1. le philosophe du “ jugement naturel ”
Le jugement dont il est question dans les Essais,
c’est le “ jugement naturel ”. C’est
un jugement qui s’exerce sur fond d’ignorance,
c’est-à-dire un jugement qui ne prend appui que
pour ses propres forces, sans l’aide d’un savoir
doctrinal ou d’une aide surnaturelle. Au début
du chapitre I,26, “ De l’institution des enfants
”, Montaigne se voit en train d’interroger des
élèves. Il les interroge des sujets généraux,
qui ne leur permettent pas de recourir à des savoirs
spécialisés : "Et, si l'on m'y force, je
suis contraint, assez ineptement, d'en tirer quelque matière
de propos universel, sur quoi j'examine son jugement naturel
: leçon qui leur est autant inconnue, comme à
moi la leur"(1). Montaigne s’imagine en train de
faire passer un examen, même s’il avoue que n’importe
quel élève des premières classes en sait
plus que lui sur Aristote. La supériorité qu’il
revendique, en tant qu’examinateur, concerne donc le
seul jugement. Cette situation reflète celle dans laquelle
Montaigne s’est lui-même placé tout au
long de son œuvre. Les “ essais du jugement ”
ont le sens d’un examen du jugement naturel de Montaigne,
au sens précisément où il l’entend
dans le chapitre sur l’éducation des enfants.
L’intérêt pour le jugement naturel a pour
corollaire le défaut de savoir. La “ doctrine
” et la “ science ” sont les termes par
lesquels Montaigne désigne toute sorte de savoir constitué.
Lorsqu’il évoque par exemple les examens d’entrée
des futurs juristes au Parlement, il estime qu’il vaut
mieux avoir un bon jugement qu’être savant en
droit (2). Entre les deux compétences, il juge que
“ celle du sçavoir est moins prisable que celle
du jugement. Cette cy se peut passer de l’autre, et
non l’autre de cette cy”(3). En d’autres
termes, le jugement est une condition nécessaire pour
que la science soit une compétence, alors que la réciproque
n’est pas vraie : on peut avoir un bon jugement sans
être savant (4). C’est pourquoi il importe, avant
tout, de former le jugement (5). Le jugement naturel peut
s’exercer sans savoir et sans règle : “
C’est icy purement l’essay de mes facultez
naturelles, et nullement des acquises ; et qui me surprendra
d’ignorance, il ne fera rien contre moy (…)”(6).
Lorsqu’il évoque les conversations qu’il
aurait eues avec le grand professeur Adrien Turnèbe
(Adrianus Turnebus), dans le chapitre sur le pédantisme,
Montaigne se vante d’avoir mis à l’épreuve
la vigueur de son jugement naturel. A cette fin, il a entraîné
son interlocuteur sur des sujets dont il n’avait pas
l’habitude, et sur lesquels il ne pouvait utiliser son
savoir. Montaigne a ainsi vérifié que le jugement
de Turnebus, malgré l’immense érudition
qui aurait pu l’endommager, est resté en parfaite
santé (7). Il fait ainsi l’éloge de son
professeur, en le distinguant des esprits “ pédantesques
”, qui “ ont la souvenance assez pleine, mais
le jugement entierement creux ”(8). Le principal mérite
intellectuel, c’est d’avoir la tête plutôt
bien faite que bien pleine, suivant l’expression devenue
célèbre (9). L’examen du jugement naturel,
c’est-à-dire en l’absence du recours à
tout savoir constitué, constitue en quelque sorte la
scène originaire des Essais. L’importance
de ce schéma pédagogique est telle qu’elle
explique en grande partie pourquoi Montaigne n’a pas
élaboré, à la différence de ses
collègues humanistes, un programme ou un plan d’étude
(10). Si l’on garde à l’esprit la signification
de l’essai comme mise à l’épreuve
du jugement naturel, cette négligence apparaît
comme l’expression de toute une philosophie. Montaigne
est le philosophe et le pédagogue du jugement naturel.
2. de la nécessité d’éduquer
La compréhension de la philosophie comme exercice du
jugement naturel autorise Montaigne à la recommander
pour les enfants. L'enfant, comme tout homme, est pour Montaigne
un philosophe naturel, au sens où il est capable d’exercer
spontanément son jugement. L’éducation
intervient le plus tôt possible, pour apprendre à
l’homme à tirer profit de cette faculté
naturelle.
