Introduction
Il y a un siècle, les commentateurs des Essais,
tels que Gustave Lanson ou Pierre Villey, étaient soucieux
de montrer que Montaigne n’était pas vraiment
sceptique, ou ne l’avait pas été longtemps.
Le scepticisme ne pouvait être pour eux qu’une
maladie ou une crise passagère. A vrai dire, le dégoût
pour le scepticisme de Montaigne est ancien, puisqu’on
le trouve déjà chez Pascal (1). On parle encore
aujourd’hui, sans réfléchir, du scepticisme
de Montaigne. Cet étiquetage est une manière
de ne pas s’interroger sur le sens de la philosophie
du jugement élaborée dans les Essais.
Nous examinerons ici à quelles exigences intellectuelles
répond la philosophie de Montaigne, dans le contexte
historique qui est le sien.
1. L'évaluation des autorités
La fin du XVI° siècle est marquée par une
crise de l’autorité politique et religieuse (2).
Comme les autorités existantes se contredisent, leur
pouvoir s’effrite. La chrétienté s’est
scindée en deux ; la légitimité du droit
romain ne va plus de soi, par rapport au droit coutumier;
le pouvoir royal, qui s’affaiblit surtout sous Henri
III, fait ressurgir les vieilles rivalités de la noblesse.
Nous voudrions souligner, dans ce contexte, la signification
pratique que revêt l’essai du jugement, contre
l’interprétation ludico-formaliste des Essais
que Jean-Yves Pouilloux a consacrée dans les années
60 (3). Certes, Montaigne procède “ à
sauts et à gambades ” ; mais concrètement,
il charge son jugement de l’évaluation des différentes
autorités. Que faut-il choisir, entre le désir
des “ nouvelletez ”(4) et la coutume des ancêtres
? entre ce que nous conseille notre raison, et ce que nous
enjoint la tradition ? entre les exigences de la vie publique,
et la nécessité de ménager sa liberté
? Face à la crise des autorités traditionnelles,
l'individu se trouve dans la nécessité de faire
usage de son jugement. Montaigne s’y exerce : il s’agit
de mieux déterminer l’autorité qu’il
peut accorder aux prédictions (5), aux doctrines philosophiques,
au Roi lui-même (6), etc. L’exercice d’évaluation
est étendu à toute forme d’autorité
qui peut affecter la pensée. Symétriquement,
le jugement est un “ util à tous subjects, et
se mesle partout ”(7); un outil universel pour affronter
les problèmes posés par la crise des autorités.
Cependant, la portée d’une philosophie du jugement
ne se réduit pas à apporter des solutions en
temps de crise. Toute forme d’opinion est en effet capable
de prendre possession de l’esprit, si la raison manque
à son travail critique : “ Car toute presupposition
humaine et toute enunciation a autant d’authorité
que l’autre, si la raison n’en faict la difference.
Ainsi les faut toutes mettre à la balance ; et premierement
les generalles, et celles qui nous tyrannisent ”(8).
Mettre sur la balance, pour Montaigne, c’est poser la
question de l’autorité de ce que l’on juge.
L’essai, dans cette perspective, est à l’opposé
de l’indifférence pyrrhonienne ; souple, infatigable,
le jugement ne tend pas vers l’impassibilité
(9). Mais peut-être la raison n’est-il pas en
mesure d’accomplir jusqu’au bout cette tâche
judicative ? Dans ce cas, et seulement dans ce cas, Montaigne
recommande la suspension du jugement : “ Il choisira
s’il peut ; sinon il en demeurera en doubte ”(10),
écrit-il dans le chapitre sur “ l’Institution
des enfants ”. Ailleurs, on trouve de même : “
la reconnoissance de l’ignorance est l’un des
plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve
”(11). Montaigne est plus proche du prudent, issu de
la tradition aristotélicienne, que du sceptique. “
L’homme de jugement, qui n’est qu’un autre
nom de l’homme de la prudence, ne se décharge
pas sur un Savoir transcendant du devoir de juger, c’est-à-dire
de comprendre. Avoir du jugement, ce n’est pas subsumer
le particulier sous l’universel, le sensible sous l’intelligible
; c’est, sensible et singulier soi-même, pénétrer
d’une raison plus “ raisonnable ” que “
rationnelle ” le sensible et le singulier ; c’est,
vivant dans un monde imprécis, ne pas chercher à
lui imposer la justice trop radicale des nombres ; mortel,
ne pas juger les choses mortelles à l’aune de
l’immortel ; homme, avoir des pensées humaines
” écrit Pierre Aubenque dans son commentaire
sur la prudence chez Aristote (12). L’exercice “
prudent ” du jugement perdrait donc son sens, s’il
n’était accompagné de la conscience de
nos limites. Le jugement est une sorte d’outil universel,
mais il n’a pas de compétence universelle. Dans
certaines circonstances, la suspension intervient comme “
effet de jugement et de sincerité ”(13), si l’on
veut bien par souci d’honnêteté intellectuelle.
Or, cette suspension n’a nullement pour but l’absence
de troubles (ataraxia, en grec) comme dans le scepticisme
antique. L’exercice évaluatif du jugement reste
un exercice critique, dont la fin est la bonne évaluation
et non l’auto-suspension. L’essai du jugement
signifie qu’aucune autorité ne s’exerce
sur moi sans mon consentement. Si Montaigne est conservateur,
par exemple, et préfère obéir à
la coutume, c’est parce que la coutume fait l’objet
d’une appréciation positive : il est presque
toujours préférable de conserver l’ordre
public que de le révolutionner. Presque toujours :
à la fin du même chapitre I,23, Montaigne reconnaît
qu’il est des cas où il est préférable
de réformer (14). Le jugement s’exerce au cas
par cas : la tâche de juger ne consiste pas à
subsumer le particulier sous l’universel, ou à
ramener le cas à une règle donnée, mais
à apprécier correctement chaque situation. Au
début du chapitre III,13, Montaigne critique le passage
que nous opérons du cas particulier à la règle
générale : comme tout est singulier dans la
nature, ce passage ne peut s’effectuer qu’au prix
d’une méconnaissance du singulier en tant que
tel (15).
L’évaluation de l’autorité est une
nécessité pratique, et non une occupation gratuite.
Soucieux de se conformer à l’idéal de
noblesse, Montaigne s’est présenté comme
un homme oisif – il est en réalité homme
de loisir au sens antique du terme (otium, en latin),
ce qui est tout à fait différent. La vie de
loisir est une vie dégagée des soucis matériels,
dans laquelle l’esprit est libre de se cultiver et de
se former. Or, notre homme de loisir ne s’est pas enfermé
dans une tour d’ivoire, comme s’il refusait un
“ monde ” corrompu, tel un ascète néo-platonicien
ou chrétien de la Renaissance. Il met son jugement
au service des tâches que son temps fait apparaître
comme nécessaires. Le point de départ des essais
du jugement de Michel de Montaigne (16), c’est peut-être
le souci de se donner du bon temps, ou de se former soi-même
; mais c’est avant tout l’ambition de se rendre
conscient des diverses autorités qui le déterminent
à agir et à penser de telle ou telle manière.
Les différentes autorités exercent un pouvoir
en vue d’imposer l’obéissance, mais ce
pouvoir peut ne pas être accepté comme allant
de soi. Faisant contrepoids, notre jugement est en effet capable
de produire une évaluation critique des autorités.
Le jugement de Montaigne remplit cette tâche tout à
fait centrale, déterminante pour le sens philosophique
des Essais. Cela ne veut pas dire que Montaigne aurait
accordé à son jugement une autorité absolue.
Au contraire, l’évaluation des autorités
concurrentes, loin de se faire sous la forme d’une législation,
ou d’une série de verdicts établis par
le jugement individuel, s’effectue comme une pesée
(“ essai ” vient du latin exagium, pesée)
qui met en rapport et pour ainsi dire en concurrence les diverses
autorités, comme sur les plateaux de la balance. Or,
le jugement entre lui aussi dans ce système de poids
et de contrepoids. : il n’est pas seulement l’organe
de l’évaluation, il en est aussi l’objet.
C’est cette ultime mise en balance que nous avons du
mal à concevoir aujourd'hui : Montaigne est pour nous
le héraut de l'esprit critique à la Renaissance,
le premier libre penseur, ou du moins le premier penseur libre
à l’âge moderne, pourquoi pas le précurseur
des Lumières ou des Droits de l’Homme (17), etc.
