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Jean-Michel Muglioni
Professeur de philosophie en Khâgne au lycée Louis-le-Grand
L'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
Bordas , coll. Univers des Lettres, Paris 1988, 191p.,

Commentaire :
PREMIÈRE PROPOSITION
L'idée de finalité naturelle
La première proposition
L'homme comme problème


DEUXIÈME PROPOSITION
TROISIÈME PROPOSITION
L'homme des sophistes
La troisième proposition
Finalité naturelle et finalité morale
Nature et culture
Le sacrifice des générations


QUATRIÈME PROPOSITION
L'insociable sociabilité
Sens du passage de l'état de nature à l'histoire


CINQUIÈME PROPOSITION
SIXIÈME PROPOSITION

Argumentation générale des propositions VII et VIII
SEPTIÈME PROPOSITION
HUITIEME PROPOSITION
NEUVIEME PROPOSITION

Avertissement aux appendices
Appendice I - La philosophie pratique
Appendice II - La contrainte
Appendice III - Mécanisme et finalité
Appendice IV - Finalité naturelle et finalité pratique
SOMMAIRE :
Traduction, pp. 9-27
Commentaire, pp. 29-128
Conclusion, pp. 129-133
Appendices, pp. 134-166

Notes, pp. 167-182,
Bibliographie, pp.183-184
Glossaire, p.185,
Index des noitions, 187-189
Index des auteurs cités, 190

Lire un extrait, p.143-146

« Un des plus grands problèmes de l'éducation »

Ainsi, l'éducation commence par arracher l'homme à l'animalité: discipline, dressage, elle « brise la volonté particulière » (Kant, L'Idée d'une histoire universelle, p. 17). Mais si l’économie de cette contrainte est impossible, il est clair pourtant qu'un animal dressé n'est pas un homme libre; que la discipline, toute négative, nous délivre de l'empire des passions, mais ne nous éduque pas encore: il nous reste à nous gouverner nous-mêmes. Un homme dompté qui ne prendrait pas en main son propre destin serait une pure machine.

Kant, dans ses réflexions sur l'éducation, est donc amené à poser ce qu'il appelle« un des plus grands problèmes de l'éducation ». « Comment unir la soumission sous la contrainte avec la faculté de se servir de sa liberté ? » Comment, sous la direction d'un autre, peut-on apprendre à se gouverner soi-même ? « Car la contrainte est nécessaire. Mais comment puis-je (moi qui suis le maître) cultiver la liberté sous la contrainte ? » Kant poursuit: « Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur la liberté, et en même temps, je dois le conduire à faire lui-même un bon usage de sa liberté». Il s'agit que l'élève devienne véritablement autonome et sache régler lui-même ses pensées. «Sans cela, tout n'est que pur mécanisme, et l'homme privé d'éducation ne sait pas se servir de sa liberté. » Le maître doit savoir éviter de faire une machine, mais s'il n'use pas de contrainte, il n'éduque pas son élève et lui interdit d'être un jour libre. Ainsi, chaque maître, lors même qu'il impose travail et discipline, doit avoir le souci de la liberté, ce qui signifie qu'il ne faut jamais avoir peur de libérer un homme ou même un peuple quels que soient les risques. Telle est l'immense difficulté de l'éducation.

La loi et l'éducation

L'existence sociale impose aux hommes qu'ils se soumettent à la contrainte des lois: cette discipline les prépare à la liberté, mais jamais la contrainte des lois, des parents ou des maîtres, ne donnera cette liberté, et pourtant un homme qui n'aurait pas eu à la subir, et, comme certains princes mal élevés, n'aurait jamais rien vu s'opposer à ses caprices, jamais ne se délivrerait de son animalité.

