Philippe
Fontaine, Professeur à l'Université
de Rouen,
La pensée d'Émmanuel Levinas,
(
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Choix
de quelques textes majeurs (Format PDF,
145 Ko)
La pensée de Levinas trouve son origine dans la philosophie
phénoménologique de Husserl, puis de Heidegger,
mais elle s'en dégage progressivement, par l'importance
accordée au rapport à autrui, qui m'apparaît
fondamentalement en tant que visage. Ce visage est plus originaire
que la conscience intentionnelle, en sorte qu'il est nécessaire
de dépasser la conscience constituante pour accéder
à une relation plus originelle que le rapport d'intentionnalité
tel qu'il est défini par Husserl. La question du rapport
à l'autre est plus radicale, aux yeux de Levinas, que
la question de l'être, d'où le primat conféré
à l'éthique sur l'ontologie. Tel est le sens
du titre de l'ouvrage
princeps de Levinas : l'opposition
de la totalité et de l'infini recoupe celle d'Athènes
et de Jérusalem : Levinas dénonce dans la métaphysique
grecque la rationalisation d'une violence inhérente
au projet de réduire l'autre au même. Comprendre
ce qui est autre par les voies du concept, c'est toujours,
estime Levinas, réduire l'altérité de
ce qui est « autre » pour tenter de la dissoudre
dans la neutralité identifiante du même. Seul
l'infini (de Dieu) permet de lever cette hypothèque
que l'ontologie grecque représente par rapport à
toute pensée authentique de l'altérité
d'autrui.
Cette distance prise par rapport à la tradition ontologique
de la philosophie occidentale trouve sans doute à l'origine
son premier moteur dans les thèmes bibliques et hébraïques,
à partir desquels il devient possible de contester
la légitimité d'une théorie générale
de l'être, dominée par le principe de totalité.
La totalité est en effet source d'hégémonie,
d'égoïsme et de violence, en tant qu'elle refuse
l'altérité ; tout doit ultimement se dissoudre
dans la totalité considérée comme un
absolu (que l'on songe ici, par exemple, à la totalité
hégélienne). Il faut donc opposer à la
totalité le principe d'altérité, mais
celui-ci se dérobe aux prises de la raison, qui se
caractérise par le fait qu'elle tend à identifier
les différences plutôt qu'à les reconnaître
comme telles. La raison est ainsi impuissante à penser
l'altérité, qui se manifeste essentiellement
dans le rapport
éthique, c'est-à-dire
dans une relation à l'autre, où autrui doit
être reconnu, salué, respecté.
Cette relation inaugurale à autrui comme Autre brise
l'homogénéité d'un rapport uniforme à
l'être, où tous les étants sont équivalents
les uns aux autres ; avec le rapport à autrui s'introduit
dans le monde une dimension d'infinité et de transcendance,
en sorte que c'est seulement au sein de ce rapport éthique
que l'idée ne de Dieu peut retrouver tout son sens
et sa légitimité. Dans la sphère intersubjective,
le « sujet » n'est plus défini par son
identité à soi, mais par la relation qu'il institue
à l'autre homme, dans l’assomption, problématique
et risquée, de sa totale responsabilité. Je
suis responsable de l'autre dont je suis pour ainsi dire «
en charge ». Quel qu'il soit, l'autre m'incombe, «
me regarde » (dans tous les sens du terme).
Avant Sartre, Levinas montre qu'on ne « constitue »
pas autrui, on le rencontre. Dans sa singularité absolue,
autrui se dérobe à toute possession, y compris
celle que le savoir prétend réaliser : autrui
est unique, et ne saurait être réuni dans un
quelconque « genre » qui serait commun à
tous les hommes, mais il est plutôt l’unique qui
précisément est autre à toute généralité.
L'ontologie traditionnelle est un processus de pensée
qui engendre une dissolution de l'individualité singulière
dans la généralité du concept. Mais précisément
autrui échappe à l'emprise de quelque science
que ce soit, car il est singulier et unique, et il n'y a de
science que du général. C'est pourquoi l'autre
ne peut se donner à moi que médiatement, selon
la modalité d'un dévoilement qui rompt avec
toute synthèse conceptualisante ; autrui ne peut être
approché, dans la proximité qui est celle du
« prochain », proximité absolue qui excède
le pouvoir du concept.
La révélation d'autrui se fait d'abord dans
la vision de son visage, par quoi il m'apparaît comme
altérité absolue ; une telle vision n'est pas
celle qui me livre le monde des choses, et se laisse fasciner
par les formes physiques ; elle m'ouvre à la perception
de l’autre dans son visage, c'est-à-dire dans
le dénuement et la précarité qui m'en
rendent absolument responsable. Qu'autrui ne soit pas, par
rapport à moi, un autre exemplaire, ou une autre espèce
d'un même genre, se repère, au plan de l'expérience,
par la non-réciprocité de la relation que j'entretiens
avec lui. La relation intersubjective est une relation non-symétrique;
je suis responsable d'autrui sans en attendre la réciproque.
