Philippe Touchet, Professeur de
Philosophie en classe préparatoire,
Épisode I : Lévinas
et le dépassement de la philosophie
(Format
PDF, 162 Ko).
1. L’évènement absolu
de la culture occidentale
Dans son texte fondamental Autrement qu’être
ou au-delà de l’essence, qui marque
une étape très importante de son œuvre,
Lévinas donne en exergue la dédicace
suivante :
A la mémoire des êtres
les plus porches parmi les six millions d’assassinés
par les nationaux-socialistes, à côté
des millions et des millions d’humains de toues
confessions et de toutes nations, victime de la même
haine de l’autre homme, du même antisémitisme.
Cette dédicace nous rappelle que l’émergence
de la Shoah est au cœur de sa quête philosophique,
à la fois personnellement et intellectuellement.
L’étudiant lituanien venu d’abord
étudier en France découvre, lors d’un
séjour en Allemagne, (où il étudie
le travail de Husserl et de Heidegger et l’émergence
de la phénoménologie et assiste au célèbre
séminaire de Davos, où s’affrontent
Cassirer et Heidegger) la montée du nazisme
et écrira en 1934 Quelques réflexions
sur la philosophie de l’hitlérisme.
On retrouve cette même profonde interrogation
: comment le nazisme, danger mortel pour l’homme,
est-il possible ? Si nous analysons cette dédicace,
nous observons qu’elle nous conduit directement
au cœur de la double question : les victimes
de la barbarie nazie ne sont pas seulement les juifs,
mais « les humains de toutes confessions et
de toutes nations », et surtout, l’antisémitisme
n’est pas en soi une figure décisive
; il n’est que la déclinaison d’une
tendance plus foncière et fondamentale, plus
radicale aussi, « la même haine de l’autre
homme »
C’est aussi sur cette base que la pensée
de Lévinas s’interroge philosophiquement.
Car Lévinas, qui a étudié de
si près Heidegger, ne peut plus, après
la seconde guerre, ignorer la troublante et effrayante
promiscuité entre ce philosophe et la barbarie
nazie ; tout se passe comme si la barbarie s’était
instaurée, non pas comme un accident de la
culture occidentale, non pas comme une perversion
de la philosophie, mais comme son aboutissement même
; tout se passe comme si la philosophie, telle qu’elle
est constituée, depuis Socrate jusque Heidegger,
était non seulement mal prémunie contre
la barbarie, mais qu’elle portait en elle les
germes de cette négation principielle de l’autre
homme.
L'article procède d'une
conviction que la source de la barbarie sanglante
du national-socialisme n'est pas dans une quelconque
anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans
quelque malentendu idéologique accidentel.
Il y a dans cet article la conviction que cette source
tient à une possibilité essentielle
du Mal élémental où bonne logique
peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale
ne s'était pas assez assurée. Possibilité
qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux
d'être - de l'Être « dem es in seinem
Sein um dieses Sein selbst geht », selon l'expression
heideggérienne. Possibilité qui menace
encore le sujet corrélatif de « l'Être-à-rassembler
» et « à-dominer », ce fameux
sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant
tout, se veut et se croit libre. On doit se demander
si le libéralisme suffit à la dignité
authentique du sujet humain.
Lévinas, Postface à Quelques
réflexions sur la philosophie de l’’Hitlérisme,
1934
Toute l’œuvre et la vie de Lévinas
vont consister à donner du sens à la
proximité du prochain : « les êtres
les plus proches parmi le six millions d’assassinés»
sont en réalité tous ces hommes, sont
toutes ses victimes, en tant qu’elles nous sont
toutes si proches, en tant que nous en sommes responsables
et que nous risquons, par notre être même,
et par notre pensée, d’être à
nouveau les bourreaux l’altérité.