Or, notre auteur n’a pas fait de l’autorité
du jugement personnel un présupposé ; il l’a
souvent remise en question (18). C’est d’abord
dans cette mesure que les Essais peuvent être
qualifiés de réflexifs : en héritier
de Socrate, Montaigne entend rester conscient de son ignorance,
ou du moins des limites de son jugement naturel.
Dans un contexte où les autorités politiques
et religieuses sont en crise, où la guerre civile se
rallume périodiquement, la figure d’humaniste
oisif que se donne Montaigne a quelque chose d’artificiel.
Le lecteur des Essais a l’impression que cette
œuvre a été pour son auteur un moyen d’échapper
à la tristesse de son temps. Pourtant, on ne saurait
soutenir l’idée que notre écrivain se
serait coupé des événements de son temps.
On découvre, tout au contraire, qu’il a apporté
une réponse philosophique à une situation nouvelle.
Dans les Essais, l’homme se retrouve ontologiquement
orphelin. Il n’y a aucune ontologie, aucune cosmologie,
qui permettrait de fonder dans l’être une échelle
de valeurs. “ L’échelle de nature ”
qu’avait dressée Raymond Sebond pour que l’homme
parvienne à Dieu a bel et bien disparue (19). Mais
cette absence ne veut pas dire que les “ valeurs ”
seraient à inventer ou à créer, comme
ce sera le cas chez Nietzsche (20). N’étant pas
le contemporain d’un XIX° siècle qui confie
à l’individu le pouvoir de tout juger et de tout
inventer, Montaigne accepte par exemple comme un fait substantiel
l’existence d’autorités morales. Mais ces
autorités sont plurielles, et constituent autant de
paradigmes concurrents : les "inclinations à la
bonté", la "force d'âme", le combat
stoïcien des appétits ou de la douleur, la "vraye
philosophie"(21), émettent leurs prétentions
à tour de rôle. Le génie de Montaigne
- combien ce génie est étroitement lié
à l’essai du jugement, on s’en aperçoit
ici - consiste à esquiver les systèmes moraux,
tout en feignant de les adopter. Le jugement se sert des doctrines
dans son travail d’évaluation quand il en a besoin,
mais refuse de se soumettre lui-même à une autorité
unique ou ultime. L’essai du jugement a pour effet d’organiser
une mise en relation non systématique des autorités.
Dans le cas contraire, nous n'aurions pas d'essais du jugement,
mais des exposés ou des traités. Lorsqu'un paradigme
se présente, disons par exemple la nature, il est bientôt
mis en concurrence avec d'autres paradigmes ; ainsi, dans
les chapitres II,11 et III,1, le critère moral constitué
par la nature est remis en question à partir du phénomène
de la cruauté : c’est un vice qui semble en partie
naturel, et que nous observons même chez les enfants
(22). Le questionnement moral se trouve engagé dans
un mouvement de balancier iudicio alternante,
selon cette formule latine que Montaigne avait fait graver
sur l’une des poutres d’angle de sa librairie.
Au nom d’une exigence éthique qui nous semble
relever d’un droit naturel, nous condamnons la cruauté,
mais la nature elle-même n’a-t-elle pas instillé
ce vice en l’homme, comme le montre le comportement
des enfants ? S’il faut parler de scepticisme moral,
c’est au sens où l’exercice du jugement
suspend les autorités afin de ne pas se laisser déterminer
par avance. Cette suspension généralisée
explique que les Essais, pourtant bien ancrés
dans leur époque, ne nous paraissent en rien datés.
L’exercice de la pensée garde son indépendance
par rapport aux différentes modes et tendances intellectuelles
du siècle, que Montaigne connaît bien, mais qu’il
utilise parfois sans les suivre à proprement parler.
L’effet de contemporanéité que produisent
les Essais sur le lecteur a été expliqué
à partir de l’expression du Moi qui s’y
fait jour, à partir de l’accomplissement dynamique
de la personnalité morale et intellectuelle, ou bien
encore à partir de la prégnance du style oral
de la conversation. Rajoutons, préférons l’interprétation
suivante : la contemporanéité de Montaigne dépend
de la “ naïveté ” de son jugement.
La naïveté, sincérité ou la bonne
foi intellectuelle, que notre auteur considère comme
les piliers de la “ vraye philosophie ”(23), sont
les vertus d’un jugement libre. S’interrogeant
de manière réflexive sur les paradigmes moraux
dont il fait usage, le philosophe réussit à
préserver l’intégrité de son jugement
en mettant à distance les différentes formes
historiques de l’autorité. En ce sens, les essais
du jugement de Michel de Montaigne ont une valeur universelle.
Mais la question reste entière : le jugement est-il
en mesure de répondre à la tâche qui lui
est confiée ? Peut-on être sûr d’évaluer
correctement ? Les essais que Montaigne fait de son jugement
restent sous-tendus par une inquiétude fondamentale,
à laquelle le consentement à l’ordre des
choses, au livre III, vise sans doute à mettre un terme.
2. La reconnaissance de "l'humaine condition"
Outre les autorités contingentes, il y a des phénomènes
inévitables comme la coutume ou la mort, dont l’existence
n’est pas historiquement relative. Le second point décisif,
pour déterminer le sens d’une philosophie du
jugement, concerne le rapport que Montaigne a institué
avec ces phénomènes qui ne peuvent pas être
soumis à évaluation. La mort, la vanité,
la solitude, le désir, la capacité de dialoguer
avec soi-même ou de converser avec autrui : ce ne sont
pas les constituants d’une essence de l’homme,
mais les éléments fondamentaux de l’“
humaine condition ”(24). Pour se limiter l’un
de ces éléments, la capacité de dialogue
avec soi, on se reportera au chapitre “ De la solitude
“ . Montaigne “ découvre ” la capacité
de l’âme à s’entretenir avec elle-même
: “ En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretient
de nous à nous mesmes, et si privé que nulle
accointance ou communication estrangiere y trouve place (…).
Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut
faire compagnie ”(25). Le phénomène du
dialogue avec soi n’est pas l’attribut d’une
essence, parce qu’il n’est pas connaissable comme
un objet par l’entendement. Montaigne reprend à
l’humanisme la traditionnelle critique de la définition,
appliquée précisément à l’exemple
de l’homme (26). La mort, le désir ou la capacité
de dialoguer avec soi sont des choses auxquelles l’homme
se trouve nécessairement confronté, des conditions
de vie universelles, qui circonscrivent l’être
de l’homme sans le définir. A l’intérieur
de ce cadre, une multiplicité d’attitudes reste
possible. L’homme ne se trouve pas dans un rapport de
nature théorique avec ces phénomènes,
comme s’il s’agissait de concepts ; c’est
son être qui se trouve tout entier mis en jeu. “
Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est
l’object necessaire de nostre visée : si elle
nous effraye, comme est il possible d’aller un pas en
avant, sans fiebvre?”(27). La mort n’est pas un
trait essentiel de l’homme (comme si l’on pouvait
dire de l’homme, comme le font les Scolastiques : l’homme
est un animal mortel), parce que nous ne connaissons pas la
mort comme attribut de l’homme par un effort spéculatif.
Nous n’avons pas non plus les moyens de faire l’expérience
de notre propre mort, bien que Montaigne se rapproche d’une
telle expérience dans le chapitre “ De l’exercitation
” (II,6). La mort personnelle ne peut être que
l’objet d’une “ visée ”, dont
on peut dire, au risque de commettre un anachronisme, qu’elle
n’est ni un acte pratique, ni un acte théorétique,
mais une attitude existentielle. La tâche du jugement
consiste à exhumer et à reconnaître ces
phénomènes fondamentaux, de telle manière
que l’homme puisse se rendre conscient de sa condition
et définir une juste attitude. L’essai du jugement
est alors un “ connais-toi toi-même ”, un
travail d’enquête, ayant pour fin la connaissance
de ce que nous sommes en tant qu’hommes. “ Connais
que tu n’es qu’un homme ”, c’est le
sens socratique de l’oracle delphique réactivé
par Montaigne, qui apparaît ainsi comme le dernier des
Anciens. Cette connaissance a une finalité pratique
: dans ce contexte où les possibilités d’action
de l’homme sur les plans politique et technique semblent
se multiplier, il nous faut savoir ce que nous pouvons raisonnablement
vouloir penser ou faire ; “ raisonnablement ”,
c’est-à-dire conformément à notre
condition d’hommes (28). De ce point de vue, Montaigne
est la conscience critique de l’homme moderne. Or, l’homme
ne renvoie plus dans les Essais à une image
universelle, ni même à une figure qui pourrait
faire l’objet d’un consensus moral. On ne trouve,
sinon sous la forme déconstruite de fragments et de
miettes, ni le Sage antique, ni le Saint de la pensée
chrétienne, ni le Héros de la Renaissance. Ce
que nous montre Montaigne, c'est que partout l'homme est asservi
aux coutumes particulières, qui règlent sa vie
et sa pensée sans qu’il s’en aperçoive.
