Lire un extrait,
pp. 121-124:
« Est-il cependant si fortuit que le premier philosophe
ait été ce sorcier? À la suite de Socrate,
la plupart des philosophies n'ont-elles pas fait que mettre
en oeuvre une logique sinon pour fonder les conditions du
bonheur, du moins pour donner un sens à l'existence?
Alors même que la seule attente du bonheur lui avait
paru compromettre la pureté de la vertu, Kant n'en
avait-il pas été réduit lui aussi à
espérer un autre monde que celui de notre connaissance,
une autre vie pour l'âme au-delà de la mort,
un être dont l'omniscience la jugerait en vérité
et dont la toute-puissance la récompenserait à
proportion de ses mérites? Au point qu'une telle espérance
fût même inséparable de toute intention
morale, sa logique n'avait-elle pas dû se borner pour
ouvrir un champ à la croyance? Les postulats de la
raison ne font-ils pas alors que remplir chez Kant le même
office que nous avons vu les mythes exercer chez Platon?
Pour peu qu'on s'y rende attentif, on ne peut qu'être
saisi par les similitudes qui rendent comparable «la
cure chamanistique» relatée par Lévi-Strauss
(1) et la thérapie logique à laquelle nous avons
vu Socrate se livrer. Ici et là il s'agit d'une délivrance.
Ici et là il n'y a d'autre efficacité que celle
du langage. Ici et là le langage opère par «
incantations » (2). Ici et là il s'agit de rendre
à sa véritable destination une âme qui
en a été détournée (3). Ici et
là le chaman recourt à des mythes (4). Ici et
là, c'est la croyance qui produit la guérison.
Ici et là la croyance est suscitée par un même
procédé: comme on reprise un tissu effiloché,
il s'agit d'un ravaudage logique. Il s'agit d'insérer
dans la trame logique d'un récit une situation, des
sensations, des sentiments d'autant plus douloureux qu'ils
semblaient plus étranges, et d'autant plus étranges
qu'ils paraissaient incompréhensibles (5). Comme Socrate,
le sorcier remédie à cette détresse de
l’effarement en faisant de l'expérience vécue
le double ou l'image d'une expérience logique qui lui
sert de modèle. Après quoi Socrate comme le
sorcier anticipe l'expérience que devra vivre l'âme
douloureuse pour accéder à sa délivrance
(6).
Peut-être pourrait-on d'ailleurs ordonner les diverses
philosophies d'après l'expérience que leur logique
entreprend d'élucider en la rationalisant. Comme la
cure chamanistique paraissait à Lévi-Strauss
anticiper la psychanalyse, on en serait conduit à se
demander si l'histoire de la philosophie ne fut pas comme
une longue psychanalyse de la conscience occidentale. Toutefois,
comme entre la première et la deuxième philosophie
de Platon, on serait alors amené à distinguer
deux styles de philosophie. Tandis que les philosophies proprement
chamaniques feraient de leur logique une initiation à
la vie bienheureuse, les philosophies de la lucidité
se borneraient à décrire et à élucider
le malheur de la conscience, sans prétendre remédier
à l'irrémédiable. Qu'elles le sachent
ou non, toutes les logiques de la promesse et de la prophétie
se situent dans la postérité de Socrate: ce
sont des philosophies de l'espérance. Plus rares, sans
eschatologie ni mythologie, celles qui se limitent à
décrire et à élucider l'expérience
de la conscience, de l'attente et de la séparation,
ont leur ascendance dans la dernière philosophie de
Platon. Toutes sont filles du malheur. Mais alors que les
premières n'attendent de la vérité que
de pourvoir chaque individu d'une méthode pour le bonheur,
les secondes n'attendent pas de la vérité qu'elle
soit réconfortante. Il leur suffit de comprendre que
la conscience n'est séparée de son objet que
parce qu'elle est désunie d'elle-même, et d'élucider
le sens de cette originaire désunion. Promesses de
réconciliation, les premières développent
toujours aussi une philosophie de l'immédiation. À
l'inverse, identifiant la vie à une tendance et la
conscience à l'attente ou au désir, les secondes
font de la médiation la réalité même.
Pas plus ne peut finir l'attente que ne finit la médiation,
et pas plus ne peut finir la médiation que ne finit
la vie. »
Notes :
(1) Cf. C. Lévi-Strauss,
Anthropologie structurale,
chap. X : « L'efficacité symbolique »,
Paris, 1958, p. 205-220. Il s'agit d'un « grand texte
magico-religieux» publié, en 1947 par M. Holmer
et H. Wassen, reproduisant le discours d'un sorcier d'une
tribu Cuna, au Panama, pour apaiser les douleurs et faciliter
un accouchement difficile.
(2)
Ibid., p. 205-206.
(3)
Ibid., p. 209 4.
(4)
Ibid., p. 217-218 : « Que la mythologie
du shaman ne corresponde pas à une réalité
objective n'a pas d'importance: la malade y croit, et elle
est membre d'un société qui y croit. »
(5)
Ibid., p. 218: « Le shaman fournit à
sa malade un langage dans lequel peuvent s’exprimer
immédiatement des états informulés, et
autrement informulables. »
(6)
Ibid., p.219
Nicolas Grimaldi
Socrate, le sorcier,
P.U.F. Paris, 2004, pp. 121-124