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Husserl,
La crise de l'humanité européenne et la philosophie, 1935,
trad. P. Ricoeur, in Revue de Métaphysique et de Morale,
Paris, juillet-septembre 1950, p. 236-237,
Reprise par les Éditions Aubier-Montaigne, p. 35

Qu'est-ce que l'Europe?


« L'Europe a un lieu de naissance. Je ne songe pas, en termes de géographie, à un territoire, quoi qu’elle en possède un, mais à un lieu spirituel de naissance, dans une nation ou dans le coeur de quelques hommes isolés et de groupes d'hommes appartenant à cette nation. Cette nation est la Grèce antique du VIIe et du VIe siècles avant Jésus-Christ. C'est chez elle qu'est apparue une attitude d'un genre nouveau à l'égard du monde environnant ; il en est résulté l'irruption d'un type absolument nouveau de créations spirituelles qui rapidement ont pris les proportions d'une forme culturelle nettement délimitée. Les Grecs lui ont donné le nom de philosophie; correctement traduit selon son sens originel, ce terme est un autre nom pour la science universelle, la science du tout du monde, de l'unique totalité qui embrasse tout ce qui est. »

Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie,
1935, trad. P. Ricoeur, Aubier-Montaigne, p. 35
Jean-Michel Muglioni,
Professeur de Philosophie en Khâgne à Louis-le-Grand (Paris)

Quelques réflexions
à partir de
La crise de l'humanité européenne et la philosophie de Husserl

En mai 1935, l’Europe est en crise. Husserl est interdit de parole publique. Il y a le nazisme, le fascisme et le stalinisme ; il y a eu 14-18 et la crise de 29. L’enjeu, c’est la ruine de toute la civilisation européenne. Husserl s’interroge sur le destin de l’humanité : est-il inéluctable qu’elle sombre dans la barbarie ?

Mais le titre de sa conférence La crise de l’humanité européenne et la philosophie (1) peut choquer : y aurait-il une humanité européenne et une humanité non européenne ? Il est peut-être aussi étrange de parler d’une pensée occidentale et d’une pensée orientale. Ces distinctions géographiques rapportée à l’esprit ont-elles le moindre sens ? Husserl ne donne pas au terme d’Europe un sens géographique, historique, ou géopolitique : il nous apprend à ne pas rester prisonniers du sens idéologique de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Europe.

Une remarque préalable à la lecture de cette conférence.
S’il est bon que les hommes s’unissent en une cité pour cesser de vivre entre eux dans un état de nature qui est un état de guerre, Rousseau demandait si le remède n’est pas pire que le mal : les Etats ainsi constitués se trouvent en effet entre eux dans un état de guerre et la guerre des Etats peut paraître pire que celle des individus qui disposent de moins de moyens. Si donc il est bon que l’Europe s’unisse au lieu de vivre en guerre comme elle a fait au cours des siècles, il serait vain qu’elle s’unisse contre le reste du monde, soit pour gagner une guerre économique, soit pour fonder son unité sur une identité communautaire. Car le communautarisme est le communautarisme même si la communauté qu’il affecte occupe tout un continent. Par exemple on peut craindre que si le christianisme figurait dans la constitution européenne comme un élément consubstantiel à l’Europe, on confonde tous les éléments religieux ou culturels, comme on dit, qui on contribué à faire l’Europe, et ce qui fait l’Europe : une exigence d’universalité irréductible à toute confession particulière. Si en effet le christianisme appartient à la civilisation, la beauté des cathédrales et la sublimité de la notion de sainteté ne sont européennes au sens husserlien que dans la mesure elles peuvent être pensées et comprises par tout esprit, sans qu’il ait à se convertir au christianisme.

L’humanité que Husserl appelle européenne, et qu’il voit naître dans la Grèce antique, n’est donc ni grecque, ni européenne au sens géographique ou historique : elle n’est pas ce qu’en ont fait son lieu et sa date de naissance ; Husserl formule au contraire l’idée d’une humanité irréductible aux conditions historiques et géographiques de sa naissance. Sa conférence est faite pour montrer que l’Europe historique a trahi l’idée européenne. Y a-t-il eu depuis lors le moindre progrès en la matière ? Marché commun, qui certes vaut mieux que la guerre, l’Europe s’enrichit, mais elle a peut-être définitivement renoncé à ce qui fait son sens.

