Un extrait
:
Coeur et raison
" Nous connaissons la vérité non seulement
par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière
sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est
en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie
de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour
objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne
rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons
de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre
chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude
de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.
Car les connaissances des premiers principes: espace, temps,
mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune que celles
que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances
du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie
et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'iI
y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont
infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point
deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre.
Les principes se sentent, les propositions se concluent et
le tout avec certitude quoique par différentes voies
- et il est aussi inutile et aussi ridicule que le coeur demandât
à la raison un sentiment de toutes les propositions
qu'elle démontre pour vouloir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier
la raison - qui voudrait juger de tout - mais non pas à
combattre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raison
capable de nous instruire, plût à Dieu que nous
n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions
toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature
nous a refusé ce bien; elle ne nous a donné
que très peu de connaissances de cette sorte; toutes
les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.
"
Pensées, fg 282/110
|
Commentaire :
Le coeur et la raison, deux instances distinctes, disjointes,
concurrentes, parfois complémentaires, parfois antagonistes.
Ergoteuse, quémandeuse, procédurière,
]a raison éprouve son impuissance aux choses de la
vie; entre la veille et le songe, elle ne saurait trancher;
elle ne décide davantage des choses de l'amour: «
On ne prouve pas qu'on doit être aimé
en exposant d'ordre les causes de l'amour; cela serait ridicule»
(283/298). Du beau non plus, elle ne saurait discourir.
De cette impuissance à prouver en tant de domaines
vitaux, on ne saurait induire une incertitude générale
de nos connaissances, comme le font les pyrrhoniens, mais
plutôt l'urgence de déplacer la certitude d'une
raison faible, par elle-même incertaine, à un
sentiment vigoureux, que Pascal, s'inspirant d'une tradition
biblique, patristique et spirituelle, impute au «
coeur ». Expression de notre être
au monde, le coeur est la faculté des principes: c'est
par lui que nous sommes à l'espace et au temps, au
nombre et au mouvement, par lui aussi que nous sommes à
Dieu, ressentant immédiatement, outre les quatre dimensions
de l'existence, cette dépendance qui nous assure et
qui nous fonde. Dès lors, le concours entre les deux
facultés ne manque pas d'apparaître: toujours
le coeur subvient au défaut du discours, pour combler
ses lacunes, lorsque l'induction hésite, et surtout
pour fournir ses prémisses à la déduction.
Faible en dehors de son ordre, la raison devient forte, quand
elle peut suspendre ses chaînes d'arguments aux données
immédiates du sentiment. « Humilier la
raison» n'est donc ni pyrrhonisme, ni surtout
misologie ; cette attitude procède de la volonté
d'en bien user, sachant qu'elle se perd à ne pas savoir
se soumettre quand il le faut et qu'elle tient sa force de
sa dévotion aux principes: « il faut
savoir douter où il faut, écrit Pascal, assurer
où il faut, en se soumettant où il faut. Qui
ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison» (268/170).
La certitude n'en est alors que plus solide, quand elle est
le fait de celui qui, à la fois pyrrhonien, géomètre
et chrétien, compose opportunément doute, assurance
et soumission.
Cette soumission à ce que le sentiment révèle
n'est au demeurant que le bon usage de la raison, jamais plus
raison que lorsqu'elle rend ses armes à l'inspiration:
« La dernière démarche de la raison
est de reconnaître qu'il y a une infinité de
choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne
va jusqu'à connaître cela» (267/188).
Pourquoi faut-il cependant que si rares soient les choses
connues par le coeur? La raison est alors notre bâton
d'aveugle. Qu'elle en prenne donc son parti.
Pierre Magnard
Pascal ou l’art de la digression,
pp.50-51
|