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Philippe FONTAINE
Le statut du végétal dans la Philosophie de
la Nature chez Hegel
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Plan analytique
Introduction :
II y a un paradoxe de la dialectique hégélienne
: niant l'évolution des espèces, le développement
est essentiellement celui du concept ; mais, par ailleurs,
ce développement est illustré selon la métaphore
privilégiée de la croissance végétale,
de la germination, selon laquelle ce qui est contenu en germe
annonce et préfigure tout accomplissement possible.
Il s'agit ici d'éprouver cette grille de lecture selon
laquelle l'accomplissement de l'Idée est à comprendre
selon le modèle de la maturation d'un organisme, et,
par là, rendre justice à cette partie souvent
méconnue du système hégélien,
(p. l)
Justification de la place de la philosophie de la
nature dans le système hégélien :
La seule "évolution" pensable, pour Hegel,
est celle du concept ; la gradation des formes naturelles
relève d'une nécessité d'ordre conceptuel
: ce n'est pas tant la nature qui évolue que le concept.
En un sens, il n'y a donc pas, stricto sensu
, de "dialectique de la nature". La nature organique
n'a pas d'histoire. Mais cette thèse rend d'autant
plus étonnante l'insistance de la métaphore
végétale comme paradigme du développement
dialectique, y compris pour ce qui concerne le concept, et
alors même que celui-ci se pose comme la vérité
du moment naturel, (p. l à 4).
La récurrence de la métaphore
organiciste :
II nous semble en effet possible de montrer l'existence d'une
tension, à ce sujet, entre ce que la pensée
spéculative définit thématiquement et
ce qui l'anime de manière diffuse. La dialectique hégélienne
ne saurait se comprendre sans référence à
la téléologie qui l'anime, et qui détermine
le système comme développement d'un germe. Le
moteur de la dialectique est l'inquiétude, et l'inquiétude
est "vivante", au sens où la vie est médiatisation
avec elle-même, (p. 4 à 9).
La Nature est la vie "en" elle-même,
mais non "pour" soi-même :
Ce qui vit dans la nature n'est pas sujet de son advenir,
et ne relève pas encore d'un soi se posant lui-même.
L'analyse des §§ 343 à 349
de l'Encyclopédie des sciences
philosophiquesmontre que l'organisme végétal
ne peut pas encore s'élever au stade de la "subjectivité
concrète singulière" (qu'atteindra l'organisme
animal). Analyse comparative de l'organisme végétal
et de l'organisme animal. Manque d'unité interne de
l'organisme végétal, absence de sentiment, absence
d'intériorité. La structure de la plante est
telle que celle-ci n'est pas encore libérée
de l'individualité pour devenir subjectivité,
(p. 9 à 15).
Le champ de la nature se caractérise
par sa détermination selon
l'élément de l'extériorité :
Le naturel se définit par une extériorité
réciproque indéfinie, c'est-à-dire par
la Nécessité. L'ordre de la Nature est celui
de la nécessité,nécessité sur
laquelle l'organisme végétal remporte une première
victoire, puis l'organisme animal d'une manière plus
effective et poussée.
La Nature réalise donc l'Idée, mais encore inconsciente
d'elle-même, et sur le mode de l'aliénation :
la Nature est l'Idée comme autre que soi, et ainsi
travaillée de l'intérieur par cette contradiction.
Mais ce n'est pas la Nature elle-même qui peut lever
cette contradiction, car le monde naturel ne fait que retourner
constamment sur lui-même, dans la circularité
d'une clôture qui interdit tout dépassement de
soi. L'innocence de la "religion des fleurs" se
trouve ainsi relevée par l'entrée en scène
de la culpabilité, inhérente à la religion
des animaux.. (p. 15 à 20).
Le végétal se définit par l'impossibilité
de rompre son attache avec le milieu , du fait notamment des
exigences de la nutrition. Comparaison entre l'enfant et la
plante. Le § 344 de l’Encyclopédie
détaille les caractéristiques de la plante :
absence de mouvement, absence d'intériorité,
absence de motricité volontaire, absence de comportement
prédateur, absence de sentiment, etc...
En tant que substance paisible, la plante, dépourvue
de toute opposition intérieure, ignorant tout déchirement
interne, est arrachée à elle-même, vers
l'extérieur, par la lumière. C'est en quoi le
procès de sa formation est une extériorisation
en quelque sorte forcée, un "désaisissement",
(p. 20 à 24).