L'enfant qui philosophe est d’abord un fait d'expérience,
qu’un observateur attentif comme Montaigne ne pouvait
manquer de remarquer. Cela veut dire aussi que l’enfant,
figure de l’homme qui varie suivant les cultures, est
devenu au XVI° siècle une figure de l’homme
digne d’attention. Les premiers portraits d’enfants
apparaissent. Dans les Essais, rédigés
entre 1572 et 1592, le terme “ enfance ” revient
soixante-cinq fois, “ enfant ” cinquante neuf
fois et “ enfants ” deux cent trente sept fois
! Dans la tradition philosophique, l’enfant est une
figure bien présente. On se contentera d’évoquer
ici le Ménon, dans lequel Socrate interroge un jeune
esclave et et lui fait découvrir les vérités
mathématiques qu’il possède naturellement
en lui (11). Dans une veine platonicienne, Comenius, le grand
pédagogue tchèque du XVII° siècle,
pose que "la connaissance de tout est si naturelle chez
l'homme que si l'on interrogeait habilement un enfant de 7
ans sur tous les problèmes de la philosophie, il saurait
répondre sur tout avec précision " (12).
L’enfant représente, pour l’homme, la chance
retrouvée de l’universel à chaque génération.
Un philosophe contemporain écrit : “ L’enfant,
comme tel, n’est jamais sectaire. Il vit dans l’élément
de l’universel : son accueil est sans limites. Il est
donc raisonnable, plus que l’adulte, quoique n’ayant
pas encore la maîtrise du rationnel. Il apporte le sentiment
vécu de l’égalité universelle”(13).
Montaigne partage l’idée que l’enfant,
encore dénué des préjugés, est
plus proche de l’universel que l’adulte. Sa disponibilité
intellectuelle et morale est telle qu’elle doit être
à la fois préservée et développée
par une éducation appropriée. Aux yeux des contemporains,
Montaigne s’inscrit dans le sillage d’Erasme,
lorsqu’il se fait l’avocat d’une éducation
précoce. L’ouvrage pédagogique majeur
d’Erasme a en effet pour titre De pueris statim
ac liberaliter educandis, “De la nécessité
de donner tout de suite aux enfants une éducation libérale
”(14).
“ Statim ” : il importe d’éduquer
les enfants le plus tôt possible, de ne pas laisser
passer cet âge où ils sont encore malléables
,et où leur nature prend des plis décisifs.
Montaigne, qui a vu dans l’homme un être d’habitude,
beaucoup plus qu’un être de raison, souligne l’importance
de l’enfance dans la détermination de la vie
ultérieure de l’adulte. Citons ici le passage
en entier du chapitre I,23, “ De la coustume et de ne
changer aisément une loy receüe ”, où
Montaigne établit la nécessité d’une
éducation morale dès le plus jeune âge
: “ Je trouve que nos plus grands vices prennent leur
ply de nostre plus tendre enfance, et que nostre principal
gouvernement est entre les mains des nourrices. C’est
passetemps aux meres de veoir une enfant tordre le col à
un poulet, et s’esbatre à blesser un chien et
un chat ; et tel pere est si sot de prendre à bon augure
d’une ame martiale, quand il voit son fils gourmer injurieusement
un paisant ou un laquay qui ne se defend point, et à
gentillesse, quand il le void affiner son compagnon par quelque
malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant
les vrayes semences et racines de la cruauté, de la
tyrannie, de la trahyson : elles se germent là, et
s’eslevent apres gaillardement, et profittent à
force entre les mains de la coustume. Et est une tres dangereuse
institution d’excuser ces villaines inclinations par
la foiblesse de l’age et legiereté du subjet.
(…) Il faut apprendre soigneusement aux enfans de haïr
les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre
la naturelle difformité, non en leur action seulement,
mais sur tout en leur cœur ; que la pensée mesme
leur en soit odieuse, quelque masque qu’ils portent.
(…) comme de vray il faut noter que les jeux des enfans
ne sont pas jeux, et les faut juger en eux comme leurs plus
serieuses actions ” (15). C’est dans ce chapitre
sur la coutume (I,23), et non dans les chapitres pédagogiques
(I,25 et I,26) qu’il faut chercher la nécessité
d’une éducation précoce : tout se passe
dans les Essais comme si le thème de la coutume
introduisait à la nécessité de l’éducation.