On peut encore parler d'hommes au pluriel, mais en quoi cette
pluralité peut-elle être saisie comme un universel
? Des doutes sont intentionnellement formulés à
cet égard dans l’Apologie (29). Quel sens attribuer
alors à nos pensées, si celles-ci sont toujours
relatives à notre condition historique ? Le fait est
connu, dans le chapitre sur les Cannibales, Montaigne nous
fait prendre conscience que nos pensées sont le produit
de réflexes ethnocentriques (30). Nous pouvons même
supposer que ces pensées, “ comme les choux ”,
sont des phénomènes parfaitement insérés
dans le cours de la nature, et qu’elles dépendent
par exemple du climat (31). Mais comment accepter que notre
pensée soit limitée par une condition historique
et particulière ? Ce que Montaigne affronte, c’est
l’objection relativiste adressée à la
prétention de la pensée à l’universel.
Comment faire en sorte que notre pensée ne soit pas
seulement le produit d'une situation contingente, le résultat
de cette “ éloise ”(32) minuscule que nous
occupons dans le cours du temps ? Confronté au tourbillon
relativiste qu’il a lui-même lancé, Montaigne
trouve une première solution, dans la mise en avant
sa subjectivité : "Qu'on ne s'attende pas aux
matieres, mais à la façon que j'y donne "(33).
Ce que nous appelons la subjectivité se définit
initialement chez Montaigne comme le fruit d’une décision
philosophique : accepter que les pensées soient relatives
à un individu singulier. Juger, c’est exprimer
ses préférences. La prétention des essais
du jugement à la validité générale
est comme mise entre parenthèses. Ce qui vaut pour
Michel ne vaut que pour Michel, et non pas pour Pierre.
Par rapport à l’enfermement de l’essai
du jugement dans le subjectivisme ou le relativisme, la signification
pratique des Essais prend à nouveau son sens. Il s’agit
de reconnaître, dans un second temps, cette condition
humaine qui constitue une base commune à la vie de
tous les hommes. L’essai du jugement organise la reconnaissance
et l’appréciation de ces phénomènes
qui conditionnent originairement la vie de l’homme,
comme la mort, la vanité, la possibilité de
la “ conférence ”, etc. . La connaissance
de l’homme est un dessein pratique, dans la mesure où
elle vise à dessiner les contours de l’humanité
commune. C’est ce qui explique par exemple que la philosophie
de l’essai ait pu être ramené par exemple
à un “ dogmatisme du sens commun ”(34)
ou à un rationalisme à visage humain. Le “
connais-toi toi-même ” consiste ainsi à
ramener l’homme à ses limites naturelles, en
faisant l’expérience de ces limites. Montaigne
réactive concrètement la philosophie, à
partir du sens donné par Socrate au précepte
de Delphes. Marsile Ficin voit dans le même oracle l’indication
que l’homme est un Dieu qui s’ignore : "Connais-toi
toi-même, ô race déguisée en homme
!" Montaigne écrit pareillement, à la fin
des Essais : “ D’autant es tu Dieu comme
tu te reconnais homme ” (35). Mais même inspiré
des dieux, comme poète, ou prophète (possibilités
que Montaigne n’exclut certes pas, mais dont il ne donne
lui-même aucune illustration) l'homme reste infiniment
éloigné du dieu. Par sa condition, l'homme reste
“ terrestre, ignorant, et ténébreux ”(36)
. Chez Marsile Ficin, l’homme est invité en un
sens platonico-chrétien à s’élever
vers Dieu ; à l’inverse, Montaigne place le divin
dans la parfaite immanence de l’homme à lui-même.
L’essai du jugement est une quête de la condition
humaine pour elle-même, comme ensemble de phénomènes
fondamentaux, originaires et communs. L’essai du jugement
vise ainsi à dépouiller l’homme des artifices,
tels que la coutume, le savoir, les honneurs (37), etc., pour
le ramener à lui-même. L’homme qui philosophe
n’est sans doute pas dans son meilleur état,
reconnaît Montaigne avec “ la philosophie ”
(38) , mais il ne faut pas se bercer d’illusions : nous
autres hommes, nous ne serons pas capables de faire mieux.
La philosophie du jugement est opposée aux courants
ascétiques (39), utopistes (40), eschatologiques, etc..
Sa visée est l’acceptation pleine et entière
de la condition de l’homme. Le sens pratique de l’essai
du jugement consiste à rappeler l’homme à
ses limites, pour qu’il ne s’imagine pas possesseur
du sens de l’univers, interprète des desseins
de Dieu, ou prophète à ses heures. C’est
une philosophie engagée dans la critique des impostures
intellectuelles. Dans le chapitre “ Qu’il faut
se mêler sobrement de juger des ordonnances divines
” (I,32), Montaigne s’en prend par exemple aux
“ interprètes et contrerolleurs ordinaires des
desseins de Dieu (…), aux Prognostiqueurs, Judiciaires,
Chiromanciens, Medecins, id genus omne ” (41), ainsi
qu’à ceux qui leur font crédit. L’époque
s’est entichée des “ pronostications ”
et des horoscopes : Jérôme Cardan n’est-il
pas allé jusqu’à expliquer le destin du
Christ, à partir de la conjonction des astres à
sa naissance ? Nombreux sont ceux qui spéculent sur
les événements les plus minces pour y découvrir
les indices de la volonté de Dieu. Le siècle,
plein de troubles et d’inquiétudes, est hanté
par le rêve d’un prophète, capable d’établir
la loi de Dieu (42). Nombreux aussi sont ceux qui profitent
de l’espoir et de la crédulité générales.
Dans le chapitre I,11, Montaigne évoque les “
belles prognostications qu’on faisoit courir de tous
costez à l’advantage de l’Empereur Charles
cinquiesme, à nostre desadvantage”(43), rumeurs
que l’on fait courir moyennant de fortes sommes. Le
marquis de Sallusse, raconte Montaigne, fut la victime de
sa crédulité : changeant de camp, il se rendit
coupable de trahison et courut à sa ruine. Au lieu
de croire à la connaissance de l’avenir, Montaigne
fait la part de la fortune. Il y a de l’imprévisible
dans la vie humaine, même et surtout pour celui qui
se conduit de manière sensée et rigoureuse.
Là encore, le jugement, sous la forme traditionnelle
de la prudence, reconnaît ses limites. Des phénomènes
comme la guerre ou la peste doivent être appréciés
correctement, c’est-à-dire reconnus d’abord
comme des phénomènes historiques contingents.
Cela revient à dire que nous ne pouvons pas savoir
s’ils sont le signe du Jugement Dernier, ou quelle sera
leur issue. Montaigne écarte de la pensée de
l’homme les manifestations de l’absolu : en ce
sens, l’essai du jugement peut être interprété
comme une laïcisation générale de la pensée
(44). Mais la laïcisation n’est pas un objectif
poursuivi par notre auteur ; il est une conséquence
de la tentative de juger correctement, suivant notre mesure.
“ Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement
comme humaines fantaisies, et separement considerées,
non comme arrestées et reglées par l’ordonnance
celeste (…)”(45). L’essai du jugement est
discipline de l’immanence, par laquelle Montaigne s’interdit
le recours, si fréquent en son temps, d’une invocation
de l’absolu. Il est sceptique dans la mesure où
il impose à son jugement une attitude de réserve,
sur les sujets qui dépassent nos capacités naturelles.
Mais ce scepticisme n’est pas fondé sur un principe
: la prétention de fixer au jugement ses limites naturelles
dépasse elle-même nos capacités. Pourquoi
fixer des bornes à la pensée, ou dire que nous
ne savons rien ? Nous ne savons pas de quoi nous sommes capables
: “ la raison m’a instruit que de condamner ainsi
resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est
se donner l’advantage d’avoir dans la teste les
bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance
de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de
plus notable folie au monde que de les ramener à la
mesure de nostre capacité et suffisance ” (46).
La pensée n’est pas capable de fixer le possible
et l’impossible avec assurance ; elle peut seulement
établir des degrés de vraisemblance, relatifs
à l’état actuel de ses connaissances.
Montaigne incite par exemple son jugement à la réserve
sans préjuger de la vérité ou de la fausseté
des pronostics. L’essai qu’il fait de son jugement
en I,11 prend une signification pratique : il ne s’agit
pas d’une réfutation théorique de la divination,
mais d’une discipline de la “ créance ”(47).