Dans l’introduction de sa conférence, Husserl pose le problème par analogie avec la médecine : il parle de la maladie de l’Europe. Or nous n’avons pas une médecine rationnelle pour la soigner, comme nous avons une médecine rationnelle pour notre corps. Au contraire, règne en la matière l’irrationalisme - et ses auditeurs comprenaient que le nazisme (il n’en prononce pas le nom) n’en est qu’une des formes les plus effrayantes et les plus manifestes (2).

Husserl mène une réflexion sur le sens du rationalisme. La crise européenne est une crise de la raison : ce n’est pas la raison en tant que telle qui est en cause, mais une déviation du rationalisme. La réussite des sciences de la nature, des sciences physico-chimiques, en a fait le modèle de la rationalité, de telle sorte qu’une espèce particulière de rationalité est devenue pour la plupart des hommes toute la raison : ainsi dans le domaine de « sciences de l’esprit », chacun cherche à imiter les physiciens. Or l’esprit ne saurait se connaître lui-même comme il connaît la nature. Toute la conférence est un appel à une conversion de l’esprit du dehors vers lui-même : c’est une sorte de rappel du « connais-toi toi-même » de Socrate. A Vienne solennellement, en 1935, la vigilance philosophique de Husserl a sauvé l’honneur de l’humanité - et peut-être même pensait-il que son successeur Heidegger n’était pas assez socratique.

A la relecture, on peut voir une parenté profonde entre le mouvement qu’impose ici la réflexion de Husserl et celui que retrace la « biographie intellectuelle » de Socrate dans le Phédon : la premier mouvement de la pensée est de se tourner vers le monde, vers l’objet, et ainsi de penser, « naïvement » dit Husserl, la pensée elle-même comme un être du monde, une âme. Le psychologisme fait de la pensée un objet parmi d’autres et l’âme relève de la physique. La pensée commence par se manquer elle-même, par ne pas se savoir sujet. Même si les termes de sujet et d’objet sont anachroniques pour parler de Socrate, on peut dire que l’exigence comprise dans le « connais-toi toi-même » de Socrate est en effet ce qui libère la philosophie de la physique. Nous avons donc en 1935 une réflexion sur l’histoire de la philosophie et des sciences depuis Thalès jusqu’à nous, qui a pour but de sauver la rationalité véritable, c’est-à-dire la philosophie et les « sciences de l’esprit » (3), mais la raison alors ne cherche pas vainement à imiter les sciences d’objet, les sciences physico-chimiques.

La philosophie transcendantale, avec Husserl comme avec Kant, sait que le savoir d’objet est l’œuvre du travail d’un esprit qui ne saurait donc se connaître lui-même selon les méthodes qu’il a élaborées pour connaître la nature. Les méthodes mises en œuvre par le sujet connaissant ne peuvent être retournées par lui sur lui et l’appréhender à son tour «scientifiquement ». Les sciences de l’esprit ne peuvent donc que manquer l’esprit si elles imitent les sciences de la nature. Quel rapport entre tout cela, c’est-à-dire finalement une philosophie assez ésotérique ou du moins pour spécialistes et la crise qui détruit l’Europe et l’humanité tout entière dans les années trente ? Cette crise en apparence politique et économique est en réalité une crise de la rationalité, qui découle du tour qu’a pris le progrès des sciences positives et du contresens sur la rationalité qui en a résulté.

Il faut ici faire très attention. Husserl ne se plaint pas d’un trop plein de rationalité, mais d’une méprise essentielle sur le sens de la raison, qui conduit inévitablement à l’irrationalisme. Il ne veut pas dire qu’il y a alors en Europe trop de raison, mais que la réduction de la rationalité à ce qu’elle est dans les sciences de la nature aboutit à la négation même de la raison et de son sens. La crise dont parle Husserl, c’est l’oubli de l’esprit, réduction psychologiste, objectiviste ou naturaliste de l’esprit. On pourrait dire que les sciences cognitives sont aujourd’hui la preuve que cette illusion l’a emporté : il n’y a pas lieu d’être optimiste sur le destin du monde.

