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Pascal
Pierre
Magnard,
Professeur de Philosophie à la Sorbonne,
Pascal ou l'art de la digression
Éditions Ellipses, Paris, 1997
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Un extrait :
Qui suis-je ?
« Qu'est-ce que le moi?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est
mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à
moi en particulier; mais celui qui aime quelqu'un à
cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite
vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne,
fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement,
pour ma mémoire, m'aimera-t-on? moi? Non, car je puis
perdre ces qualités sans me perdre moi-même.
Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni
dans l'âme? et comment aimer le corps ou l'âme,
sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait
le moi, puisqu'elles sont périssables? car aimerait-on
la substance de l'âme d'une personne, abstraitement
et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut
et serait injuste.
On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour
des charges et des offices, car on n'aime personne que pour
des qualités empruntées. »
Pascal, Pensées,
fg 323/688 :
« Je me sens une malignité
qui m'empêche de convenir de ce que dit Montaigne, que
la vivacité et la fermeté s'affaiblissent en
nous avec l'âge. Je ne voudrais pas que cela fût.
Je me porte envie à moi-même. Ce moi de vingt
ans n'est plus moi. »
Pascal, Pensée inédite,
découverte par Jean Mesnard
et publiée dans l'édition
Lafuma, l'lntégrale, Le Seuil, 1963 :
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Commentaire :
Avant que Nietzsche ait dénoncé
la « fiction grammaticale »
qui incite, sans l'y autoriser, tout un chacun à dire
« moi » et à
se prévaloir de ce pronom pour en faire le principe
de ses pensées et de ses actes, Montaigne
et Pascal s'étaient interrogés
sur le bien-fondé d'une telle hypostase. Querelle de
mots, disait Montaigne, «
la question est de parole et se paie de même. Une pierre
c'est un corps mais qui presserait
: Et corps qu'est-ce? - Substance - Et substance quoi? ainsi
de suite, acculerait en fin le répondant au bout de
son calepin » (op. cit.
p.1069).
Les fantômes métaphysiques se résolvent
en expédients syntaxiques, qui relèvent du seul
vocabulaire. À analyser quelque notion que ce soit,
Pascal éprouve la même déconvenue : «
Un homme est un suppôt, mais si on l'anatomise, sera-ce
la tête, le coeur, l'estomac, les veines, chaque veine,
chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ?
Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne,
mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons,
des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis,
des jambes de fourmis à I'infini. Tout cela s'enveloppe
sous le nom de campagne » (115/65).
Cette remise en cause d'une logique de I'inhérence
qui loge les prédicats dans un sujet, détache
les qualités du substrat, auquel on la voudrait imputer,
pour faire apparaître le caractère aussi précaire
qu'aléatoire de leur rencontre, tout aussi prompte
à se défaire qu'à se nouer. Or à
quoi peut tenir I'identité du «moi
», si ce n'est à I'indissociable
conjonction de certaines propriétés? Que cette
unité se défasse, il n'est plus de subsistance
dont puisse se recommander cette identité.
Le « moi » démystifié,
la personne se réduit au personnage, dont la condition
se ramène à un rôle bien joué et
à des qualités empruntées. Ainsi le veut
la société, qui n'a d'égard que pour
« l'hermine» (82/44)
et pour la « brocatelle »
(315/89), non par frivolité mais par impuissance à
pénétrer intus et in cute
le mystère de l'âme humaine.
II faut en prendre son parti et qui ne veut s'en aviser passe
en folie les plus extravagants pensionnaires de cet «hôpital
de fous» (331/533) qu'est la cité
des hommes. Ayons considération pour la parure : «cet
habit est une force» (315/89), car
"c'est montrer qu'un grand nombre de gens travaillent
pour soi » (316/95). Ce théâtre
de vanité ne laisse pas cependant d'inquiéter
quiconque s'interroge sur la fiabilité du portrait.
Saisi sur le vif comme sur le mort, le portrait devient un
tableau (26/578) en ajoutant couche après couche, comme
s'il superposait les esquisses, tandis que le moraliste cherche
à dépouiller un à un les masques accumulés
aux différents âges de la vie, sans se douter
que le dernier masque ôté, il n'est plus de visage.
Ceux qui jetaient en plâtre le défunt, savaient
qu'il n'est de portrait vrai que pris du mort. La vie serait
cette conduite de deuil qui nous achemine à notre vérité:
«J'ai des portraits, disait
Montaigne, de ma forme de vingt-cinq
et de trente-cinq ans ; je les compare à celui d'asteure
: combien de fois ce n'est plus moi»
! (op. cit. p. 639). Plus
nostalgique Pascal confie : «Ce moi de vingt
ans n'est plus moi».
Pierre Magnard
Pascal ou l’art de la digression,
p. 38-39 |
Autres extraits :
Coeur
et raison - Qui suis-je
?
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