2. La philosophie et la pensée gardienne.
N’oublions pas non plus la terrible proximité
qui lie Lévinas à Blanchot, son ami
depuis les années 20 – il l’a rencontré
à Strasbourg - et la façon dont celui-ci
va, dès les années trente, participer
à toute la presse d’extrême droite
et prôner la révolution nationale, avant
de renier profondément ses engagements antérieurs,
et décrire la Shoah, après guerre, dans
L’écriture du désastre, comme
l’évènement absolu, le silence
ou le cri absolu à partir desquels désormais
toute parole doit se poser.
Le nom inconnu, hors nomination
:
L’holocauste, évènement absolu
de l’histoire, historiquement daté, cette
toute-brûlure où toute l’histoire
s’est embrasée, où le mouvement
du sens s’est abîmé, où
le don, sans pardon, sans consentement, s’est
ruiné sans donner lieu à rien qui puisse
s’affirmer, se nier, don de la passivité
même, don qui ne peut se donner. Comment le
garder, fût-ce dans la pensée, comment
faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste
où tout s’est perdu, y compris la pensée
gardienne ? Dans l’intensité mortelle,
le silence fuyant du cri innombrable. »
Blanchot, L’écriture du désastre,
Gallimard, page 80
Et justement, la pensée gardienne, dont parle
Blanchot, n'est rien d'autre que la philosophie elle-même
dans sa tâche d'essayer de repenser tout ce
qui est et tout ce qui fait différence avec
la raison, la morale, et l'être en soi de l'homme.
Il y a, dans l'expérience de la barbarie absolue
du nazisme, une émergence absolue : l'homme
instaure, au cœur même de l'humain, une
négation de l'humanité par la négation
de la différence, par la négation de
l'altérité de l'autre, et par l'affirmation
destructrice de l'identité exclusive de soi.
La « pensée gardienne » est une
allusion à peine voilée à la
pensée de Heidegger, pour qui il revient précisément
à l'homme en tant être pensant d'être
le gardien du sens de l'être dans son obscurité
même. L'homme, par sa pensée et sa philosophie,
apparaît comme celui qui doit retrouver le sens
de la totalité, toujours mise à mal
et déchue par l'extase propre de l'expérience.
Mais face à la Shoah, cet événement
absolu, lui-même absolu négation de l'altérité,
se dresse, pour l'éternelle quête de
la pensée philosophique, le danger non moins
absolu de son propre empire : dans l'ordre de l'être,
c'est la tautologie, le retour à l'identité,
la certitude de la présence qui constituent
toujours le point de départ de toutes significations,
de toute connaissance, et finalement de toute activité
du sujet pensant. La philosophie s'apparaît
comme la tentative perpétuelle -- issue des
Grecs et menée à bien jusqu'à
Hegel et Heidegger -- de poser l'identité de
l’être comme précédent toujours
les différences ; de faire de l'ontologique
le préalable à toute expérience
signifiante. L’horreur des camps , l’extermination
de juifs par million le frappe au cœur le plus
profond, et sans doute Lévinas songera-t-il
à la nécessité de repenser la
philosophie dans son ensemble - et y compris la phénoménologie
elle-même, afin de retrouver en elle une «
autre voie », une voie qui nous sauve de ces
thèses principales de l’ontologie, qui
font de l’autre une dépendance, une déhiscence
et finalement un être en second par rapport
à l’être premier qui est le moi.
Sauver l’être-là de l’homme
de l’empire de la semblance, de l’empire
de l’être en tant qu’il donne la
différence à partir de l’identité,
et qu’il pose tout savoir, tout être et
finalement toute histoire comme celle d’une
reconnaissance du sujet.
La philosophie occidentale a été
le plus souvent une ontologie : une réduction
de l'autre au même, par l'entremise d'un terme
moyen et neutre qui assure l'intelligence de l’être.
Cette primauté du même fut la notion
de Socrate. Ne rien recevoir d'autrui sinon ce qui
est en moi, comme si, de toute éternité,
je possédais ce qui me vient du dehors. Ne
rien recevoir ou être libre. La liberté
ne ressemble pas à la capricieuse spontanéité
du libre arbitre. Son sens ultime tient à cette
permanence dans le même, qui est raison, la
connaissance et le déploiement de cette identité.