On expulsera l’espoir et la crainte, et toutes les passions
qui découlent de “ l’impression de l’opinion
et science que nous pensons avoir des choses ” (48).
L’essai du jugement vise les mêmes effets que
l’épochè pyrrhonienne, mais par une autre
voie : il doit libérer l’humanité des
passions, par exemple de la superstition et de la crainte
de la mort - d’où l’intérêt
extrême pris simultanément à la lecture
de Lucrèce (49). Il vaut mieux se dispenser d’attendre
le Jugement dernier, plutôt que de penser que les massacres
de la guerre civile annoncent la fin des temps. Montaigne
rejette la pensée eschatologique et prophétique,
mais aussi la pensée spéculative et théologique,
qui fait de Dieu un objet pour la raison humaine. Ce prétendu
objet n’est pas approprié à nos facultés.
Il est possible que Thomas d’Aquin ou Nicolas de Cues,
dont Montaigne possédait les œuvres, soient visés
implicitement dans l’Apologie : “ Car, pour exemple,
qu’est-il de plus vain que de vouloir devenir Dieu par
nos analogies et conjectures, le regler et le monde à
nostre capacité et à nos loix, et nous servir
aux despens de la divinité de ce petit eschantillon
de suffisance qu’il luy a pleu despartir à nostre
naturelle condition ?”(50) L’argument est souvent
répété dans l’Apologie : il consiste
à relativiser les pouvoirs de l’homme. L’importance
que revêt cette critique de la possibilité de
la théologie a été analysée par
Ruedi Imbach comme déterminante pour la pensée
moderne (51). Devant le spectacle des guerres civiles, Montaigne
nous enjoint de relativiser l’importance qu’on
leur attache spontanément. Abstenons-nous de crier
à la fin du monde, lorsque de graves malheurs nous
frappent. “ A voir nos guerres civiles, qui ne crie
que cette machine se bouleverse et que le jour du jugement
nous prent au collet, sans s’aviser que plusieurs pires
choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde
ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? ”(52)
- “ Qui ne crie… ? s’exclame Montaigne,
comme s’il fallait lutter contre quelque chose d’irrépressible
: une tendance qui nous pousse à généraliser
notre situation, et à expliquer notre malheur particulier
par l’ordre général du monde. L’inhibition
de cette tendance, par un renversement du jugement, constitue
le sens pratique du socratisme de Montaigne. "On demandait
à Socrate d'où il était. Il ne répondit
pas d'Athènes, mais du monde. Lui, qui avait une imagination
plus pleine et plus étendue, embrassait l'univers comme
sa ville, jetait ses connaissances, sa société
et ses affections à tout le genre humain, non pas comme
nous qui ne regardons que nous. Quand les vignes gèlent
en mon village, mon prêtre en argumente l'ire de Dieu
sur la race humaine, et juge que la pépie en tienne
déjà les Cannibales"(53). Socrate fait
un usage relativisant de son imagination, mettant en relation
sa situation particulière avec le monde en général,
étendant ses affections à tout le genre humain.
Bien que Socrate ne soit pas beaucoup sorti d’Athènes,
il s’est rendu capable de cosmopolitisme. Montaigne
ne fait pas autre chose, lorsqu’il affirme qu’il
embrasse aussi volontiers un Polonais qu’un Gascon (54).
L'imagination enrichit le référent de nos jugements,
en allant beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que ne
peut le faire une diversification de nos expériences
(55). Pascal se souviendra que l'imagination peut nous faire
embrasser la terre entière - même si elle ne
peut égaler la puissance de la nature (56). Cet usage
“ socratique ” de l’imagination doit éviter
au jugement de commettre certaines erreurs d'appréciation
: croire par exemple, à la moindre infortune, que la
colère de Dieu s'abat sur le genre humain. L'imagination
bien dirigée par le jugement nous protège contre
ce risque d’erreur ; symétriquement, elle aide
le jugement, en lui donnant comme référent le
monde dans son immensité et sa diversité. Ce
que l’on doit acquérir ici n’est pas un
savoir, mais le sens du relatif. Le prêtre du village
de Montaigne manque du sens du relatif : bien qu’il
invoque dans son prêche les Cannibales (preuve que son
imagination n'est pas limitée par les bornes du village)
il reste incapable d’en tirer une bonne leçon
de philosophie. Il ne suffit pas d'imaginer pour assainir
le jugement, il faut être capable de passer d'un usage
généralisant à un usage relativisant
de l'imagination. L'usage généralisant donne
au particulier la valeur du général, tandis
que l'usage relativisant rend au particulier la valeur de
particulier. Ainsi, Montaigne a cherché à faire
un usage vertueux de ses facultés naturelles.
3. Le sens de la "vraye philosophie" :
sincérité et fermeté dans l'essai du
jugement
Outre les deux sortes de phénomènes que nous
avons évoqués, ceux qui sont relatifs et ceux
qui circonscrivent la condition humaine, il y une autre catégorie
de phénomènes, ceux qui échappent aux
prises du jugement. Là encore s’affirme le sens
pratique de l’essai du jugement. Dieu et l’Eglise
ne tombent pas dans le champ de l’essai du jugement.
“ Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer
la divinité par nostre estamine. Et de là s’engendrent
toutes les resveries et erreurs desquelles le monde se trouve
saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloignée
de son poix”(57). On ne peut pas peser Dieu sur la “
balance ” du jugement humain, dans la mesure où
ce ne serait pas Dieu que l’on pèserait, mais
une “ rêverie ” forgée à la
place. Le problème de savoir si Montaigne est un “
indifférentiste ” religieux ou un épicurien
est mal posé. Notre auteur s’est s’interdit
plutôt de parler de Dieu dans les Essais, parce
ce que la “ divinité ” ne peut faire partie
du champ d’investigation du jugement. S’il vient
à en parler, c’est précisément
pour dire que l’on ne peut en parler. Davantage : il
n’a aucune sympathie pour les explications religieuses
des défaites ou des victoires, par exemples dans la
guerre de longue haleine qui oppose les Chrétiens aux
Turcs. Lorsque Don Juan battit la flotte turque à Lépante
en 1571, toute l’Europe chrétienne reçut
la nouvelle avec une joie délirante, comme le signe
d’un jugement de Dieu sur les Infidèles. Montaigne
se contente d’écrire sobrement : “ C’est
une belle bataille navale qui s’est gaignée ces
mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de don Juan
d’Austria ; mais il a bien pleu à Dieu en faire
autresfois voir d’autres telles à nos despens”(58).
Il aurait écarté de la même façon
l’interprétation d’une défaite chrétienne,
comme le signe d’une punition divine. Les Turcs ont
en effet une force militaire énorme ; à ses
yeux, leurs succès peuvent être expliqués
sans avoir recours à des considérations religieuses
(59). La violence des “ guerriers de Dieu ” est
une violence humaine dans les Essais : aussi la cruauté
des Chrétiens est-elle sans excuse (60). Ici, la reconnaissance
des limites du jugement naturel replace les phénomènes
humains sur le plan moral. Comme le montre également
le chapitre “ Des prières ” (I,56), l’interprétation
religieuse des phénomènes humains ne suffit
pas aux yeux de Montaigne à en fournir une justification
(61). L’homme doit d’abord être rendu à
lui-même, c’est-à-dire à la responsabilité
de sa pensée et de sa conduite. De ce point de vue,
la règle d’abstention est tout le contraire d’un
principe d’indifférentisme.
La règle d’abstention ne concerne pas seulement
à la transcendance de Dieu : face à l’ordre
public ou à l’histoire, le jugement se trouve
face à des situations qui le dépassent. L’homme
même échappe aux prises du jugement. La confusion
que cet être crée tout autour de lui après
lui est telle, qu’il vaut mieux renoncer à vouloir
l’articuler dans un discours cohérent (62). Cela
peut paraître paradoxal, mais l’essai du jugement
revient à renoncer en grande partie à la maîtrise
intellectuelle sur le monde, l’homme et les événements.
Cette éthique intellectuelle de la déprise est
tout à fait consciente chez Montaigne. L’œuvre
écrite elle-même fait partie de ces phénomènes
qu’il renonce à organiser méthodiquement.