Montaigne ne se prononce pas sur la nature bonne ou mauvaise
de l’homme, il affirme que l’homme est un être
d’habitude (16). L’enfant est encore extrêmement
malléable ; ce n’est pas un bois tordu qu’il
faudrait redresser, c’est une âme tendre, susceptible
de prendre certains plus pour toujours, ou d’être
facilement traumatisée. “ J’accuse toute
violence en l’éducation d’une ame tendre,
qu’on dresse pour l’honneur et la liberté
”(17). Là aussi, Montaigne prend la suite d’Erasme,
qui a fermement banni la violence du monde de l’enfance
(18). Le long passage que nous avons cité est d’abord
une charge contre la violence ou l’impuissance pédagogique
des parents. Pour Montaigne, l’éducation doit
être soustraite aux parents, qui sont soit violents
à l’égard de leurs enfants, soit incapables
de s’opposer à leurs vices naissants. Là
encore, il faut chercher cette justification ailleurs que
dans les chapitres pédagogiques, dans un passage du
livre II inspiré d’Aristote : “ La plus
part de nos polices, comme dict Aristote, laissent à
chacun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes
et de leurs enfans, selon leur folle et indiscrete fantasie
; et quasi les seules Lacedemoniennes et Cretense ont commis
aux loix la discipline de l’enfance. Qui ne
voit qu’en un estat tout dépend de son education
et nourriture ? et cependant, sans aucune discretion, on la
laisse à la mercy des parens, tant fols et meschans
qu’ils soient” (19). Montaigne emprunte à
Aristote, et à l’ordre institué par Lycurgue
à Sparte, l’idée que la santé d’un
Etat dépend en grande partie de sa capacité
à s’assurer le concours de citoyens dociles (20).
Pourtant, la raison qu’il avance en son nom propre n’est
pas celle du souci de l’Etat, mais une protestation
contre la violence parentale : “ Etre autres choses,
combien de fois m’a-il prins envie, passant par nos
ruës, de dresser une farce, pour venger des garçonnets
que je voyoy escorcher, assommer et meurtrir à quelque
pere ou mere furieux et forcenez de colere ! ”(21).
L’intérêt de Montaigne pour l’enfance
est en grande partie motivé par un souci de l’enfant
comme tel. Comme le montre son indignation sincère
contre les violences perpétrées à l’égard
des enfants, Montaigne voit moins dans l’enfant le futur
citoyen, ou l’adulte en puissance, qu’une personne
à part entière (22). Il choisit le mode d’éducation
par préceptorat, principalement pour soustraire l’enfant
à deux sources de violence, celle des parents et celle
des maîtres. Dès son plus jeune âge, l’enfant
sera pris en charge par un précepteur, qui s’abstiendra
d’utiliser la violence. Mais quelle éducation
positive lui donnera-t-il ?
3. hors de l’école
Le rôle central que Montaigne accorde à la philosophie
dans l’éducation est également lié
au fait que l’enfant ne va plus à l’école.
Le chapitre I,26 substitue à l’école un
mode d’apprentissage plus traditionnel, celui de la
fréquentation et l’imitation des adultes. Montaigne
élargit d’ailleurs ce type d’éducation
à la “ fréquentation du monde ”(23)
en général, ce qui interdit de le comprendre
simplement comme un retour à l’éducation
“ archaïque ”(24). A l’époque
où Montaigne est né et a grandi, l’éducation
de la noblesse a totalement changé. Le succès
des collèges humanistes fut tel dans les années
1530, en effet, que les pères de famille nobles commencèrent
à y envoyer leurs enfants. Le père de Montaigne
aurait ainsi cédé à une sorte de mode.
La comparaison de son comportement avec celui des grues, sous
la plume du fils, n’est pas flatteuse : “ le bon
homme, ayant extreme peur de faillir en chose qu’il
avoit tant à cœur, se laissa en fin emporter à
l’opinion commune, qui suit tousjours ceux qui vont
devant, comme les gruës, et se rengea à la coustume
(…)” (25). Pierre Eyquem, seigneur de Montaigne,
a décidé d’abandonner en faveur du collège
le mode d’éducation plus traditionnel, qui veut
qu’un jeune noble soit envoyé dans une autre
maison noble pour servir comme page. Pour le futur fils de
Diane de Foix, à qui Montaigne dédie ses réflexions
sur l’éducation au chapitre I,26, ce dernier
mode d’éducation doit être réhabilité.
L’enfant se familiarisera avec ses futures tâches
par l’observation, la participation et la discussion.
A l’école, l’enfant cesse d’être
mélangé aux adultes et d’apprendre la
vie directement à leur contact ; il n’apprend
la vie que par l’intermédiaire d’un savoir
abstrait, qui exige un effort démesuré de mémorisation.