Le processus de "désaisissement"
de l'organisme végétal :
Ce processus est transsubstantiation (c'est-à-dire
assimilation de substances nutritives étrangères)
; mais le processus vital est aussi "médiation
avec lui-même" selon trois moments: a) séparation
d'avec l'extérieur mais aussi différenciation
interne ; b) croissance comme production de nouvelles formations
organiques ; c)production d'un nouvel individu-plante, (p.
24)
Mais ce processus n'est qu'interne et doit être complété
par l'analyse du deuxième processus, processus de structuration
se spécifiant vers l'extérieur, (p. 24-25) En
lui-même le processus de croissance est démesuré,
prolifération sans mesure ; c'est donc par le processus
du genre comme différenciation sexuelle que s'opère
une "inhibition" de la croissance, (p. 25-26).
Conclusion :
Ce qui est en jeu ici, nous semble-t-il, n'est pas seulement
la question de l'organisme dans son développement hiérarchisé,
mais aussi l'incapacité de la langue abstraite de l'entendement
à énoncer la signification du processus dialectique
de la vie. D'où l'insistance de la métaphore
végétale, organique, vitale, dans l'ensemble
du discours hégélien. S'il est donc nécessaire,
selon l'injonction la plus constante du philosophe, d'opposer
la véritable vie comme Esprit à la vie "formelle"
de la nature, il convient pourtant de nuancer cette opposition
: "en soi", la Nature est déjà Esprit,
car elle est un moment de la réalité effective
de son devenir. L'opposition de la Nature et de l'Esprit n'est
donc pas substantielle, (p. 27-28).
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Texte intégral
de l'article :
Philippe Fontaine,
Le Statut du végétal dans la Philosophie
de la nature chez Hegel
Naturphilosophie.
"Es wird noch geraume Zeit vergehen,
ehe es ganz ohne Flunkern darin abgeht."
Hegel : Notes et fragments , Iena 1803-1806
Le végétal ne semble guère
avoir retenu l'attention de la philosophie, sinon à titre
de "moment" inférieur dans le processus dialectique
constitutif de la vie au sens le plus large. Sans doute l'absence
de la conscience, au stade du végétal, explique-t-il
un tel désintérêt. Et il serait fort surprenant,
dans cette perspective, qu'une dialectique spéculative
du type de celle de Hegel fasse exception à ce principe
de subordination ontologique de la nature par rapport à
l'esprit. De fait, la supériorité de l'esprit
sur la nature n'est jamais mise en question par Hegel. Pour
autant, il y a un paradoxe de la dialectique hégélienne,
qui tient à ce que, d'une part, Hegel nie l'évolution
des espèces : le développement , l'évolution,
la métamorphose, sont le monopole du concept , mais,
d'autre part, la manière dont Hegel conçoit la
dialectique de l'Idée ainsi que le développement
du concept semble prédéterminés selon le
schéma d'une métaphore privilégiée,
qui n'est autre que celle de la croissance végétale,
le développement qui mène du gland au chêne,
de la graine à la plante. Il nous semble fécond
d'interroger la métaphore de la germination, à
l'oeuvre dans le discours hégélien, et selon laquelle
ce qui est contenu en germe préfigure et annonce tout
accomplissement possible. L'accomplissement de l'Idée
est à comprendre selon le modèle de l'accomplissement
d'un organisme.
Nous voudrions ici à la fois vérifier la légitimité
d'une telle hypothèse de lecture, mais ausi, le cas échéant,
en comprendre le sens , ce qui nécessite de fixer avec
précision le statut du végétal dans la
dialectique hégélienne. Enfin, cette analyse approfondie
du statut du végétal, à laquelle nous voudrions
nous consacrer ici, permettra de rendre justice à cette
section , injustement méconnue, de la dialectique spéculative
hégélienne.
Le végétal prend place, dans l'économie
du système hégélien, au sein de la philosophie
de la nature. Les structures du végétal sont conceptuellement
éclairées dans la Philosophie de la Nature , second
moment, après la Logique, et avant la Philosophie de
l'esprit, de l'Encyclopédie des sciences philosophiques.