“Les fantaisies de la musique se suivent par art, les
miennes par sort”(63). Certes, Montaigne recherche sincèrement
la connaissance de l’homme et de soi, mais l’effet
d’une telle recherche est de rendre l’homme à
son opacité. L’utilité de l’essai
consiste d’abord à nous débarrasser des
discours qui projettent une clarté artificielle sur
l’homme. L’essai du jugement refuse ainsi l’appui
théorique d’une “ doctrine ”, que
cet appui vienne de la doctrine du salut chrétien,
ou d’une philosophie antique. Les Epicuriens, les Stoïciens
ont des principes pour fonder l’éthique; Augustin
et Raymond Sebond envisagent la connaissance de l’homme
à partir de la doctrine du salut (64). Montaigne est
fermement décidé à philosopher sans présupposé
: la “ vraye philosophie ” qu’il évoque
dans le chapitre sur l’Institution des enfants est un
“ effet de jugement et de sincerité ”(65)
en ce sens-là. Le jugement ne reconnaît d’autre
autorité que celle de la vérité. Montaigne
a détaché la connaissance de l’homme de
la théologie, comme l’a montré E. Faye
(66). De même, il a résisté au succès
des thèses de l’eschatologie ambiante. S’est-il
autorisé à dire dans quel sens allait l’histoire
? Jean Céard pense qu’il s’est fait l’écho
de la thèse du déclin progressif du monde (67).
A l’appui de cette thèse, J. Céard cite
les notations sur l’évolution de la coutume,
comme l’abandon de la braguette, le “ lourd grossissement
des pourpouins ”, etc. A la fin du chapitre “
Des coches ”, Montaigne souligne la convergence des
cosmologies mexicaines avec la conviction largement répandue
en Europe, selon laquelle le monde approche de sa fin (68).
Il oppose la vigueur des esprits dans les temps anciens au
conformisme des hommes de son temps. “ Notre vigueur
et liberté est éteinte ”(69). Pourtant,
ces indices semblent bien minces pour en conclure au sens
de l’histoire. D’autres passages montrent avec
force que Montaigne a résisté à l’interprétation
eschatologique de l’histoire. Toujours à la fin
du chapitre III,6, Montaigne commente avec sobriété
l’écroulement de l’empire Inca. Frank Lestringant
compare avec la version latine de Benzoni et Chauveton : “
Au rebours de cette mise en scène prolixe et spectaculaire,
le texte des “ Coches ” apparaît d’une
singulière sobriété. Le traitement de
la matière historique est exemplaire en cette fin d’essai.
Le simple récit, dans sa brièveté, suggère
une leçon qui n’est pas explicitement formulée
”(70). La leçon de l’histoire est laissée
au libre jugement du lecteur. Montaigne fait en sorte que
la raison ne commence pas par étendre son voile de
concepts, avant que des anecdotes aient pu être racontées
; de même ; il fait attention à ne pas voiler
le sens de la réalité par des thèses
unilatérales, s’exerçant à changer
de point de vue. La maîtrise du réel ne fait
pas l’objet d’une volonté de maîtrise,
mais d’une attention minutieuse. F.Lestringant a comparé
les chapitres de Montaigne sur le Nouveau Monde, I,31 et III,6,
avec les textes des polémistes réformés
qui partent des mêmes sources (71). L’aspect qui
domine les écrits protestants est la conception providentialiste
de l’histoire : le caractère apocalyptique de
la conquête ne peut recevoir aux yeux des Réformés
d’explication purement immanente. Un tel cataclysme
historique suppose une clef théologique, qui doit permettre
de lire l’“abisme des jugements de Dieu ”(72).
C’est par exemple par une méditation sur le livre
de Job que Jacques de Miggrode en 1579 choisit d’ouvrir
sa traduction du livret de Las Casas, rebaptisé par
lui Tyrannies et cruautez des Espagnols. La question
ultime est celle de la théodicée : comment Dieu
a-t-il pu permettre ce que nous appellerions aujourd’hui
un génocide ? “ C’est ce qui rend plusieurs
estonnez, et les rend comme stupides, examinants tels effects
par la regle de leur raison” écrit Miggrode.
La réponse, comme il se doit, est à chercher
dans la Bible : la Conquête est comprise sur le modèle
des épreuves subies par les Juifs en captivité.
Miggrode en tire une leçon de résignation et
de patience, en même temps qu’il est confirmé
dans son attitude de refus face à l’oppression
injuste. A l’inverse, Montaigne ne tire de la catastrophe
survenue lors de la conquête du Nouveau Monde aucun
sens transcendant : le sens de l’histoire échappe
aux prises de notre jugement.
Le travail de Montaigne dans les Essais, travail
dont la force ne peut apparaître que si l’on replace
l’œuvre dans le contexte historique, consiste à
maintenir fermement son jugement dans son assiette, face aux
diverses formes du renoncement à la raison. Il s’agit
de libérer son jugement auxquelles les croyances collectives
confèrent autorité. Les Européens ont
commis une faute très grave au Nouveau Monde, mais
il faut l’évaluer pour ce qu’elle est,
et non y chercher une finalité religieuse. “
Tant de villes rasées, tant de nations exterminées,
tant de millions de peuples passez au fil de l’espée,
et la plus riche et belle partie du monde bouleversée
pour la negotiation des perles et du poivre : mechaniques
victoires ”(73). Les événements ne sont
pas des châtiments divins, mais des fautes humaines,
motivées par des passions humaines. L’absence
d’un sens transcendant rend d’ailleurs ces actions
plus scandaleuses, puisqu’elle les place sur le seul
terrain de la morale. F. Lestringant critique sur ce point
l’interprétation “ eschatologique ”
et apocalyptique que Géralde Nakam a donnée
au chapitre “ Des Coches ”(74). Dans ce chapitre,
Montaigne évoque la fin du monde, mais selon une modalité
bien particulière : il s’agit ddécriree
une croyance de son temps, croyance que partagent les Incas
et les Aztèques. Le passage suivant fait problème
: “ Ceux du Royaume de Mexico estoient aucunement plus
civilisez et plus artistes que n’estoient les autres
nations de là. Aussi jugeoient-ils, ainsi que nous,
que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent
pour signe la desolation que nous y apportames”(75).
Montaigne annonce-t-il lui aussi la fin du monde ? Fait-il
sérieusement de la croyance à la fin du monde
la marque par excellence de la civilisation ? On peut comprendre
qu’il manie l’ironie, lorsqu’il établit
une relation de cause à effet établie entre
le degré de civilisation et la croyance à la
fin du monde. Les critères de la supériorité
de la civilisation deviennent douteux. Nous avons l’habitude
de considérer comme barbares les gens qui ne se conduisent
pas comme nous. Montaigne nous invite à changer de
point de vue : si nous étions “ eux ”,
les “ barbares ”, ne jugerions-nous pas sévèrement
certaines de nos pratiques ? “ Les barbares ne nous
sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux,
ny avec plus d’occasion (…)”(76). Cette
éducation du jugement constitue le programme implicite
du chapitre sur les Cannibales. Une finalité pratique
est à l’œuvre dans l’essai : il s’agit
de soustraire le jugement au “ violent prejudice de
la coustume ”, de manière à le remettre
“ dans un bien plus seur estat ”(77). La capacité
du jugement à bien évaluer n’est pas donnée,
en raison des déformations que lui fait subir la coutume.
Pour Montaigne, la connaissance de l’homme est obstruée
par des sentiments et des discours qui ont perdu le contact
avec la réalité. C’est vrai de ce délire
herméneutique qu’est le discours eschatologique.
Comme le dit l’historien Denis Crouzet, “ une
immense angoisse traverse la Renaissance ”(78). On a
négligé cet aspect de la Renaissance, en en
faisant une période animée par un optimisme
démiurgique, annonciateur des progrès techniques
de l’âge moderne. Du côté catholique
comme du côté réformé, on conjure
cette angoisse par la certitude que la fin du monde est proche.
La réalité est tenue à distance par un
sens transcendant, qui empêche l’exercice nuancé
du jugement. “ Le vray champ et subject de l’imposture
sont les choses inconnuës. D’autant qu’en
premier lieu l’estrangeté mesme nous donne credit
; et puis, n’estant point subjectes à nos discours
ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre. A
cette cause, dict Platon, est-il bien plus aisé de
satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que de la nature
des hommes, par ce que l’ignorance des auditeurs preste
une belle et large carrière et toute liberté
au maniement d’une matiere cachée ”(79).
