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Pierre Magnard,
Professeur de Philosophie à la Sorbonne,


Pascal ou l'art de la digression

Éditions Ellipses, Paris, 1997

Un extrait :
Coeur et raison

" Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune que celles que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'iI y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison - qui voudrait juger de tout - mais non pas à combattre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire, plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. "

Pensées, fg 282/110


Commentaire :


Le coeur et la raison, deux instances distinctes, disjointes, concurrentes, parfois complémentaires, parfois antagonistes. Ergoteuse, quémandeuse, procédurière, ]a raison éprouve son impuissance aux choses de la vie; entre la veille et le songe, elle ne saurait trancher; elle ne décide davantage des choses de l'amour: « On ne prouve pas qu'on doit être aimé en exposant d'ordre les causes de l'amour; cela serait ridicule» (283/298). Du beau non plus, elle ne saurait discourir.

De cette impuissance à prouver en tant de domaines vitaux, on ne saurait induire une incertitude générale de nos connaissances, comme le font les pyrrhoniens, mais plutôt l'urgence de déplacer la certitude d'une raison faible, par elle-même incertaine, à un sentiment vigoureux, que Pascal, s'inspirant d'une tradition biblique, patristique et spirituelle, impute au « coeur ». Expression de notre être au monde, le coeur est la faculté des principes: c'est par lui que nous sommes à l'espace et au temps, au nombre et au mouvement, par lui aussi que nous sommes à Dieu, ressentant immédiatement, outre les quatre dimensions de l'existence, cette dépendance qui nous assure et qui nous fonde. Dès lors, le concours entre les deux facultés ne manque pas d'apparaître: toujours le coeur subvient au défaut du discours, pour combler ses lacunes, lorsque l'induction hésite, et surtout pour fournir ses prémisses à la déduction.

Faible en dehors de son ordre, la raison devient forte, quand elle peut suspendre ses chaînes d'arguments aux données immédiates du sentiment. « Humilier la raison» n'est donc ni pyrrhonisme, ni surtout misologie ; cette attitude procède de la volonté d'en bien user, sachant qu'elle se perd à ne pas savoir se soumettre quand il le faut et qu'elle tient sa force de sa dévotion aux principes: « il faut savoir douter où il faut, écrit Pascal, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison» (268/170). La certitude n'en est alors que plus solide, quand elle est le fait de celui qui, à la fois pyrrhonien, géomètre et chrétien, compose opportunément doute, assurance et soumission.

Cette soumission à ce que le sentiment révèle n'est au demeurant que le bon usage de la raison, jamais plus raison que lorsqu'elle rend ses armes à l'inspiration: « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela» (267/188). Pourquoi faut-il cependant que si rares soient les choses connues par le coeur? La raison est alors notre bâton d'aveugle. Qu'elle en prenne donc son parti.

Pierre Magnard
Pascal ou l’art de la digression, pp.50-51


Autres extraits :

Disproportion de l'homme - Qui suis-je ?