La question préjudicielle à toute analyse du végétal
est donc celle-ci : si la pensée philosophique n'est
que le déploiement du concept et la reprise, par le concept,
de la réalité élevée à sa
signification idéelle, la nature ne doit-elle pas apparaître
comme la négation du concept, ou ce qui lui échappe
radicalement, en tant que l'esprit est la négation de
la nature ? Quel intérêt, dès lors, la pensée
philosophique pourrait-elle trouver à l'analyse du processus
naturel en général, de la nature comme processus,
et, singulièrement, du règne végétal
? Cet argument est sans doute à l'origine du discrédit
dont fait l'objet, chez les interprêtes, au sein du corpus
hégélien, la philosophie de la nature, d'autant
que l'analyse hégélienne s'appuie sur les données
scientifiques de l'époque, et à ce titre, passe
souvent pour frappée d'obsolescence. Il nous paraît
pourtant que ce mépris relatif à l'encontre d'une
pièce essentielle dans la construction spéculative
hégélienne condamne à méconnaître
le sens de l'architecture dans son ensemble. La compréhension
du sens d'être de l'être naturel, en tant que moment
de sens articulé dans le système dialectique,
est non seulement nécessaire à l'intelligence
du tout, mais même , comme nous voudrions le montrer ici,
permet d'éclairer le sens d'un schème directeur,
qui organise le discours hégélien aux autres niveaux
de son développement.
Hegel a admis que la nature était un tout et que son
développement comportait des degrés ; mais il
a contesté l'existence des changements progressifs dont
la nature est le théâtre et soutenu qu'elle ne
connaissait qu'une répétition uniforme faisant
cercle. Il ne s'est pas prononcé moins fermement contre
l'évolution .Un des thèmes les mieux assurés
de sa philosophie de la nature est que la nature comme telle
n'évolue pas : cette dernière doit être
considérée comme un système d'étapes,
ou de degrés, chacun découlant nécessairement
du précédent. Ces degrés ne résultent
pas naturellement l'un de l'autre, mais sont le fruit de l'Idée
extérieure qui constitue le fondement de la nature :
"La nature, écrit Hegel, doit être entendue
comme un système de degrés, dont chacun procède
nécessairement de l'autre, non cependant de telle sorte
que chacun serait engendré naturellement par l'autre,
mais dans l'idée intérieure, qui est le fondement
de la nature. Le mouvement de l'idée de nature consiste
pour elle à sortir de son immédiateté pour
aller en elle-même, se supprimer elle-même et devenir
esprit." Hegel réserve ainsi la "métamorphose",
c'est-à-dire l'évolution, au concept, et, à
titre exceptionnel , à l'individu évoluant dans
le monde du vivant. Le point est ici que , considérée
dans son ensemble, la nature laisse apparaître une gradation,
dont la nécessité est d'ordre conceptuel : "
En posant, écrit Hegel, l'existence de trois règnes,
le minéral, le végétal et l'animal, nous
pressentons dans cette gradation une nécessité
interne d'ordre conceptuel, sans nous contenter de la représentation
pure et simple d'une finalité extérieure. Même
dans la variété des formations à l'intérieur
de chaque règne, l'intuition réfléchie
pressent l'intervention d'une directive sprirituelle, d'où
une progression rationnelle dans la formation des montagnes,
de même que dans les séries animales et végétales."
Si, cependant, la nature est un concept extériorisé,
si l'extérieur est inséparable de l'intérieur,
on ne voit pas très bien comment le concept pourrait
évoluer "au sein" de la nature sans que celle-ci
(qui lui sert d'"enveloppe") n'évolue en lui.
En fait, Hegel veut signifier que ce n'est pas tant la nature
qui évolue que le concept. Cette question est celle du
sens qu'il peut y avoir à parler d'une "dialectique"
de la nature. De fait, une telle formulation fait problème
; car elle pourrait laisser penser qu'il est légitime
de parler d'une dialectique des processus naturels eux-mêmes,
dans leur réalité, dans leur effectivité.
Or ce n'est pas le cas, puisque "l'esprit de la Nature
est un esprit caché ; il ne se produit pas sous la forme
même de l'esprit ; il est seulement esprit pour l'esprit
qui le connaît, il est esprit en lui-même, mais
non pour soi-même." J. Hyppolite interprête
lui-même ce texte en ces termes : "La Philosophie
de la Nature , comme moment du développement phénoménologique,
n'est qu'un moment que la raison doit dépasser pour se
trouver vraiment elle-même. Il n'y a pas d'histoire de
la nature, mais une histoire de l'esprit." Hegel lui-même
précise au § 249 de la Philosophie de la nature
: "La nature est à considérer comme un système
de niveaux , chacun d'eux procédant nécessairement
de l'autre et représentant la plus prochaine vérité
de celui dont il est le résultat, non cependant de telle
manière que l'un serait nécessairement engendré
par l'autre, mais dans l'idée intérieure, celle
qui constitue le fondement de la nature. La métamorphose
n'appartient qu'au concept comme tel, l'altération de
ce dernier étant seule un développement."