Nous dirions aujourd’hui que l’enfant est coupé
de la société, “ maintenu à l’écart
dans une manière de quarantaine ”(26). Montaigne
écrit à une période où l’école
est remise en question ; il constate que l’école
manque son but, au point d’asservir les esprits que
lieu de les éduquer à l’indépendance
de jugement et à la vertu. Des historiens comme Roger
Trinquet et Georges Huppert ont évoqué la déception
des derniers humanistes à l’égard de l’institution
scolaire : les Collèges humanistes n’ont pas
rempli la promesse d’une régénération
de l’homme par l’éducation (27). Montaigne
redécouvre les mérites d’une pédagogie
non scolaire et prend ostensiblement le contre-pied de l’engouement
humaniste pour l’institution scolaire.
L’éducation telle que la conçoit Montaigne
est à l’opposé de l’institution
scolaire. C’est en effet l’idée d’une
éducation en accord avec le milieu social du jeune
noble, avec ses futures tâches de direction du “
mesnage ” ou de la “ maison ”, qui anime
la révision que notre auteur fait subir à la
pédagogie érasmienne. Pendant longtemps, l’éducation
a été assurée par l’apprentissage
au contact des adultes. L’enfant apprend les choses
qu’il faut savoir en participant à la vie ordinaire.
Aussi Montaigne décide-t-il de revenir à ce
mode d’éducation, qui a pour cadre la maison
noble ou bourgeoise. Il soustrait cependant entièrement
l’enfant à l’autorité parentale,
et le confie à un précepteur (28). Tout doit
se passer en douceur : “ nostre leçon, se passant
comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu,
et se meslant à toutes nos actions, se coulera sans
se faire sentir ”(29). Mais s’approprie l’idée
érasmienne d’une éducation en douceur,
pour justifier (ce que ne faisait pas Erasme) l’abandon
du cadre scolaire. Si la philosophie obtient une place centrale
dans ce nouveau projet, c’est précisément
qu’elle n’est pas un mode d’éducation
scolaire, mais possède au contraire “ ce privilege
de se mesler par tout ” (30). L’intention de faire
sortir l’éducation de l’école joue
le rôle d’un leitmotiv dans la pédagogie
de Montaigne : “ Au nostre, un cabinet, un jardin, la
table et le lit, la solitude, la compaignie, le matin et le
vespre, toutes heures luy seront unes, toutes places luy seront
estude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements
et des meurs, sera sa principale leçon, a ce privilege
de se mesler par tout ”(31). C’est d’abord
en raison de sa capacité à s’immiscer
partout dans la vie que la philosophie gagne chez Montaigne
son rôle pédagogique central.
Montaigne fait sortir l’éducation de l’école,
mais ce n’est pas pour revenir à un mode d’éducation
archaïque. L’éducation reste pour lui une
éducation à l’universel ou comme culture,
en tant précisément qu’elle est conçue
comme philosophie.
4. l’éducation comme philosophie et l’idéal
de naïveté socratique
L’éducation la plus précoce doit être
prise en charge par la philosophie. Suivant l’idéal
antique, la philosophie apparaît dans les Essais
comme magister vitae, suivant l’expression
de Cicéron reprise par les humanistes : la philosophie
est “ maîtresse de vie ”, au sens où
elle est indispensable à la vie bonne. Montaigne souhaite
qu’elle s’adresse à l’enfant “au
partir de la nourrice” : “Puis que la philosophie
est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance
y a sa leçon, comme les autres âges, pourquoi
ne la lui communique-t-on? (...) Otez toutes ces subtilités
épineuses de la Dialectique, de quoi notre vie ne se
peut amender, prenez les simples discours de la philosophie,
sachez les choisir et les traiter à point : ils sont
plus aisés à traiter qu'un conte de Boccace.
Un enfant en est capable, au partir de la nourrice,
beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou à écrire.
La philosophie a des discours pour la naissance des hommes
comme pour la décrépitude" (32). La philosophie
est appropriée à l’enfance en deux sens
: non seulement l’enfant est capable de philosophie,
mais la tradition lui a explicitement réservé
une partie de ses trésors. L’idée qu’il
n’est jamais trop tôt ni trop tard pour philosopher,
Montaigne l’emprunte aux Epicuriens et aux Stoïciens.
Cette conception est singulière dans le contexte de
la Renaissance, où la conception vulgaire du temps
humain est dominée par les âges de la vie (33).
