|
Retour à Pascal
Pierre
Magnard,
Professeur de Philosophie à la Sorbonne,
Pascal ou l'art de la digression
Éditions Ellipses, Paris, 1997
|
Un extrait :
Disproportion de l'homme
72/ 199. « Que l'homme contemple donc la nature entière
dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne
sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette
éclatante lumière mise comme une lampe éternelle
pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse
comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit,
et qu'I s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même
n'est qu'une pointe très délicate à l'égard
de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament embrassent.
Mais si notre vue s'arrête là, que l'Imagination
passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que
la nature de fournir. Tout le monde visible n'est qu'un trait
imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle Idée
n'en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà
des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes au
prix de la réalité des choses. C'est une sphère
infinie dont le centre est partout et la circonférence
nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible
de la toute puissance de Dieu que notre imagination se perde
dans cette pensée.
Que l'homme, revenu à soi, considère ce qu'il
est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré
et que de ce petit cachot où Il se trouve logé,
j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre,
les royaumes, les villes, les maisons et soi-même à
son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant,
qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les
plus délicates, qu'un ciron lui offre dans la petitesse
de son corps des parties incomparablement plus petites, des
jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du
sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes
dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant
encore ces dernières choses, Il épuise ses forces
en ces conceptions et que le dernier objet où il peut
arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera
peut-être que c'est là l'extrême petitesse
de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme
nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible,
mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature
dans l'enceinte de ce raccourci d'atome, qu'il y voie une
Infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses
planètes, sa terre, en la même proportion que
le monde visible, dans cette terre des animaux et enfin des
cirons, dans lesquels Il retrouvera ce que les premiers ont
donné... »
|
Commentaire :
« Disproportion de l'homme », titre Pascal.
Dans un monde clos, celui-ci était le module de l'architecture
cosmique, l'étalon de mesure à quoi tout était
rapporté. La mise en oeuvre de la lunette astronomique,
puis du microscope, accrédite la thèse de l'infinitisme
physique. Confronté au double infini de grandeur et
de petitesse, l'homme n'est plus le moyen terme de la proportion,
qui assurait la commensurabilité de toutes les parties
du monde entre elles: entre l'infini et le néant, il
n'y a pas de milieu. «Infiniment éloigné
de comprendre les extrêmes» de grandeur
et de petitesse qu'il devine plutôt qu'il ne les voit,
l'homme doit confesser qu'il n'est plus ce microcosme homologue
à l'univers, comme l'eût voulu la tradition,
non plus que cette copula mundi capable de mettre en rapport
les choses les plus éloignées et les plus différentes,
comme si elles tombaient sous son «alliance».
Bien plus, les différentes approches de la réalité
physique ne sont pas comparables entre elles, même si
elles sont isomorphes. De l'atome à l'étoile,
la structure est la même: le ciron porte en lui ses
constellations. Cette mise en abîme d'une même
disposition, qui se répète à l'infini,
n'est cependant que vertigineuse écholalie, insignifiante
monotonie, absurde homologie.
La disproportion tient à ce que les différentes
approches du réel relèvent d'ordres de grandeur
différents. On ne saurait rendre raison de l'étoile
à partir de l'atome; les réalités d'un
ordre donné - points, lignes, surfaces, solides le
montrent - s'effacent devant celles d'un ordre supérieur.
La « cironalité universelle»
est l'aveu d'une invincible démesure, quand le fini
abrite l'infini. Infini et néant étant en définitive
fonction de l'approche qu'on en a, il n'est rien qui ne puisse
être considéré tour à tour comme
immense ou comme infime; il n'est de grandeur qui ne puisse
être, sous quelque rapport, considérée
comme nulle, de néant qui ne puisse être pris
pour un infini. De l'immense à l'infime, il n'y a pas
d'échelle, ni de proportion continue, car, quelque
position qu'on aît, l'immense peut devenir l'infime
ou l'infime l'immense selon ce à quoi on le rapporte.
En résulte l'image d'un monde cassé, d'un cosmos
éclaté: une isomorphie structurale entre l'infime
et l'immense accuse l'impossibilité de composer le
cosmos, quand une égalité sans rime ni raison
rapproche sans les proportionner l'atome et l'étoile.
Absurdement l'univers se reflète indéfiniment
dans l'espace et dans le temps, pour la plus grande confusion
d'un homme capricieusement ballotté de Brobdignac à
Lilliputt. Cet homme ne saurait ni se comparer, ni même
se situer, ni a fortiori chercher à
déterminer sa mesure. De vrai, la découverte
des deux infinis, c'est bien la prise de conscience de la
«disproportion de l'homme» qui,
lorsqu'il cesse d'être module cosmique, n'a plus rien
qui l'assure de vivre en sagesse et santé. Le cosmos
éclaté, c'est aussi l'homme atomisé.
Pierre Magnard,
Pascal ou l’art de la digression,
pp.46-47
|
Autres extraits :
Coeur et raison -
Qui suis-je ? |
|
|