L'évolution n'est donc pas celle de la nature, mais n'a
de sens que dans le développement qui est celui du concept.
. Ce développement, le passage de l'échelon inférieur
à l'échelon supérieur, la métamorphose
de la quantité en qualité, l'enrichissement concret,
tout cela est le monopole du concept : le complètement
d'un échelon au moyen de l'échelon précédent
représente la nécessité de l'Idée
; la variété des formes doit être conçue
comme nécessaire et déterminée , mais la
nécessité à l'oeuvre ici est celle du penser.
C'est bien en ce sens que "la nature organique n'a pas
d'histoire". Pour autant, le sens de cette processualité
, qui est celle du penser, relève d' un déploiement
qui s'apparente au développement du germe à partir
de la cellule initiale. En ce sens, on peut relever une véritable
insistance de la métaphore végétale comme
paradigme du développement dialectique, et ce, y compris
pour ce qui concerne le concept, alors même que ce dernier
se pose comme la vérité du moment naturel.
Dans la préface de la Phénoménologie de
l'Esprit , Hegel critique ainsi la "manière commune
de penser", qui, concevant l'opposition mutuelle du vrai
et du faux, "ne conçoit pas la diversité
des systèmes philosophiques comme le développement
progressif de la vérité ; elle voit plutôt
seulement la contradiction dans cette diversité. Le bouton
disparaît dans l'éclatement de la floraison, et
on pourrait dire que le bouton est réfuté par
la fleur. A l'apparition du fruit, également, la fleur
est dénoncée comme un faux être-là
de la plante, et le fruit s'introduit à la place de la
fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas
seulement distinctes, mais encore chacune refoule l'autre, parce
qu'elles sont mutuellement incompatibles. Mais, en même
temps leur nature fluide en fait des moments de l'unité
organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement
mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre,
et cette égale nécessité constitue seule
la vie du tout." Ce qui manque ici à la "manière
commune de penser" est sans conteste la compréhension
de la caractérisation de la nature spéculative
de l'Esprit absolu, que dévoile la description de l'esprit
qui revient à lui-même, selon le trajet circulaire
d'un retour à soi, après s'être perdu dans
son propre produit, la nature. En vérité, ce n'est
pas seulement la nature spéculative de l'Esprit absolu
que la manière commune de penser se condamne à
méconnaître, mais déjà le sens dernier
de la vie comme processus, de la processualité de la
vie elle-même, qui s'accomplit à travers un procès
d'"idéalisation", où les éléments
vivants se constituent comme unité substantielle : "Ceux
qui prétendent que ce qui porte en soi une contradiction
sous la forme de l'identité de contraires, est inexistant,
affirment implicitement l'inexistence de ce qui est vivant,
car la force de la vie et, plus encore, le pouvoir de l'esprit
consiste justement à poser en soi la contradiction, à
la supporter et à la surmonter. Poser et résoudre
la contradiction entre l'unité idéelle des membres
et leur séparation réelle, c'est justement en
cela que consiste le procesus de la vie, et la vie n'est qu'un
processus." La compréhension du processus de la
vie est ainsi inséparable de la compréhension
de la nature spéculative de l'esprit absolu. C'est pourquoi
nous voudrions montrer en quel sens la pensée spéculative
fonctionne comme une sorte d'organicisme généralisé,
de manière à exhiber l'existence d'une tension
entre ce que la pensée spéculative définit
thématiquement et ce qui l'anime de manière diffuse.
Ainsi, Hegel remarque que "c'est seulement lorsque nous
considérons l'esprit dans le processus décrit
de l'auto-effectuation de son concept, que nous le connaissons
en sa vérité (car la vérité signifie
précisément un accord du concept avec son effectivité).