Il y a donc là une thèse tout à fait singulière sur l’histoire des hommes : le sens que les savants et les philosophes accordent à la raison détermine l’histoire tout entière. Le destin de l’humanité dépend de la manière dont la raison est comprise, et un contresens sur la raison a pour conséquence inéluctable la crise qui aboutira à la seconde guerre mondiale. Il y a un rapport essentiel entre la pensée comme théorie pure et le cours du monde. Quel est ce rapport ?

Ce qui doit étonner dans la thèse husserlienne, c’est qu’elle ne voit pas le moteur de l’histoire dans ce qu’on a coutume de nommer l’idéal, l’idée du droit ou de la justice (thèse généralement qualifiée d’utopiste), mais dans les idées et leur contenu théorique le plus théorique : le sens accordé par les hommes à la théorie est le principe déterminant de l’histoire appelée par Husserl « européenne ». Cette l’histoire dépend de la nature de l’exigence théorétique que Thalès est le premier à avoir exprimée, du moins autant que nous pouvons le savoir. Seulement la rationalité théorique, purement rationnelle et purement théorique, ne se réduit pas à la rationalité des sciences positives : c’est l’exigence philosophique elle-même. Il faut donc comprendre le rapport qu’il y a entre l’histoire - alors nommée par Husserl européenne - et cette exigence (celle qu’exprime la livre A de la Métaphysique d’Aristote par exemple, lorsqu’il est dit que l’origine de la philosophie et de la géométrie est le loisir), et pour cela comprendre la nature de cette exigence et des idées ou idéalités que la philosophie pense.

Husserl parle de la naissance d’une Ideenkultur, ce que Ricoeur traduit : « culture réglée par des idées » (4). Or en un sens, toute culture, même entendue au sens ethnologique, relève de la pensée. Le « culturel » ainsi compris est inséparable d’un système de représentations et, comme on dit, de valeurs. C’est bien pourquoi il convient que l’étude des différents peuples appartienne aux sciences de l’esprit et non à une zoologie : « il n’y a pas de zoologie des peuples », proposition d’autant plus importante qu’elle est proclamée publiquement par Husserl en 1935 à Vienne. Seulement il y a des « idéalités » qui sont des contenus de pensée indépendants de ce que peut avoir de particulier la société historique dans laquelle ils se trou-vent avoir été formulés pour la première fois. Tout homme, quel que soit son lieu de nais-sance, sa langue, sa classe sociale, peut comprendre Euclide, et une fois qu’il a compris une démonstration mathématique, il devient capable d’en trouver d’autres, ce qui veut dire que tout homme, quelle que soit sa cité ou sa nation, peut participer à la recherche et aux décou-vertes des géomètres et poursuivre la géométrie : la méthode d’acquisition des idéalités ma-thématiques peut être répétée à l’infini.

Ainsi se constitue une communauté d’un nouveau type, qui n’est pas fondée sur l’appartenance culturelle mais sur la compréhension d’une méthode et d’un contenu de vérité, et dans cette communauté, chacun est rigoureusement législateur et non plus soumis à des mœurs, des coutumes ou une tradition qu’il aurait à respecter : c’est une cité sans sujet ! La pratique de la méthode a ceci de tout à fait extraordinaire qu’elle implique que toute pratique particulière peut être dépassée et c’est cela que Husserl appelle une tâche infinie. C’est pourquoi il est question d’une révolution initiale dans la culture qui change le sens même de la culture et de l’historicité (5) : la révolution, qu’on peut dater de Thalès (mais c’est une question secondaire), révèle le vrai le sens l’humanité : elle fonde la tradition de la raison ! C’est une tradition et en même temps le contraire d’une tradition, puisque la « transmission » y est seconde par rapport au jugement. Ce qui est transmis, n’est retenu qu’en tant qu’il est chaque fois jugé, et donc c’est le contraire d’une coutume, par exemple, et de toute tradition où l’ancienneté de ce qui est transmis en fait la valeur. C’est la tradition de la critique. Et cela a une grande importance, aussi bien en matière de religion et de transmission du livre : on transmet toujours en même temps que la traduction le texte original et ainsi chacun peut retraduire, réinterpréter, sans jamais rester enfermé dans une interprétation qui serait la seule possible (6).