Elle est liberté. »
Lévinas, Totalité et Infini,
Livre de poche, page 34.
Nous voyons ici, dans ce texte extrait de Totalité
et Infini comment Lévinas nous montre
le lien étroit entre eux la métaphysique
de la connaissance et la thèse de la liberté
; il voit dans la figure de Socrate la manifestation
précoce de cette relation fondamentale : connaître,
c'est toujours et seulement reconnaître, c'est-à-dire
ramener à soi, ramener à la connaissance
identique que manifeste le jugement logique, ce qui
suppose que les différences qui apparaissent
dans l'expérience, ne seront pensées
et connues qu'autant qu'on réduit en elle ce
qui est irréductiblement différent,
pour ne conserver que ce qui est semblable.
3. « La philosophie est une égologie
».
Cet empire de l’identification est en même
temps un empire de la liberté ; car la raison
restant elle-même au cœur de son expérience
du réel, la raison en demeurant en quelque
sorte « soi », dans l’épreuve
même du monde et de l'altérité,
s'apparaît comme le processus de sa propre liberté,
le processus de neutralisation de l’autre.
« Que la raison soit enfin
comme la manifestation d'une liberté, neutralisant
l'autre et l'englobant, ne peut surprendre depuis
qu'il fut dit que la raison souveraine ne connaît
qu'elle-même, que rien d'autre ne la limite.
»
Levinas, Totalité et infini, ibidem,
page 34.
Nous voyons que la neutralisation de l'autre n'est
pas seulement une réalisation du savoir mais
que celui-ci se fonde à son tour sur un terrain
plus ancien, plus fondamental et plus originel, celui
de la manifestation de soi. Lorsque Levinas dit de
façon très forte que « la philosophie
est une égologie », il rappelle que la
démarche philosophique dans son ensemble -
et y compris celle de la phénoménologie
- est une manière de poser le sujet comme se
répliquant dans l'objet, comme se retrouvant
dans l'expérience, comme allant chercher son
être propre au cœur de l'extase de l'existence.
Voilà pourquoi la tâche que Levinas se
donne va consister en une reconstruction d'une métaphysique
antérieure à l'ontologie de l'identité,
c'est-à-dire d'une métaphysique dans
laquelle la transcendance, l'excès, l’irréductibilité
de l'altérité soit première par
rapport au travail de construction de soi qu'est toute
connaissance et toute pensée philosophique.
4. « Etre ou ne pas être, ce n’est
probablement pas là la question par excellence
».
La conscience non-intentionnelle.
Le logos lui-même constitue à son tour
une menace pour la reconnaissance de l'autre dans
son intégrité ontologique : le discours
est toujours jugement et le dire est toujours un certain
saisir, une certaine appropriation. Parler, c’est
bien sûr d'abord interrompre le mouvement de
l’être existant et supprimer ce que ce
mouvement peut avoir de profondément dispersif
pour l’être même ; mais la parole
est aussi une affirmation au cœur de l’être
: l’être est toujours le préalable
à tout discours ; le logos est donc en ce sens
toujours une définition, c'est-à-dire
une manière, là encore, de ramener,
toutes les propositions à la propriété
superbe du A égal A, à l’égalité
supposée du sujet et de ses prédicats.
L’une des conséquences de cette ontologie
latente du discours, c'est aussi de poser l'être
dans sa différence sur la base de la polarisation
entre être et ne pas être, entre l'affirmation
et la négation. Or, cette dichotomie est, en
un certain sens, un piège, puisqu'elle présente
l'idée même de l’altérité
comme devant être interprétée
à partir, soit de l'identification, soit de
la négation.