La loi est d'abord une contrainte qui limite la liberté, et nous force ainsi à nous discipliner: tel est son sens négatif. Mais elle est plus. Elle n'est pas en effet l'instrument de la domination d'une partie de l'État sur l'autre, car dans ces conditions la société civile tout entière se désagrège. Le sens de la contrainte des lois disparaît si règne un homme ou un groupe d'hommes - quels qu'en soient le nombre, la richesse, la force en ruse, en armes ou en muscles - sur un autre - quels qu'en soient le nombre ou la force relative. Il n'y a loi au sens propre du terme que si la loi est la même pour tous, Qu'elle n'exprime que l'intérêt du plus fort, comme le voulaient les sophistes, c'est selon l'étonnante expression, qu'un homme ou un groupe d'hommes « fait la loi» : alors la société est vouée à l'arbitraire du despotisme et de l'anarchie, ce qui revient à l'absence de loi et de droit, Selon sa nature de loi, la loi est au contraire faite par les hommes pour les hommes: nul ne s'associe de son plein gré pour devenir esclave, et les hommes se donnent des lois pour cesser de s'asservir les uns les autres.

La société a besoin de lois pour que cesse l'exploitation de l'homme par l'homme, la guerre de tous contre tous: il serait absurde que la loi ne fasse que prolonger cet esclavage ou mieux encore en assure la pérennité. Une loi qui asservit n'est pas une loi mais un oukase. Ainsi, la plupart des sociétés ne sont pas réellement gouvernées selon des lois: la république a toujours été chose rare.


Loi et raison


Que signifie donc la notion de loi? Que nul n'a le droit de se poser en maître et de soumettre ses semblables, que tous les hommes sont libres et égaux, Sans l'égalité devant la loi, sans la justice, la loi n'est pas une loi, L'idée d'une république où la loi assure l'égalité entre les hommes et la liberté naquit en Grèce d'une exigence de raison et d'universalité qui produisit aussi les mathématiques, l'histoire et la philosophie, Aussi la liberté des peuples dépend-elle de leur fidélité à l'idéal antique que la Grèce a trahi la première (voir les analyses de Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, in « Revue de métaphysique et de morale », 1950, n°3, p. 140).

La notion de loi - donc la loi - n'est jamais présente que dans la mesure où elle est liée à ce qu'il faut bien appeler le rationalisme philosophique, Cette tradition de la raison se définit par le refus de subordonner l'homme à la tradition, religieuse ou sociale, et de le réduire à ce que son terroir ou sa région font de lui. Ainsi, la philosophie du droit de Kant commencera par déduire le droit de la raison pure; traité de politique rationnel, elle ne justifie pas les crimes ou les détours de l'histoire et ne fonde pas le droit sur le devenir historique. Le principe du droit est l'exigence pratique de liberté et d'égalité, le sens de la loi est absolument indépendant du processus par lequel l'histoire tend péniblement à l'imposer ici ou là.


La république et l'école

La philosophie de l'histoire nous apprend que la signification de la vie en société est de permettre l'éducation des hommes: il faut en conclure que la société doit être faite pour l'école et non l'école pour la société: et c'est même pour cela que la société doit être juste. Inversement, si l'école doit former les hommes pour la société, c'est-à-dire inévitablement pour une société, elle devient un instrument d'oppression. Préparer à la vie, c'est, pour l'école, ruiner l'humanité même de l'homme. Il faut donc une véritable république pour qu'il y ait une école, et Rousseau remarquait au début de son Emile que la République de Platon est avant tout un traité d'éducation. Toute philosophie de l'éducation est républicaine et toute doctrine républicaine subordonne toute chose à l'éducation des hommes.

Toute de contrainte et d'artifice, l'éducation nous est d'abord extorquée par la détresse de la vie en société; mais elle n'a pas seulement le sens négatif d'un dressage qui limite notre liberté naturelle d'animal: elle nous permettra d'atteindre une véritable et positive liberté. Cet art extorqué nous amène à réaliser ainsi notre destination d'être raisonnable. Kant, dans les Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, écrit en termes aristotéliciens que l'art alors retrouve la nature, c'est-à-dire que la nature au cours de notre histoire parvient à son propre achèvement.

Ainsi l'analyse de la notion d'éducation nous permet de retrouver le sens du devenir historique et de la vie en société. À moins de nier la raison, il est vain et absurde de refuser la contrainte des lois et de l'éducation et de n'y voir, comme font périodiquement les hommes, qu'une prison. »

Jean-Michel Muglioni,
traduction et commentaire de :
Kant, L’histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Bordas, Paris, 1988, p.143-146