Il est possible à partir de là de comprendre, en quel sens Husserl dit qu’on peut s’européaniser et non s’indianiser. Il ne s’agit pas de changer son sari contre un tailleur ou un jean, d’autant qu’en ce sens on peut aussi s’indianiser. L’Europe husserlienne, ce n’est pas les frites, ou telle habitude vestimentaire. Ce n’est pas l’Europe géographique, ses mœurs et ses rites, qui sont aussi particulières que ceux des autres contrées : c’est l’universel. Cette Europe n’est ni grecque, ni européenne, au sens courant de ces termes, et l’on peut donc regretter qu’Husserl ait choisi ce terme. De même parler ici de communauté supranationale est équivoque : il ne s’agit pas de ce qu’on appelle la communauté internationale mais de la république des esprits, plus proche en ce sens de la cité de Dieu de Saint Augustin ou du règne des fins de Kant que de l’ONU, même s’il est vrai que l’ONU et la SDN découlent de cette exigence d’universalité, dont le droit est l’expression, et cela par l’intermédiaire de penseurs comme Kant, par exemple, dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ou son opuscule A la paix perpétuelle.

Soit un exemple que Husserl ne prend pas. L’idée même de droit et d’isonomie est inséparable de cette tradition de la raison. L’historicisme du XIX°, qui veut que le droit ne soit que le droit d’un peuple à un moment de l’histoire, en est la négation. On voit bien ici en quoi il y a une exigence d’universalité, dont la première expression est la philosophie, et qui s’étend à la vie humaine tout entière jusqu’à donner une déclaration universelle des droits de l’homme, une cour internationale de justice : c’est une institution particulière, réformable, améliorable, mais son principe échappe à ce qui est seulement culturel. Cet exemple permet de comprendre en quoi l’histoire cesse d’être la simple transmission d’une tradition, pour devenir une tâche infinie, orientée par une idée.

Mais plus rigoureux Husserl s’en tient seulement à la signification première, théorétique, de la révolution par laquelle l’humanité « européenne » s’est constituée : la volonté de comprendre pour comprendre, la théorie pure. La philosophie, comme Aristote l’a vu, c’est d’abord le loisir de penser : la volonté de penser pour le principe, et non en vue d’autre chose que de comprendre. Alors, indépendant de toutes les nécessités de l’existence et du sérieux de la vie, un intérêt d’un nouvel ordre parle en nous, celui de la vérité. Il en résulte une conséquence inouïe concernant tout le reste de notre existence, et particulièrement de notre existence sociale : le philosophe qui naît alors ne se contente plus de croire aux valeurs de la cité, il devient juge des biens et des maux (séparer vérité et valeur est un des symptômes de la crise de la rationalité (7)). La liberté du jugement est ainsi posée en même temps que la norme idéale à laquelle tout est soumis. Socrate ne se confond pas avec l’athénien qu’il est (8). Et donc il sera traité de spartiate dans Les Nuées, c’est-à-dire accusé de trahir sa cité. Mais c’est lui qui ne collaborera pas avec les Trente mis en place par Sparte! La mort de Socrate se poursuit dans le conflit toujours renaissant entre la tradition de la raison et la tradition tout court. L’idée européenne, au sens de Husserl, n’existe que par un combat de tous les instants.

Husserl parle d’un développement orienté vers un pôle idéal qui est éternel (9). Il y a donc une finalité de l’histoire européenne d’un autre ordre que la finalité biologique. Négativement, tâche infinie et pôle éternel, cela veut dire qu’aucune forme réelle n’accomplit assez l’humanité; l’humanité peut toujours aller au delà de ce qu’elle a atteint dans son développement, ce qui n’est pas le cas dans l’ordre de la vie animale ou végétale, qui ne sort pas du fini. Il n’y a pas de tâche biologique. Seul l’homme n’est jamais assez adulte. Cette infinité du spirituel signifie que la forme humaine est irréductible à toute finalité animale ou naturelle (ce qu’oublie une interprétation objectiviste de la neurologie qui, parce qu’elle réussit admirablement, s’érige en « science de l’esprit »).