Dans son immédiateté, l'esprit n'est pas encore
vrai, il ne s'est pas encore rendu objectif son concept, il
n'a pas encore transformé ce qui est présent en
lui de manière immédiate en quelque chose de posé
par lui, il n'a pas encore métamorphosé son effectivité
en une effectivité conforme à son concept. Le
développement total de l'esprit n'est rien d'autre que
son acte de s'élever lui-même à sa vérité,
et les facultés de l'âme, ainsi qu'on les appelle,
n'ont pas d'autre sens que celui d'être les degrés
de cette élévation. Par cette différenciation
de soi, par cette transformation de soi, par la reconduction
de ses différences à l'unité de son concept,
l'esprit, tout comme il est quelque chose de vrai, est quelque
chose de vivant, d'organique, de systématique, et c'est
seulement par la connaissance de cette nature qui est la sienne
que la science de l'esprit est pareillement vraie, vivante,
organique, systématique." Un tel texte atteste bien
la pertinence de la métaphore organiciste pour penser
la "vie de l'esprit". Certes, Hegel ne manque jamais
de dénoter la distinction sémantique entre les
différentes acceptions de la "vie" : la vie
de l'esprit n'est pas la vie naturelle. "D'une façon
générale, précise Hegel, la Vie doit être
entendue ici comme vie naturelle, en donnant à ces mots
un sens particulier, car ce qu'on appelle vie de l'esprit représente
un caractère particulier de celui-ci, celui par lequel
l'esprit s'oppose à la vie courante ; c'est ainsi encore
qu'on parle de la nature de l'esprit, alors que l'esprit n'a
rien d'une entité naturelle et est plutôt le contraire
de la nature."
Ces précautions , qui s'imposent en effet du fait de
la dualité fondamentale de sens du concept de "vie",
n'infirment en rien que le schème organique régit
à l'évidence le processus de l'auto-effectuation
du concept au point que la vérité de l'esprit
s'atteste de sa vie et de son organicité. C'est même
cette détermination organique de son auto-développement
qui en caractérise la téléologie interne,
conçue comme processus d'auto-limitation : en effet,
écrit Hegel, "pas plus qu'au commencement et dans
le cours de son développement, le concept n'est, à
la conclusion de celui-ci, dépendant de notre arbitraire.
Dans le cas d'une manière simplement ratiocinante de
considérer les choses, la conclusion apparaît,
certes, plus ou moins arbitraire ; par contre, dans la science
philosophique, le concept pose lui-même une limite à
son auto-développement par ceci qu'il se donne une effectivité
qui lui correspond pleinement. Déjà dans le vivant,
nous voyons cette auto-limitation du concept. Le germe de la
plante - ce concept présent sensiblement - clôt
son déploiement avec une effectivité égale
à lui, avec la production de la graine. La même
chose vaut de l'esprit ; son développement, lui aussi,
a atteint son but lorsque le concept de l'esprit s'est complètement
réalisé, ou - ce qui est la même chose -
lorsque l'esprit est parvenu à la conscience complète
de son concept. Mais cette auto-contraction en une unité
du commencement avec la fin - cette venue à soi-même
du concept dans sa réalisation effective - apparaît,
dans le cas de l'esprit, sous une forme encore plus achevée
que dans le cas du simple vivant ; car, tandis que, chez celui-ci,
la semence produite n'est pas la même que celle par laquelle
elle a été produite, dans l'esprit se connaissant,
ce qui est produit ne fait qu'un avec ce qui se produit."
Ce texte , on le voit, institue une véritable homologie
fonctionnelle entre le développement de l'esprit et le
processus naturel à l'aide de la figure du "germe"
(der Same ) et de la semence , en tant que représentation
du rapport à soi de l'esprit. La dialectique hégélienne
ne saurait se comprendre sans référence à
la nécessité de la téléologie qui
l'anime , et qui détermine le système comme développement
d'un germe. Cette figure du germe entre régulièrement
en scène dans la dialectique spéculative, et c'est
la signification de cette métaphoricité, on l'aura
compris, qui nous interesse ici . Tout se passe en effet comme
si, chez Hegel aussi bien que chez de nombreux autres philosophes,
ce qui ne peut s'énoncer dans la langue abstraite de
l'entendement requiert une sorte de métaphoricité.