Montaigne déclare lui-même que “ toutes
choses ont leur saison ”(34). En revanche, il n’y
a pas de saison pour philosopher utilement ; mais pour que
la philosophie puisse profiter à l’enfance, il
faut la débarrasser de ses branches inutiles et de
ses “ vaines subtilités ”(35). Ce dernier
point donne à Montaigne l’occasion de proposer
une réforme de la philosophie, qui porte moins sur
ses contenus, que sur la manière dont elle est enseignée.
L’ambition de la réforme, c’est de faire
sortir la philosophie du discrédit dans lequel elle
est tombée : “ c’est grand cas que les
choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie,
ce soit, jusques aux gens d’entendement, un nom vain
et fantastique, qui se treuve de nul usage et de nul pris
”(36). Il s’agit de réconcilier la philosophie
avec la vie et la pratique. Par rapport à l’éducation
en son temps, la ligne directrice du projet éducatif
de Montaigne consiste à écarter la “ science
”, au profit du “ jugement et de la vertu ”(37).
La mise au premier plan de la philosophie comme “ formatrice
du jugement et des mœurs ”(38) est l’expression
de ce projet.
L’intérêt de Montaigne pour l’éducation
correspond aussi à une réflexion sur la nature
profonde de la philosophie. Dans les chapitres I,25 et I,26,
l’éducation est comprise essentiellement comme
formation du jugement et des mœurs. L’éducation
consiste essentiellement dans un apprentissage en philosophie
morale, “ suivant l’avis de Platon, qui fict la
fermeté, la foy la sincerité estre la vraye
philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs,
n’estre que du fard ”(39). Montaigne fait apprendre
la philosophie à l’enfant, en lui faisant découvrir
chez les auteurs des exemples humains de vertu, en lui enseignant
d’autre part “ les plus profitables discours de
la philosophie ”(40) concernant la différence
entre savoir et ignorer, le but de l’étude ou
la nature de la justice. Il faut dès lors que la philosophie
soit capable de s’adresser à l’enfant,
et en premier lieu, qu’elle présente un visage
attractif : “ On a grand tort de la peindre inaccessible
aux enfans, et d’un visage renfroigné, sourcilleux
et terrible. Qui me l’a masquée de ce faux visage,
pasle et hideux ? Il n’est rien plus gay, plus gaillard,
plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre
” (41). Aussi la plume de Montaigne prend-elle des accents
presque lyriques, lorsqu’elle reprend le genre antique
du protreptique, c’est-à-dire de l’éloge
de la philosophie Comme l'enfant est capable de profiter des
leçons de la philosophie, il faut soigner l’apparence
et la forme de cette dernière. Montaigne conjoint étroitement
philosophie et pédagogie, la “ vraye philosophie
” est comprise suivant un idéal pédagogique
de formation du jugement et des mœurs (42). Familier
des auteurs grecs et latin, Montaigne connaît l’idéal
antique de l’éducation comme “culture de
l’âme”, et la perpétue en humaniste
(43). Montaigne réactive ainsi la compréhension
de l’éducation comme étant essentiellement
philosophique, et la compréhension de la philosophie
comme étant essentiellement éducation et culture
de soi. On peut considérer en ce sens que le gentilhomme
montanien, étranger à toute spécialisation,
est l’héritier de l’idéal humain
né avec la paideia grecque (44). Montaigne
fait de Socrate le représentant de cet idéal.
Socrate est resté le plus enfant des philosophes. Montaigne
oppose “ l’alleure tenduë ” de Caton
à la conduite naturelle de Socrate, dont la “
naifveté ” (45) est le principe. Socrate a usé
seulement de son jugement naturel ; il a philosophé
“ par ces vulgaires ressorts et naturels, par ces fantasies
ordinaires et communes (…) ”(46). Aussi l’âme
de Socrate est-elle restée intacte, en ne se laissant
altérer ni par la coutume, ni par le savoir, ni par
l’ambition. Ce modèle enfantin du philosophe
fait contraste avec les artifices de la “science”
scolastique, dont Montaigne démonte les procédures
dans l’Apologie de Raimond Sebond (47). Montaigne se
sent en droit d’introduire une référence
à l’enfant dans le portrait du vrai philosophe
: “ C’est grand cas d’avoir peu donner tel
ordre aux pures imaginations d’un enfant, que,
sans alterer ou estirer, il en ait produict les plus beaux
effects de nostre ame” (48). Il y a une continuité
parfaite entre l’enfant et le philosophe Socrate, dans
la mesure où ils exercent tous deux leur jugement sans
artifice. Montaigne considère l’enfant comme
la norme humaine la plus universelle. Pourtant, cela ne voudrait
pas dire que l’enfant serait un témoignage de
la bonté de la nature humaine. Montaigne a quelques
doutes sur le sujet : “ car au milieu de la compassion,
nous sentons au dedans je ne sçay quelle aigre-douce
poincte de volupté maligne à voir souffrir autruy
; les enfans le sentent ”(49). L’enfant fait ainsi
apparaître, intactes, “ les fondamentalles conditions
de nostre vie” (50), qui n’ont rien d’idéal.