La conscience de cette tâche infinie devenue explicite avec les Grecs signifie aussi que rien de seulement empirique ou de donné, pas même les textes grecs, ne peut être considéré comme contenant le sens de ce développement, et que toutes les formes particulières qu’il prend et qui sont ses moments, par exemple telle philosophie, doivent être objets de critique et doivent être repris toujours à nouveaux frais, en fonction de l’idée de cette fin ultime qui leur donne sens. Et en effet on ne peut comprendre ces moments particuliers qu’en les rattachant à cette fin, tandis qu’un esprit étranger à cette finalité, s’il les considère seulement d’un point de vue historique et empirique, ne verra jamais leur sens : ainsi la critique husserlienne de Descartes permet de retrouver un Descartes exigeant qu’une interprétation universitaire avait fait objectiviste ! La grandeur d’une nouvelle philosophie se mesure à la lumière qu’elle apporte sur les précédantes et non au fait qu’elle les rendrait obsolètes.

La conférence de 1935 esquisse l’idée d’une humanité fondée sur la compréhension de la vérité. C’est dire que l’école est l’essence de l’humanité, si du moins on entend le terme d’école au vrai sens : l’école a pour fin d’instruire, et non d’inculquer des valeurs, c’est-à-dire des préjugés sociaux ou moraux. L’humanité alors est libre par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui les traditions culturelles. Pour le comprendre, il suffit peut-être de se rappeler que la vérité apparaît et qu’elle illumine l’esprit, lorsqu’il distingue le monde et la représentation que les hommes s’en font. Le « tout est eau » de Thalès accomplit cette rupture, qui n’est pas d’abord objectiviste, mais qui est l’expression de la rationalité de la pensée. Cette proposition signifie d’abord que ce ne sont plus les prêtres et les politiques, ou la tradition, qui nous disent ce qu’est le monde. Dorénavant toute découverte doit donc à son tour être l’objet d’une critique. Ainsi s’est d’un coup trouvé lancée la tâche infinie dont nous avons parlé : nous n’en aurons jamais fini de découvrir le monde. La vérité est maintenant l’horizon de l’histoire.

D’un seul et même mouvement l’humanité prend conscience d’elle-même comme communauté spirituelle et découvre le monde ou la nature, ou plutôt formule l’idée de nature, c’est-à-dire met en œuvre une science du monde qui ne se réduit plus à la vision subjective et culturelle du monde imposée par exemple par la religion de la cité. La philosophie, c’est le contraire d’une vision du monde. L’idée qui anime cette humanité « européenne », c’est la philosophie: ainsi la conférence de Husserl conclut sur la fonction « archontique » de la philosophie. Ce n’est pas le règne des philosophes, devenus hommes de pouvoir ou se mêlant de politique (alors au contraire c’est la trahison des clercs caractéristique du XX° siècle). C’est la rationalité, principe de l’histoire européenne : l’idéalité comme principe. N’est-ce pas là une profonde reprise de La république de Platon ? Mais si les philosophes eux-mêmes deviennent objectivistes, alors tout est perdu et l’on s’enfoncera dans la crise. Husserl n’a fait cette conférence que parce qu’il savait que le sort du monde dépend de la vigilance des philosophes.


Notes
(1) Vienne 7 mai 1935 , Traduction Ricoeur. Édition bilingue chez Aubier.
(2) Cf. à la fin de la conférence, les propos de Husserl sur la haine de l’esprit, la haine de la raison : la misologie (cf. Phédon).
(3) Nous ne pouvons dire « sciences de l’homme », puisque la question est de savoir si ces prétendues sciences sont ou non sorties de l’illusion qu’analyse Husserl, si elles ont retrouvé l’esprit.
(4) Cf. p.41
(5) p.45
(6) Cf. La voie romaine de Rémy Brague.
(7) Cf. après la guerre, Léo Strauss, Droit naturel et histoire, et sa critique de Max Weber et de tous les relativismes qui conduisent à un irrationalisme en matière de politique, et la nécessité de revenir à la philosophie politique antique.
(8) Les anciens voient en lui le père du cosmopolitisme cynique, totalement libéré des croyances de la cité.
(9) p. 33.


Jean-Michel MUGLIONI

Khâgne Louis-le-Grand. Paris.

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