Or l'altérité échappe et s'évade
hors de cette dichotomie trompeuse ; elle nous montre
que la vraie question n'est pas celle de l’être
dans sa manifestation ou dans son identification mais
qu'il s'agit bien, pour elle, d'interroger l'altérité
comme antérieure à la logique du jugement.
L’altérité est toujours en tiers,
une exception. Pour que l’altérité
soit, il faut qu’elle échappe au face-à
face de l’être et du néant, qui
ne lui donne qu’une existence dérivée,
et donc toujours récupérable et représentable.
Mais quelle est précisément, cette manière
d’être autrement que dans la
dichotomie, d’être autrement que dans
l’opposition ancestrale entre l’être
et le non être ?
5. La temporalité comme épreuve
d’un au-delà de l’essence.
Toute l’ontologie est fondée sur l’idée
sous jacente d’une présence. Ce qui est
est, en même temps dans la concordance parfaite
de la présence. Ce qui est, c’est ce
qui est. Pourtant, l’un des apports importants
que Heidegger va donner à Lévinas –
et notamment dans Sein und Zeit, c’est
de montrer comment le temps, le devenir et le décalage
qu’il constitue par rapport à l’être
sont fondateurs de l’existence, de l’être
en tant que celui du da-sein. Etre, pour
l’homme, c’est se dévoiler dans
et par le temps, et par un temps qui se donne comme
cela qu’il a à être. Son être
le plus propre est dans le possible qu’il n’est
pas, comme sa possibilité en excès sur
son être en présence. Le temps de l’homme
contient bien une puissance d’absolue négation
: c’est la mort. Car la mort est la cessation
pure de toute possibilité, le néant
pur qui peut être pensée comme l’horizon
de l’existant. C’est pourquoi la mort,
pour Heidegger, n’est pas seulement le terme
de la vie ; elle est, par sa puissance temporelle
de négation, la possibilité la plus
propre de l’existence. La négation qu’est
la mort pose que la possibilité du néant
est absolument devant le moi qui a à être,
que l’existence pour lui est l’acte de
repousser cette négation, qui n’est rien
d’autre que la différence absolue. Le
moi doit être cette tentative perpétuelle
de totalisation dont la mort est l‘exact revers,
le versant de pure négation dont l’être
est la contestation. « l’existence est
une aventure de sa propre impossibilité »
dira Lévinas à propos d’Heidegger
dans En découvrant l’existence avec
Husserl et Heidegger (Vrin, Poche, page, 124)
On pourrait dire pourtant que le caractère
fondateur du temps dans le dévoilement de l’être
est, chez Heidegger, le thème d’une philosophie
de l’existence comme a-venir.
Le temps originel rend compte
de l'élan vers l'avenir, du retour sur le passé
de la sortie vers les choses. Il est le phénomène
essentiel du dehors. Il est l'extase par excellence.
Ce n'est donc pas le rapport entre sujet et objet
qui recèle le secret de la transcendance. L'extase
de l'avenir rend possible la relation avec l'objet.
Le temps originel a été développé
à partir du souci dont il est le sens qu'il
permet à la fois de comprendre et de saisir.
L'esquisse de la compréhension de l'être,
c'est le temps originel lui-même. Mais par là
nous arrivons à entrevoir la dimension où
se situe le temps originel de Heidegger.
Il existe une relation entre l'étant et l'être
et cette relation, l'étant l'accomplit par
son existence grâce au temps originel. Le temps
originel n'est donc pas à son tour une espèce
d'existence ou une forme d'existant - il est le mouvement
même, le dynamisme (le mot est ici proprement
employé) de cette relation d'étant à
être. Voilà pourquoi Heidegger ne dit
pas de lui qu'il est, mais qu'il se temporalise. Le
temps originel ne s'étale pas entre objets
ou entre moments psychologiques, mais entre l'homme
et son existence entre l'étant et l'être.