L’imposture prend appui sur l’ignorance des hommes
; là où abonde l’ignorance, surabonde
la croyance. Dans l’ajout postérieur à
1588, à partir de “ à cette cause ”,
Montaigne se couvre de l’autorité de Platon pour
faire la critique de la théologie, qui prospère
sur le terrain de la crédulité. La fermeté
du jugement s’exerce et s’éprouve à
maintenir une distinction nette entre le domaine des affaires
humaines et Dieu. “ Mais je trouve mauvais ce que je
voy en usage de chercher à fermir et appuyer nostre
religion par le bon-heur et prosperité de nos entreprises
”(80). La connaissance de l’homme est voilée
par des discours de nature religieuse, mais aussi par des
discours en apparence plus rationnels, mais que l’activité
même de la raison vide de leur sens. L’esprit
humain a comme une tendance à s’éloigner
méthodiquement des faits : “ Je vois ordinairement
que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent
plus volontiers à en chercher la raison qu’à
en chercher la verité : ils laissent là les
choses, et s’amusent à traiter les causes ”(81).
Les discours scolastiques s’efforcent d’inventer
une cohérence en faisant rentrer dans l’ordre
d’un système des réalités qui ne
leur correspondent pas. Suivant une inspiration humaniste,
Montaigne récuse l’ordre du discours afin de
se ressourcer à l’expérience (82). Les
lectures “ pyrrhoniennes ” des Essais,
qui supposent que Montaigne aurait accepté la coupure
entre l’esprit et le réel, ignorent l’effort
dont témoigne l’œuvre entière pour
confronter le jugement à un matériau factuel
riche et varié. Le jugement se forme au contact de
la réalité, et non à partir de discours
abstraits inventés par la raison. Le point de départ
de l’innovation philosophique et littéraire de
Montaigne, c’est la décision de remédier
à des écarts : écart entre le discours
et le comportement (I,9), écart entre nos catégories
et le réel (83), entre la généralité
des lois et la singularité des actions (84), entre
l’événement et l’opinion, etc. La
manière dont il comprend la philosophie authentique,
ce qu’il appelle à plusieurs reprises la “
vraie philosophie ”, vise à assurer l’unité
de ce que de mauvaises habitudes ont dissocié. Il récuse
ainsi les disputes et les discussions vaines, les “
subtilités épineuses de la Dialectique ”(85),
les artifices séditieux de la Rhétorique (86),
qui séparent le discours et l’être. Il
récuse également comme inutile la plus grande
partie de la culture humaniste, peu adaptée aux tâches
d’un futur homme d’élite, destiné
à vivre dans le monde et éventuellement à
y commander. Bien qu’il soit l’héritier
de cette culture, Montaigne voit qu’elle laisse l’homme
désemparé, parce que les discussions philologiques
enferment l’esprit dans l’élément
du langage et le rendent étranger à la réalité.
Dans le chapitre sur l’éducation des enfants,
la fréquentation des livres des Anciens ne suffit pas
: “ Il se tire une merveilleuse clarté, pour
le jugement humain, de la fréquentation du monde ”(87).
Le cadre scolaire ne suffit pas à former correctement
le jugement et les mœurs ; dès le plus jeune âge,
il faut confronter l’esprit au mouvement varié
de la vie. Montaigne fait contrepoids à l’abêtissement
engendré, chez ses contemporains, par une préoccupation
obsessionnelle pour l’érudition. Il diagnostique
un défaut général, qui touche l’attitude
de tous ses contemporains dans l’étude : “
Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autruy,
que nous aneantissons nos forces. Me veus-je armer contre
la crainte de la mort ? c’est aux depens de Seneca.
Veus-je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre
? je l’emprunte de Cicero ”(88) Si Montaigne recommande
la fréquentation du monde, c’est surtout pour
habituer l’enfant à juger par lui-même.
Le rôle du précepteur, qui aura une tête
bien faite plutôt que bien pleine, consiste essentiellement
à favoriser l’initiative de la parole et du jugement
chez l’élève. Les opinions ne seront pas
seulement émises, elle seront aussi soigneusement discutées
et évaluées. Certaines interprétations
limitent la réflexion pédagogique de Montaigne
à l’éducation de la noblesse en son temps
(89). Mais selon nous, ces limites sont excessives. Elles
ignorent le lien de nature spéculaire qui unit les
conseils pédagogiques de Montaigne à sa propre
activité intellectuelle. On peut tirer parti de ces
réflexions pour l’interprétation du sens
des Essais et pour la conduite de notre propre jugement.
Conclusion
Tout se passe dans les Essais comme si la pensée
singulière de Montaigne faisait triompher l’authenticité
d’une pensée, laissant de côté les
entreprises alors dominantes de l’humanisme ou de la
scolastique. C’est donc la recherche d’un accord
avec soi-même qui motive l’essai du jugement.
Le goût non pour la morale, mais pour l’interrogation
morale, est déterminant, ainsi que l’ambition
de triompher des narcotiques de la coutume et des conventions,
ou de la simple paresse ordinaire du jugement (90). Montaigne
délimite l’inhumain au sein des pratiques de
son temps : la torture des hérétiques, le massacre
des Indiens, l’extermination fratricide des Chrétiens,
la flatterie et l’ambition confondues avec la politique,
etc. L’étude de la philosophie du jugement nous
permet de comprendre pourquoi un individu a su si bien résister
aux formes ordinaires du pouvoir et de la coutume –
en nous donnant l’impression que cette résistance
est un processus spontané, issu d’un caractère
hors du commun (91). Or, le mérite n’en revient
pas seulement à l’homme Montaigne, qui avait
aussi ses faiblesses, mais à la poursuite quasi méthodique
d’une philosophie du jugement. “ Quasi méthodique
”, parce que ce n’est pas la méthode qui
intéresse d’abord Montaigne, mais l’accord
du jugement avec la soi : “ fermeté ”,
“foy” au sens de “ bonne foi ” et
“ sincerité ” sont les qualités
qu’il exige avant tout du philosophe (92). La philosophie
du jugement élaborée par Montaigne vise à
mettre l’homme en possession de lui-même, dans
la mesure où c’est possible. En de nombreuses
circonstances, en effet, l’homme devra renoncer à
la maîtrise de soi et des choses. Le projet de réconcilier
l’homme avec lui-même passe par la méditation
des philosophes de l’Antiquité, et par la fréquentation
d’autrui dans sa diversité. Par là, Montaigne
part résolument de la compréhension que l’homme
a de lui-même. Il entend se débarrasser des discours
factices, imposés par la raison ou la coutume ; il
entend restaurer ainsi la puissance originelle du jugement.
La philosophie qu’il propose est une conquête
et un exercice de la “ naïveté ”,
dont le sens est fondamentalement socratique. C’est
une pédagogie du jugement, qui vise à rendre
l’esprit disponible, non pas pour la saisie d’une
Vérité qui nous échappe, mais pour des
évaluations sincères, fermes et indépendantes.
Notes :
(1) Pascal reproche à Montaigne, comme philosophe,
d’avoir posé sa tête sur le “ mol
oreiller du scepticisme ”, sans chercher à sortir
de ce demi-sommeil. Le scepticisme est une paresse incompréhensible
aux yeux de Pascal.
(2) La principale crise est bien sûr celle de l'Eglise,
depuis les attaques de Luther en octobre 1517. Sur la crise
de l’autorité politique, voir N.M. Sutherland,
“ Antoine de Bourbon, King of Navarre and the French
Crisis of Authority, 1559-1562 ”, in Princes, Politics
and Religion, 1547-1589, The Hambledon Press, London,
1984. “ The accidental death of Henry II on 10 July
1559 precipitated the French crisis of authority (…)
The death of the king removed a relatively strong monarchy,
leaving a power vacuum which, in the absence of Navarre, the
Guises were prompt to fill. ” (p.55) Les Guises font
une sorte de coup d’Etat qui suscite une farouche opposition,
réveillant les vieilles rivalités parmi la noblesse.
Comment résoudre la double crise de l’autorité
politique et religieuse ? Selon l’historien, ce n’étaient
pas les solutions possibles qui manquaient, mais faisait défaut
une structure politique assez forte pour les imposer.
(3) Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, L’éveil
de la pensée, Paris, Maspero, 1969, réédition
Honoré Champion, 1995; La signification pratique des
Essais a été soulignée récemment
aussi Anthony Quint et Francis Goyet : Montaigne aurait pour
dessein de donner à la noblesse de robe l’assurance
qui lui manque, consacrer sa supériorité intellectuelle
et morale. Selon F. Goyet, ce but est réalisé
principalement à travers l’éloge d’une
vie moyenne, et par le refus d’une position sociale
dominante. Francis Goyet, article “ Prudence ”,
in The Cambridge Companion to Montaigne, éd.
U.Laenger, Cambridge University Press, 2004.
(4) I,23, De la coustume et de ne changer aysement une loy
receue. Les références sont données dans
l’édition Villey-Saulnier, aux PUF, dont la pagination
reste la même à chaque réédition.