Cependant, ce n’est pas seulement par souci de réalisme
ou par modestie que Montaigne fait l’enfant. Il veut
être un nouveau Socrate, proposant à son lecteur
les essais de son jugement naturel. Il nous propose “ce
que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu,
comme les enfans proposent leurs essais : instruisables,
non instruisants (…)” (51). Cette naïveté
originelle et cette intégrité de jugement dont
il gratifie Socrate, Montaigne a voulu qu’elle soit
aussi au fondement de son œuvre. L’enfant, être
naïf par excellence, fait ainsi partie intégrante
de la conception que Montaigne se fait de la vraie philosophie.
L’enfant est pour lui non seulement le prototype du
philosophe, c’est aussi son modèle. Les essais
qu’il fait de son jugement se veulent les “ imaginations
d’un enfant ”, d’une spontanéité
égale à celle qu’a montrée Socrate.
Ainsi, en se référant fréquemment à
l’enfance, Montaigne entend conforter l’authentique
signification philosophique des Essais.
Notes
(1) I,26,146a
(2) I,25,140a
(3) ibid.
(4) Sur ce point, voir Francis Goyet, “ Humilité
de l’essai ? ” in Pierre Glaudes, éd.,
L’essai. Métamorphoses d’un
genre, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002,
p. 201-215
(5) I,26,152a : “ Son institution, son travail et son
estude ne vise qu’à le former. ”
(6) II,10,407a (Nous soulignons).
(7) I,25,139a : “ Je l’ay souvent à mon
esciant jetté en propos eslongnez de son usage ; il
voyait si cler, d’une apprehension si prompte, d’un
jugement si sain, qu’il sembloit qu’il n’eut
jamais faict autre mestier que la guerre et es affaires d’Estat.
”
(8) ibid.
(9) I,26,150a : “ je voudrois aussi qu’on fut
soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plutost la
teste bien faite que bien pleine ”
(10) A titre de comparaison, on lira Rabelais, Gargantua,
chap. XXIII. Le programme d’éducation dressé
par l’humaniste est tout entier consacré à
l’acquisition des divers savoirs et savoir-faire.
(11) Montaigne critique la doctrine platonicienne de la réminiscence
en II,12,548-549
(12) Coménius (en tchèque Jan Amos Komensky),
Didactica magna, traduction française La
Grande Dialectique, traductin partielle dans L'utopie
éducative, par Jean Prévot, Paris, Belin,
1981. S'appuyant sur Platon, Comenius soutient "qu'il
n'est nul besoin d'apporter à l'homme des éléments
extérieurs, et qu'il suffit de déployer les
qualités dont il contient le germe et de lui expliquer
leur nature." Pourtant, l'état de l'homme auquel
il est fait référence ici concerne l'homme avant
la chute : la corruption de l'homme lors de la chute rend
nécessaire l'instruction
(13) Marcel Conche, entretien publié dans Le Monde
de l’éducation, avril 1985, repris dans
Anita Hocquard, Eduquer, à quoi bon ? ce qu’en
disent philosophes, anthropologues et pédagogues,
PUF, 1996. p.66.
(14) L’ouvrage a été rapidement traduit
en français par Pierre Saliat, Déclamation
contenant la manière de bien instruire les enfans dès
leur commencement, avec ung petit traité de la civilité
puérile, le tout translaté nouvellement de latin
en françois, Paris, S.de Colines, 1537. Cette
traduction a été rééditée
par B.Jolibert, Paris, Klincksieck, 1990, et modernisée
par J.-C. Margolin, dans Erasme, Genève, Droz, 1966.
(15) I,23,110b
(16) III,13,1076b : “ Pour m’estre, dés
mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle
d’autruy, j’ay acquis une complexion studieuse
en cela. ”
(17) II,8,389b
(18) Voir aussi Rabelais, Gargantua, chap. 23 : “
Quand Ponocrates congneut la vitieuse manière de vivre
de Gargantua, délibéra aultrement le instituer
en lettres, mais pour les premiers jours le toléra,
considérant que Nature ne endure mutations soubdaines
sans grande violence ”.