Exister, pour l'être, n'est certes pas un acte
ou une pensée mais c'est un élan qui
s'accomplit dans la dimension du temps originel. On
pourrait dire que le temps c'est l'élan par
lequel l'homme s'inscrit dans l'être, par lequel
il l'assume. Il ne se trouve pas sur le plan d'une
durée où nous passons d'un moment à
l'autre et encore moins sur celui qui mène
de l'instant vers l'éternité; dans le
fait d'exister Heidegger perçoit une tension
intérieure: le souci que l'existant prend de
l'existence à laquelle il est voué et
qu'il assume. C'est cette tension qu'est la temporalisation.
Lévinas, En découvrant l’existence
avec Husserl et Heidegger. Vrin, pages 136/1327.
C’est à partir de la pensée de
l’être en tant que rassemblement, réminiscence
et retrouvaille que l’être se donne comme
menacée par la dispersion, la perte de soi,
l’altération absolue qu’est la
mort. Toute l’existence est ce processus de
rassemblement, de retour indéfini à
soi dans l’ordre du même.
Pour Lévinas, qui étudie dans Autrement
qu’être et dans les conférences
qui lui sont contemporaines (publiées dans
Dieu, la mort et le temps), le dépassement
de la phénoménologie heideggérienne,
cette philosophie est encore une pensée de
l’unité et de la présence.
Elle ne dit pas qu’il y a dans l’être
au temps du moi quelque chose d’absolument irrécupérable,
d’immémorial, d’irréductible
à la synthèse de la présence,
et que le temps n’est pas seulement une suspension
de l’essence mais bien son impossibilité,
une diachronie fondamentale, un retard sur soi qui
pose que, par le temps, il y a quelque chose d’absolument
perdu dans l’existence. Le temps par lequel
l’être se donne à soi est ce qui
rend impossible la totalisation.
« Le temps doit être compris dans sa durée
et sa diachronie comme déférence à
l’inconnu. » dira Lévinas dans
ces conférences.
Car le laps de temps, c'est aussi
de l'irrécupérable, du réfractaire
à la simultanéité du présent,
de l'irreprésentable, de l'immémorial,
du pré-historique. Avant les synthèses
d'appréhension et de reconnaissance, s'accomplit
la « synthèse» absolument passive
du vieillissement. C'est par là que le temps
se passe. L'immémorial n'est pas l'effet d'une
faiblesse de mémoire, d'une incapacité
de franchir les grands intervalles du temps, de ressusciter
de trop profonds passés. C'est l'impossibilité
pour la dispersion du temps de se rassembler en présent
- la diachronie insurmontable du temps, un au-delà
du Dit. C'est la diachronie qui détermine l'immémorial,
ce n'est pas une faiblesse de la mémoire qui
constitue la diachronie.
Levinas, Autrement qu’être, ibidem,
p.66
Dans la découverte du temps, il ya chez Lévinas
une inversion de la philosophie occidentale : là
où celle-ci a toujours vu dans le temps l’épreuve
dont le moi, par la réminiscence et la mémoire
sortait en quelque sorte vainqueur, retournant finalement
son identité par delà l’absolue
distinction, Lévinas l’interprète
comme un retard, une impossible correspondance du
moi et de l’être. Non seulement l’être
a existé avant moi, mais ce retard, dit Lévinas
dans Autrement qu’être, n’est
pas insignifiant : il a le sens d’une crise
fondamental de l’essence. Il veut dire que le
moi et l’être sont cela que nous ne pouvons
saisir que par un acte second, à jamais déjoue
par ce qui reste insaisissable dans l’altérité.
L’antériorité du monde et de l’autre
sur moi, le fait que l’autre soit toujours avant
moi, n’est plus seulement une constatation temporelle,
une expérience que je pourrais concevoir à
partir de la certitude de mon sujet constituant.
L’antériorité irrémédiable
est aussi bien mon propre retard, mon retard sur moi-même,
ma propre impossibilité de me dire même,
qui fait que la différence, l’altérité
radicale est première et non seconde, et que
toute conscience est comme altérée avant
d’être, elle est autrement qu’être.