(5) I,11, “ Des pronostications ”
(6) III,1, “ De l’utile et de l’honneste
”
(7) I,50,301a
(8) II,12,541ac
(9) II,12,505a. “ Leur mot sacramental, c’est
épécho, c’est à dire je soutiens,
je ne bouge. Voylà leur refrain, et autres de pareille
substance. Leur effect, c’est une pure, entiere et tres-parfaicte
surceance et suspension de jugement. ” Montaigne avait
lui-même adopté la formule “ épécho
” en 1576, lorsqu’il fit graver son médaillon.
Le décalage entre le pyrrhonisme et l’essai du
jugement a été souligné par Marcel Conche,
dans "la méthode pyrrhonienne de Montaigne"
BSAM n°10-11, Avril-Décembre 1974, pp.47-62 ; repris
dans “ le pyrrhonisme dans la méthode ”,
Montaigne et la philosophie, PUF 1996, chap. II.,
pp.27-42
(10) I,26, 151a
(11) II,10,409a
(12) Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote,
p.152
(13) I,26,155a
(14) I,23,123a
(15) III,13,1065bc. Cette problématique est proprement
celle de l’exercice du jugement. H.Arendt fournit une
description de cette problématique, en s’attaquant
à l’interprétation nihiliste du monde
moderne dans Qu’est-ce que la politique ? Le
Seuil, 1995 (Piper Verlag, Muenchen, 1993, pp.53-54 : “
Certes, il a bien fallu qu’on décide une fois
du critère en portant un jugement, mais à présent
ce jugement a pour ainsi dire été adopté
et il est même devenu un moyen permettant de formuler
d’autres jugements. Mais juger peut aussi signifier
tout autre chose et c’est toujours le cas lorsque nous
sommes confrontés à quelque chose que nous n’avons
encore jamais vu, et pour lequel nous ne disposons d’aucun
critère. Ce jugement, qui est sans critère,
ne peut s’appuyer sur rien d’autre que sur l’évidence
de l’objet même du jugement. (…) Nous en
faisons l’expérience dans la vie quotidienne
chaque fois que, confrontés à une situation
inconnue, nous estimons que tel ou tel a bien ou mal jugé
de la situation. (…) La fonction du préjugé
est de préserver l’homme qui juge d’avoir
à s’exposer ouvertement et à affronter
par la pensée chaque réalité qu’il
rencontre. Les idéologies et les visions du monde remplissent
parfaitement cette tâche de protéger de toute
expérience parce qu’en elles, prétendument,
toute réalité serait d’une certaine façon
déjà prévue. ” La défaillance
des critères du jugement dans le monde moderne libère
le jugement. pour un exercice authentique. Nous sommes confrontés
à l’impossibilité de juger ce qui a eu
lieu et ce qui se produit chaque jour de nouveau – en
fonction de critères reconnus de tous, c’est-à-dire
de préjugés. Voilà ce qui a été
souvent décrit en termes de nihilisme, de renversement
de toutes les valeurs, de crépuscule des dieux, et
d’effondrement de l’ordre moral du monde. Ces
interprétations <nihilistes> présupposent
qu’on ne peut compter sur le jugement des hommes que
là où ils sont en possession de critères,
et que la faculté de juger n’est donc rien d’autre
que la capacité de subordonner de façon adéquate
le particulier à l’universel dont il relève
et à propos duquel on est d’accord. On sait pourtant
bien que la faculté de juger consiste et doit consister
à juger directement et sans critère (…)
” H. Arendt montre qu’aucun élément
contraignant n’appartient au jugement (p.56). La règle
ou le critère sont certes contraignants, mais ils supposent
que l’on se soit mis d’accord préalablement
à l’acte de juger, au moyen d’une convergence
de jugements.
(16) Comme l’a rappelé Francis Goyet, il s’agit
des “ essais du jugement de Michel de Montaigne ”,
comme l’indique le titre de l’œuvre, et non
d’essais en général. L’œuvre
est conçue comme une mise à l’épreuve
de soi. Voir F. Goyet, “ Humilité de l’essai
? ” in Pierre Glaudes, éd., L’essai.
Métamorphoses d’un genre, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 2002, p. 201-215
(17) Marcel Conche voit dans Montaigne le héraut des
Droits de l’Homme : le scepticisme de Montaigne s’arrête
quand l’intégrité physique et morale de
la personne humaine est en jeu (comme dans la pensée
de M. Conche lui-même). Voir M. Conche, “ le scepticisme
philosophique et sa limite ”, in Le Magazine Littéraire,
numéro spécial, “ le retour des Sceptiques
?”, janv. 2001, n°394, pp.20-22.
(18) Voir par ex. III,12,1037b
(19) Raymond Sebond (Sibiuda), Théologie naturelle,
I,1, traduction de Montaigne : “ Or afin qu’ainsi
hors de luy, comme il est, et s’ignorant, il puisse
estre ramené à soy et instruit de la nature,
on luy presente cette belle université des choses,
et des creatures, comme une droite voye et ferme eschelle,
ayant des marches tres assurees, par où il puisse arriver
à son naturel domicile, et se remonter à la
vraye connoissance de sa nature. ” (éd. Armaingaud,
1935)
(20) Dans la pensée de Nietzsche, l’évaluation
est une tâche créatrice. La volonté est
à l’origine de la création de valeurs,
comme “ volonté de puissance ”.
(21) Ces référents moraux sont particulièrement
visibles dans le chapitre II,11, “ De la cruauté
”.
(22) III,1,791b ; II,11,433b : “ Nature, à ce
creins-je, elle mesme attache à l’homme quelque
instinct à l’inhumanité ”.
(23) I,26, 152c
(24) III,2,805b
(25) I,39,241a
(26) II,10,414a :"j’entens assez que c’est
que mort et volupté ; qu’on ne s’amuse
pas à les anatomizer "; III,13,1029b
(27) I,20,84a
(28) La sagesse de Montaigne, si l’on se réfère
à la fin des Essais qui en est en quelque
sorte le point d’orgue, se résume à “
bien faire l’homme et dûment ”. “
Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à
l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer
en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser,
ils s’abattent. (…) La gentille inscription de
quoy les Atheniens honorerent la venue de Pompeius en leur
ville, se conforme à mon sens : D’autant es tu
Dieu comme tu te recognois homme. ” III,13,1115b
(29) II,12,525b : "Il y a des formes mestisses et ambigues
entre l’humaine nature et la brutale."
(30) I,23 et I,31
(31) II,12, 575a
(32) II,12,526b : "car pourquoy prenons nous titre d’estre,
de cet instant qui n’est qu’une eloise dans le
cours infini d’une nuict eternelle "
(33) II,10,387
(34) Gustave Lanson, “ Montaigne ”, in Histoire
générale de la littérature française,
Paris, Hachette, 1896.
(35) III,13,1115b
(36) II,12,568c
(37) Voir sur ce point I,42, De l’inegalité qui
est entre nous.
(38) II,12, 576a. C’est à Platon que Montaigne
pense ici en particulier, au Phèdre.
(39) Voir e.g. l’œuvre de Marsile Ficin ou de Guillaume
Budé.
(40) Voir Thomas More, l’Utopie (1516) et Guillaume
Postel, La restitution de toutes choses (De restitutione
omnium rerum, 1546).
(41) I,32,215. “ Ausquels je joindrois volontiers, si
j’osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs
ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouver
des causes de chaque accident, et de veoir dans les secrets
de la volonté divine les motifs incomprehensibles de
ses œuvres. ”
(42) Sébastien Castellion, De l’art de douter
et de croire, d’ignorer et de savoir, trad. du
latin par Ch. Baudouin, Genève-Paris, 1953 : “
Certes, s’il pouvait se lever aujourd’hui, dans
le monde, comme cela arrivait jadis, un prophète capable
d’apaiser les querelles, de montrer avec certitude la
voie à ceux qui cherchent et de mettre un terme aux
erreurs par l’autorité même de Dieu, il
n’y aurait rien de mieux et de plus direct que de recourir
à son verdict et de se conformer, sans aucun doute,
ni hésitation, à ce qu’il répondrait
au nom de Dieu. Mais où nous tournerons-nous ? ”
(43) I,11,42a
(44) Le même type de critique est repris en I,32, 216a
: “ Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de
chercher à fermier et appuyer nostre religion par le
bon-heur et prosperité de nos entreprises. Nostre creance
a assez d’autres fondemens, sans l’authoriser
par les evenemens (…). ” Cf. Pierre Villey : Montaigne
entend purger l’entendement de la “ manie de l’absolu
”.