(19) II,31,714c
(20) Montaigne ne cache pas son admiration pour Sparte, qu’il
connaît par l’intermédiaire de Plutarque.
I,25,142a : “ C’est chose digne de tres-grande
consideration que, en cette excellente police de Licurgus,
et à la vérité monstrueuse par sa perfection,
si songneuse pourtant de la nourriture des enfants comme de
sa principale charge, et au giste mesmes des Muses, il s’y
face si peu de mention de la doctrine (…). ”
(21) II,31, ibid.
(22) Cependant, aux yeux de Montaigne, l’enfant au sens
d’infans ne mérite pas l’affection
qu’on lui accorde parfois. “ Comme, sur ce subjet
dequoy je parle, je ne puis recevoir cette passion dequoy
on embrasse les enfans à peine encore nez, n’ayant
ny mouvement en l’ame, ny forme reconnoissable au corps,
par où ils se puissent rendre aimables (…) Une
vraye affection et bien reglée devroit naistre et s’augmenter
avec la connoissance qu’ils nous donnent d’eux
” (III,8,387a). L’amour pour les petits enfants
est présenté comme quelque chose d’irrationnel.
Cf. Philippe Ariès, op.cit. : “ Cependant,
un sentiment superficiel de l’enfant – que j’ai
appelé le “ mignotage ” - était
réservé aux toutes premières années,
quand l’enfant était une petite chose drôle.
On s’amusait avec lui comme avec un animal, un petit
singe impudique. S’il mourait alors, comme cela arrivait
souvent, quelques-uns pouvaient s’en désoler,
mais la règle générale était qu’on
n’y prît pas garde, un autre le remplacerait bientôt.
Il ne sortait pas d’une sorte d’anonymat. ”
Montaigne condamne le “ mignotage ”, sans doute
parce qu’il est pressé de considérer l’enfant
comme une personne.
(23) I,26,157a
(24) Nous empruntons la distinction entre “ éducation
archaïque ” et “ éducation classique
” à l’historien allemand W.Jaeger, Paideia,
la formation de l’homme grec, traduction André
et Simone Devyver autorisée par l’auteur, Paris,
Gallimard, 1964. Sur la notion d’ ”éducation
archaïque ” par fréquentation des aînés,
voir chap. I, “ la Grèce archaïque ”,
1. “ Noblesse et areté ”, p.29-35.
L’historien distingue aussi entre l’éducation
et la “ culture ” (Bildung). La première
se borne à transmettre des normes sociales ; la seconde
vise à réaliser un idéal humain. L’éducation
philosophique marque alors le passage de l’éducation
à la culture.
(25) I,26,175a
(26) Philippe Ariès écrit au début des
années 1960 :“ Cette quarantaine, c’est
l’école, le collège. Commence alors un
long processus d’enfermement des enfants ( comme des
fous, des pauvres et des prostituées) qui ne cessera
plus de s’étendre jusqu’à nous et
qu’on appelle la scolarisation. ” Voir L’enfant
et la vie familiale sous l’Ancien Régime,
1960 ; Le Seuil, 1973. Les intellectuels de cette époque,
comme Michel Foucault, dénoncent les processus d’
”enfermement ”. La situation dans laquelle Montaigne
se trouve par rapport à l’école est assez
comparable à celle de l’historien Philippe Ariès,
critique de la sacralisation de l’école sous
la III° République
(27) Roger Trinquet, La jeunesse de Montaigne, Nizet,
Paris, 1972, p.466-477 : “ En somme, Montaigne reprochait
à l’enseignement des collèges d’aboutir
au plus stérile des psittacismes, de bourrer la cervelle
des enfants de notions frivoles et inutiles, tout en les privant
de l’aliment qui devait être par excellence celui
des jeunes esprits, la philosophie ! ” (pp.470-471);
Georges Huppert, Public Schools in Renaissance France,
University of Illinois Press, Urbana and Chicago, 1934 ; G.Huppert,
“ Ruined Schools : The End of the Renaissance System
of Education in France ”, in Humanism in Crisis
: The Decline of the French Renaissance,
éd Ph. Desan, Ann Arbor, Un. of Michigan Press, 1991,
pp.55-67. Les Collèges ont été défendus
aussitôt contre les attaques de Montaigne. Paul Porteau
a consacré une thèse entière à
cette défense dans les années 1930. Voir P.Porteau,
Montaigne et la vie pédagogique de son temps,
Paris, Droz, 1935.