Et la conscience devient alors l’épreuve
de sa propre soumission à ce déjà
donné de l’avant qui ne se récupère
pas, qui m’est à la fois premier et tout-autre,
et qui est alors rupture de la conscience. La conscience
de l’autre – d’autrui comme absolument
premier - prendra sa place au cœur de cette crise
de la conscience, de cette altération de la
conscience, qui sonne comme son impossibilité
d’atteindre, de connaitre, de saisir, qui ouvre
aussi la voie nouvelle à la philosophie.
Conclusion
Pour la philosophie s’ouvre alors une voie nouvelle
que Lévinas appelait déjà de
ses vœux dans son premier texte «De
l’évasion».
Et cependant le progrès
n'a pas amené la philosophie occidentale à
dépasser entièrement l'être. Lorsqu'elle
découvrit au-delà des choses - modèle
premier de l'être- les domaines de l'idéal,
de la conscience et du devenir, elle fut incapable
de les priver d'existence, car tout le bénéfice
de sa découverte consistait précisément
à la leur attribuer. L'ontologisme sous sa
signification la plus large restait le dogme fondamental
de toute pensée. Malgré toute sa subtilité,
elle restait prisonnière d'un principe élémentaire
et simple d'après lequel on ne saurait ni penser,
ni éprouver que ce qui existe ou est censé
exister. Principe plus impérieux encore que
celui de la non-contradiction puisque le néant
lui-même, dans la mesure où la pensée
le rencontre, est revêtu d'une existence, et
c'est bien sans restriction que l'on est obligé
d'énoncer contre Parménide que le non-être
est. (…)
Toute civilisation qui accepte l'être, le désespoir
tragique qu'il comporte et les crimes qu'il justifie,
mérite le nom de barbare.
La seule voie qui s'ouvre dès lors pour donner
satisfaction aux exigences légitimes de l'idéalisme
sans entrer cependant dans ses errements, c'est mesurer
sans crainte tout le poids de l'être et son
universalité, reconnaître l'inanité
de l'acte et de la pensée qui ne peuvent pas
tenir lieu d'un événement, qui, dans
l'accomplissement même de l'existence brise
cette existence, acte et pensée qui ne doivent
pas par conséquent nous masquer l'originalité
de l'évasion. Il s'agit de sortir de l'être
par une nouvelle voie au risque de renverser certaines
notions qui au sens commun et à la sagesse
des nations semblent les plus évidentes.
Sortir de l’être, pour sortir de la barbarie
des civilisations qui s’auto-fondent dans l’ordre
de la pure identité, qui ne conçoivent
l’autre, l’étranger, le monde qu’à
partir de l’égalité de soi à
soi, et qui, par là-même, instaurent
le risque majeur de tuer l’autre, parce qu’on
se « prend pour l’être ».
Une autre voie, qui est plutôt le retour à
l’existence telle qu’elle est vraiment
donnée, comme cette rupture irréductible
du principe d’identité, comme cette poussée
hors de soi qui marque la primauté de l’autre,
non comme un autre être, mais comme un avant
d’être, comme un autrement qu’être.
Le retard, cette diachronie que j’ai
sur le monde, c’est d’abord, pour la philosophie,
une manière de penser autrement, c'est-à-dire
de saisir ce que le discours même a d’irréductiblement
inachevé, parce que lui-même infiniment
en retard sur l’altérité première,
infiniment séparée de pouvoir dire l’essence.
Nouvelle philosophie donc, à rebours de toute
ontologie, discours incertain mais conscient sur l’autrement
du discours, qui permet enfin de retrouver l’impérieuse
et transcendante obligation de dire et faire l’autre
avant moi, et de reconnaître la conscience comme
l’épreuve de la rupture de la conscience.
« La philosophie –
dans sa diachronie même - est la conscience
de la rupture de la conscience. »
Levinas, Autrement qu’être, Chapitre
5, page 256.
Philippe Touchet
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