Le mouvement à sens unique de Moi à l'Autre
ne doit précisément pas s'invertir en réciprocité,
car ce retour à l'origine serait retour au Même,
c'est-à-dire résorption de l'altérité
dans l'identité tautologique du Moi comme subjectivité
autonome et conquérante.
La vision du visage, à travers laquelle autrui m'apparaît,
constitue l'expérience de quelque chose d'absolument
étranger, expérience pure qui me fait sortir
de l'expérience, « traumatisme de l’étonnement
» (
Totalité et infini, p. 71). Cette
dimension nouvelle qu’ouvre le visage est celle de la
fragilité et du dénuement absolu, désamorce
tout pouvoir. Les choses donnent prise parce qu'elles n’offrent
pas de visage ; le silence même du visage de l'homme
incarne l'interdit du meurtre. Le visage est ce par quoi l'homme
s’excepte du régime de la chose et de l’ustensilité
: l’expérience absolue, expérience éthique
par excellence, est la manifestation privilégiée
d'Autrui, à travers la manifestation d'un visage par-delà
la forme. Le visage défait à tout instant la
forme qu'il offre. La nudité du visage, dont parle
Levinas, renvoie à la signification du visage perçant
toute forme. « La nudité du visage est dénuement"
(
Totalité et infini, p. 73). Contrairement
aux choses qui se cachent sous leur forme, l'homme se révèle
sous son visage? Et c'est par cette révélation
qu'il défie tout pouvoir. Cette nouvelle dimension,
qui s'ouvre dans l'apparence sensible du visage, mais la transcende
absolument, est celle de l'
éthique.
Le rapport à autrui est expérience
éthique
par excellence. C'est la disproportion entre Autrui et Moi,
qui constitue la conscience morale. Cette conscience morale
est accès à l'extériorité comme
telle : l'être extérieur par excellence, c'est
Autrui. L'épiphanie de ce qui peut se présenter
aussi directement, aussi extérieurement est visage.
La conscience éthique, qui tente d'y répondre,
et d'en répondre, n'est donc pas une variété
de la conscience, elle est ce qui précède et
rend possible toute conscience de signification.
C'est par là que l'éthique est philosophie première
: « si la philosophie consiste à savoir d'une
façon critique, c'est-à-dire à chercher
un fondement à sa liberté, à la justifier,
elle commence avec la conscience morale où l'Autre
se présente comme Autrui et où le mouvement
de la thématisation s'inverse. » (
Totalité
et infini, p. 85-86.)
C'est pourquoi la relation avec Autrui n'est pas ontologie.
L'éthique se déploie hors du champ de l'ontologie.
Le lien avec autrui ne saurait se réduire à
la représentation d'autrui, mais s'actualise dans l'
invocation
d'autrui, invocation qui n'est elle-même jamais précédée
d'une compréhension. Telle est la rencontre avec autrui,
qui est la rencontre avec la signifiance du visage, rencontre
avec l'infini, avec la transcendance même. C'est ainsi
que le moi trouve l'autre à l'intérieur de lui-même,
dans cette accusation du moi par l'autre, où se dessine
la figure de la transcendance qui met en cause toute suffisance
de la subjectivité elle-même. Le moment de transcendance
incarné par Autrui doit être pris en compte comme
figure de l'infinité, à la mesure de laquelle
aucune relation ne peut s'ajuster.
Philippe Fontaine
Bibliographie :
La théorie de l'existence dans la phénoménologie
de Husserl, 1930, Vrin.
De l'existence à l'existant, 1947, Vrin.
Le Temps et l'Autre, 1948, Fata Morgana.
En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger,
Vrin, 1949.
Totalité et infini. Essai sur l'extériorité,
Livre de poche, biblio-essais.
Difficile liberté. Essais sur le judaïsme,
Albin Michel, 1963.
Quatre lectures talmudiques, Minuit, 1968.
Humanisme de l'autre homme, Fata Moragana, 1973.
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence,
Livre de poche, biblio-essais. Éthique et infini, Fayard,
1982.
Hors sujet, Fata Morgana, 1987.
Entre nous, Essais sur le penser-à-l'autre,
Grasset, 1990.
Noms propres, Livre de poche, biblio-essais.
La mort et le temps, Livre de poche, biblio-essais.
L'intrigue de l'infini, Champs-Flammarion.
Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme,
Rivages poche.
Positivité et transcendance, suivi de : «
Levinas et la phénoménologie » , sous
la direction de J.L. Marion (réunit des études
sur Levinas, de J. Benoist, R. Bernet, J.L. Chrétien,
J. Colette, F. Dastur, J.F. Lavigne, J.L. Marion, J.F. Mattéi,
A. Renaut et B. Waldenfels).
On peut également consulter :
François Poirié :
Emmanuel Levinas : qui
êtes-vous? La manufacture éd.
F.D. Sebbah :
Levinas, Les Belles Lettres.
Enfin, un
Cahier de l’Herne a été
consacré à E. Levinas ; réédition
dans le Livre de poche, biblio-essais, 1991.
Comprend des textes de Levinas lui-même, ainsi que des
études sur sa pensée par E. de Fontenay, Marc
Richir, J.L. Chrétien, J. Taminiaux, Michel Haar, A.
Finkielkraut, M. Abensour.