(28) I,26,154a : “ Et puis, l’authorité
du gouverneur, qui doit estre souveraine sur luy, s’interrompt
et s’empesche par la presence des parens. Joint que
ce respect que la famille luy porte, la connoissance des moyens
et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion
pas legieres incommoditez en cet aage. ” Montaigne conseille
par là aux pères de famille de son temps de
ne pas garder leurs propres fils à la maison. Aux yeux
d’un historien, ce passage corrobore l’hypothèse
selon laquelle Montaigne juge rétrospectivement d’un
regard plutôt défavorable le temps qu’il
a passé dans le château paternel. Cf. R.Trinquet,
op.cit., 427-428p.
(29) I,26,165b.
(30) I,26,164a
(31) I,26, ibid.
(32) I,26,163a
(33) Voir Philippe Ariès, L’enfant et la
vie familiale sous l’Ancien Régime, 1960
; réédition Le Seuil, 1973, p.6 et sq.. “
Pour l’homme d’autrefois, c’était
la continuité inévitable, cyclique, parfois
humoristique ou mélancolique des âges de la vie
; une continuité inscrite dans l’ordre général
et abstrait des choses, plutôt que dans l’expérience
réelle, car peu d’hommes avaient le privilège
de parcourir tous ces âges, à ces époques
de fortes mortalités. ” (p.11) “ Les Ages
de la vie ” occupent une grande place dans les traités
pseudo scientifiques du Moyen Age. Cette terminologie qui
nous paraît commune, enfance et puérilité,
jeunesse et adolescence, est en réalité scientifique
à l’origine. Elle est passée dans le langage
courant. La notion des âges de la vie appartient aux
spéculations du Bas-Empire, au VI° siècle.
Fulgence la retrouve cachée dans l’Enéide
: il découvre dans le naufrage d’Enée
le symbole de la naissance de l’homme au milieu des
tempêtes de l’existence. (…) Nous pouvons
aujourd’hui trouver que le discours sur les âges
de la vie est un discours vide, il avait à l’époque
un sens pour ses lecteurs, puisqu’il évoquait
le lien qui unit le destin de l’homme à celui
des planètes ”. (p.9) Une même correspondance
sidérale avait inspiré une autre périodisation
en rapport avec les douze signes du zodiaque. Les poètes
du XV° et du XVI° siècle ont développé
ce calendrier des âges. Or, il est frappant de remarquer
chez Montaigne que le thème des âges de la vie
est délié de toute référence aux
astres. La nécessité qui fait passer l’homme
d’un âge à l’autre est une nécessité
immanente au changement lui-même.
(34) II,28,702a : “ Toutes choses ont leur saisons ”.
(35) I,54,311a : “ Des vaines subtilitez ”.
(36) I,26,160a
(37) I,25,136a : “ De vray, le soing et la despence
de nos peres ne vise qu’à nous meubler la teste
de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles.
”
(38) I,26,164a
(39) I,26,152c
(40) I,26,158a
(41) I,26,160a
(42) I,26,164a : “ (…) la philosophie qui, comme
formatrice du jugement et de mœurs (…) ”
(43) II,17,658a.
(44) I,26,169a : “ Or, nous qui cerchons icy, au rebours,
de former non un grammairien ou un logicien, mais un gentil’homme,
laissons les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs.
” Sur la naissance de l’idéal de l’éducation
comme culture dans le monde grec, voir Jaeger, Werner, “
les origines de la théorie éducative et l’idéal
de culture ”, Paideia, la formation de l’homme
grec, trad. André et Simone Devyver autorisée
par l’auteur, Paris, Gallimard, 1964, pp.346-378. Selon
l’historien, notre idéal d’une culture
universelle tire son origine de la civilisation gréco-romaine.
“ En ce sens, l’humanisme est avant tout une création
des Grecs. C’est parce que l’humanisme, tel qu’il
fut conçu par la Grèce ancienne, a une valeur
permanente pour l’esprit humain que l’éducation
moderne se fonde principalement et inévitablement sur
l’étude de l’Antiquité. ”
(Paideia, p.349)
(45) III,12,1037b
(46) III,12,1038b
(47) II,12,539-541
(48) III,12,1038b
(49) III,1,791a
(50) III,2,791b
(51) I,56,323c
Marc Foglia,
Université de Paris I - Sorbonne
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