(45) I,56,323c
(46) I,27,179a
(47) Cf. I,14,178a : “ Ce n’est pas à l’adventure
sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance
la facilité de croire et de se laisser persuader :
car il me semble avoir appris autrefois que la creance, c’estoit
comme un’impression qui se faisoit en nostre ame (…).
”
(48) II,12,503a. “D’où naissent la crainte,
l’avarice, l’envie, les desirs immoderez(…).”
(49) voir M.Screech, Montaigne’s Annotated Copy
of Lucretius, A transcription and study of the manuscript,
notes and penmark, Genève, Droz, 1998
(50) II,12,512a. Les termes “ analogies ” et “
conjectures ” peuvent renvoyer aux doctrines respectives
de Nicolas de Cues et de Thomas d’Aquin.
(51) Imbach, Ruedi, “ ‘Et toutefois nostre outrecuidance
veut faire passer la divinité par nostre estamine’,
l’essai II,12 et la genèse de la pensée
moderne. Construction d’une thèse explicative
”, in Paradigmes de théologie philosophique,
O.Höffe et R.Imbach, Fribourg, 1983, pp.199-219
(52) I,26,157a
(53) I,26,157a
(54) III,9,973b
(55) "Ce grand monde, que les uns multiplient encore
comme espèce sous un genre, c'est le mirouër où
il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais"
(I,26,157a).
(56) Pascal reprend dans une pensée célèbre
cet exercice de l'imagination : “ Que l’homme
contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine
majesté, qu’il éloigne sa vue des objets
bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante
lumière mise comme une lampe éternelle pour
éclairer l’univers, que la terre lui paraisse
comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit,
et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour
lui-même n’est qu’une point très
délicate à l’égard de celui que
ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais
si notre vue s’arrête là, que l’imagination
passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que
la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un
trait imperceptible dans l’ample sein de la nature.
(…)” Pensées, op.cit., L.199-B72
(57) II,12,528a ; voir aussi I,32,216a
(58) I,32,216a
(59) I,25,143c. “ Le plus fort Estat qui paroisse pour
le present au monde, est celuy des Turcs (…). ”
Sur la signification de la référence aux Turcs
dans la littérature française, voir Clarence
Dana Rouillard, The Turk in French History Thought and
Literature (1520-1660), Boivin, Paris, 1938.
(60) Sur les formes de la guerre sainte menée par les
Chrétiens au XVI° siècle, voir Denis Crouzet,
D., Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles
de Religion, vers 1525-vers 1610, 2 vol., Champ Vallon,
1990.
(61) I,56,319a “ Voylà pourquoy je ne loüe
pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et
plus ordinairement, si les actions voisines de la priere ne
me tesmoignent quelque amendement et reformation (…).
”
(62) II,1,332a : “ Il y a quelque apparence de faire
jugement d’un homme par les plus communs traits de sa
vie ; mais, veu la naturelle instabilité de nos meurs
et opinions, il m’a semblé souvent que les bons
autheurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former
de nous constante et solide contexture. ”
(63) III,2,805 “ Les sçavants partent et denotent
leurs fantasies plus specifiquement, et par le menu. Moy,
qui n’y voy qu’autant que le langage m’en
informe, sans regle, presente generalement les miennes, et
à tastons. ” ; III,13,1076.
(64) R.Sebond, Théologie naturelle, trad.
Montaigne, L.Conard, 1935, Préface de l’auteur
: “ Par ce qu’elle <la théologie naturelle>
instruit l’homme à se cognoistre soy mesme :
à sçavoir pourquoy il a esté créé,
et par qui il l’a esté, à cognoistre son
bien, son mal, son devoir, dequoy et à qui il est obligé.
”
(65) I,26,155a
(66) E.Faye, 1999, “ Sibiuda et Montaigne. De la science
de l’homme à la science morale ”, pp.165-168.
(67) Jean Céard, La nature et les prodiges,
p.391 : “ Le lecteur qui parcourt ces lignes <tirées
de I,29, Des coutumes anciennes> est frappé de ce
que Montaigne considère cette emprise de la coutume,
qui va jusqu’à dégénérer
en tyrannie de la mode, comme le signe d’une décadence.
Or, au temps où il écrit, il n’est pas
rare de lire cette réflexion que le monde, maintenant
à son extrême vieillesse, approche de sa fin
et que les hommes n’ont plus la vigueur physique et
morale de leurs ancêtres. Montaigne s’en fait
l’écho. ” Voir Chassanion, Gigantomachia,
1580.
(68) III,6,913b : “ Aussi jugoient-ils, ainsi que nous,
que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent
pour signe la desolation que nous y apportames. ”
(69) I,26,151b
(70) Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, L’Amérique
et la controverse coloniale, en France, au temps des Guerres
de Religion (1555-1589), Paris, Aux amateurs de livres,
1990, pp.254
(71) op.cit., p.256 “ Repoussant le pathétique
auquel cèdent Jacques de Miggrode et les pamphlétaires
anonymes du règne d’Henri III, plus mesuré
dans l’ironie grinçante que l’intrépide
Chauveton, Montaigne poursuit un tout autre but. ” (p.256)
(72) Jacques de Miggrode, épître au lecteur en
tête de B. de Las Casas, Tyranniez et cruantez des
Espagnols es Indes Occidentales, qu’on dit le Nouveau
Monde, Paris, Guillaume Julien, 1582, f. iiijv°.
cité par Lestringant, p.256
(73) III,6,910b
(74) Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir
et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984, p.348.
“ Des Coches ” n’est pas une “ liturgie
de l’Apocalypse. ” La formule serait en revanche
acceptable pour Las Casas et ses disciples huguenots.
(75) III,6,913-914b. Montaigne expose alors le mythe inca
des âges du monde, qu’un lecteur de la Renaissance
ne pouvait pas ne pas comparer au quatre âges exposés
par Hésiode dans Des travaux et des jours. La
valeur du futur dans les phrases suivantes fait également
problème : “ Si nous concluons bien de notre
fin, et ce poëte de la jeunesse de son siecle, cet autre
monde ne faira qu’entrer en lumiere quand le nostre
en sortira. L’univers tombera en paralisie ; l’un
membre sera perclus, l’autre en vigueur. ” III,6,908-909b
(76) I,23,112c
(77) I,23,117a
(78) voir Denis Crouzet, “ Une immense angoisse traverse
la Renaissance… ”, in L’Histoire,
n° 271, déc. 2002, “ Le cas Nostradamus ”,
pp.44-49. “ Pour les catholiques, l’essor des
idées nouvelles, luthéranisantes, sacramentaires,
puis, à partir des années 1540, calvinistes,
témoigne que la fin des temps est proche. Dieu châtie
ainsi la chrétienté pour ses péchés.
Dès 1530, pour rester dans le cadre de la France, les
docteurs en théologie de la Sorbonne dénoncent
un signe supplémentaire du vieillissement du monde
dans la présence de ces “ faux prophètes
”. Une culture de la faute, de la culpabilité
se diffuse ”. (p.48)
(79) I,32,215ac
(80) I,32,216a. Sur ce point, voir E. Faye, “ critique
de la théologie comme science ”, Philosophie
et perfection de l’homme, Paris, Vrin, 1996, p.396.
“ Il n’est pas de plus grand danger que l’illusion
d’absolu dont l’homme s’enivre au point
de perdre toute humanité. Le seul remède consiste
à montrer, comme le dit Montaigne, “ l’horrible
impudence dequoy nous pelotons les raisons divines. ”
(81) III,11,1026b
(82) Pétrarque a souligné la nécessité
de ressourcer le savoir à l’historia et
à l’experientia.
(83) II,12,541c
(84) III,13,1066c : “ Il y a peu de relation de nos
actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les
loix fixes et immobiles. ”
(85) I,26,163a
(86) I,51, “ De la vanité des paroles ”
(87) I,26, 157a
(88) I,25,135b. Voir le chapitre I,25, " Du pendantisme
", en entier.
(89) Voir par ex. Pierre Villey, L’évolution
des Essais, in Les Sources et l’Evolution des
Essais, Paris, Hachette, 1933, tome 2, pp.238 et sq.
: “ C’est pour la noblesse que Montaigne composa
son “ Institution des enfans. L’occasion lui en
a été fournie dans ses relations les plus brillantes.
”
(90) I,23,112a : “ L’assuefaction endort la veue
de nostre jugement. ”
(91) Cf. II,12, 539a: “Car le vulgaire, n’ayant
pas la faculté de juger des choses (…)”.
(92) voir I,26,152a
Marc Foglia,
Université de Paris I - Sorbonne
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