Dans le système hégélien, la métaphore
reste encore naturelle, d'ordre végétal. La vie
de l'esprit est nommée à travers la vie naturelle,
où elle s'aliène et se perd. Cette marque du végétal
décrit la structure même de la vie, l'organisation
vivante du système hégélien. Un autre passage
de l'Encyclopédie établit un rapport d'homologie
entre le développement de l'esprit et celui de la vie
: "De même que, dans le cas du vivant en général,
tout est, de manière idéelle, déjà
contenu dans le germe, et est produit par celui-ci même,
non par une puissance étrangère, de même
aussi toutes les formes particulières de l'esprit vivant
doivent (nécessairement) se développer à
partir de son concept comme de leur germe." C'est ainsi
que la métaphore de la germination structure puissamment
le discours hégélien pour montrer en quoi l'explicitation
du concept peut être pensé selon l'image de la
différenciation organique. On retrouve ainsi cette métaphorique
à l'oeuvre dans les textes introductifs de l'Esthétique
: "La vie, une, écrit Hegel, qui circule dans l'arbre,
les feuilles et les fruits, constitue son concept, à
l'état de réalité vivante. Le germe contient
toutes les déterminations, mais elles n'y existent qu'en
soi. Il contient potentia tout ce qui, dans l'espace , apparaît
actu . Ce tronc, cette variété de feuilles, de
branches, cette odeur des fleurs, ce goût des fruits,
il n'y a rien dans l'arbre qui n'ait déjà été
dans le germe, et cependant dans celui-ci on ne discerne rien,
même à l'aide du microscope. Nous pouvons nous
représenter les déterminations existant dans le
germe comme des forces, d'une simplicité extrême."
C'est ainsi que le gland représente le concept , et que
l'arbre , qui en sortira, représente la réalité
: "Nous en avons un exemple dans le gland d'un arbre. Dans
le gland, ce tout petit point, qui n'est pas, il est vrai, un
point géométrique, dans ce petit corps qui est
une unité, dans laquelle n'existe encore aucune différenciation
ou qu'une différenciation insignifiante, se trouvent
déjà impliquées toutes les déterminations
du futur arbre. Tout l'arbre est contenu dans le gland selon
son idéalité. Quand le gland s'est développé
pour devenir un arbre, nous avons devant nous la réalité
du gland. Le gland, en tant que germe, est le concept, l'arbre
est la réalité. Tout le concept de l'arbre est
représenté par ce qui est son germe ; l'arbre
n'est que l'explicitation du concept, l'identité du concept
et de la réalité."
De la même manière, pour ce qui concerne le concept,
explique Hegel, aucune "incitation extérieure"
n'est requise à son développement, et nous assistons
"en spectateur" au développement de l'objet
qu'il détermine de manière immanente, par sa "nature
propre" : c'est l'"inquiétude" qui habite
l'esprit, qui "le pousse à se réaliser effectivement,
à déployer la différence présente
dans lui-même seulement de manière idéelle,
c'est-à-dire dans la forme contradictoire de l'absence
de différence." L'inquiétude par laquelle
toute forme donnée est poussée à se dépasser,
selon la nécessité d'une "poussée",
d'une "pulsion" immanente constitutive de la nécessité
de sa transcendance, cette inquiétude est ainsi la négativité
comme telle. L'immanence est travaillée de l'intérieur
par une inquiétude par laquelle l'esprit du monde devient.
Cette inquiétude est d'abord vivante, elle est l'esprit
se saisissant comme manquant encore de lui-même en tant
que réalisé dans sa propre effectivité
concrète. Dire que l'inquiétude est vivante signifie
que la vie est médiatisation avec elle-même : la
philosophie de la nature permet de montrer en quoi il est possible
de parler d'une "vie" de l'esprit, au sens où,
"en tant que sujet et que processus, la vie est essentiellement
une activité qui se médiatise avec elle-même."
Mais la nature se caractérise par une déficience,
liée au fait qu'elle ne s'élève pas encore
à la conscience de soi, si bien que ce qui vit dans la
nature n'est pas sujet de son advenir. La Nature est , il est
vrai, esprit, mais elle ne saurait être connaissance de
soi, et, à ce titre, n'est que "vie formelle".
Hegel caractérise ce mode de la relation à soi
comme "déterminité" , (Bestimmtheit
), catégorie à laquelle la Logique oppose la "détermination",
(Bestimmung ) catégorie de la relation dans la vie de
l'esprit. La détermination (Bestimmung ) signifie qu'une
réalité est déterminée conformément
à sa nature propre, et accomplit ainsi sa "destination"
(sens auquel peut également renvoyer le terme de Bestimmung
) du fait même que ses différentes déterminations-déterminités
réalisent concrètement ses virtualités
constitutives. Mais le point est ici que la Nature est précisément
la vie en elle-même, mais non pour soi-même. Ce
qui vit dans la nature n'est pas sujet de son advenir, et ne
relève pas encore d'un soi se posant lui-même,
mais d'un universel demeurant dans son indifférence.
Il est ainsi possible de montrer, sur la base d'une analyse
minutieuse des §§ 343 à 349 de l'Encyclopédie
des sciences philosophiques , paragraphes consacrés à
la "nature végétale", en quoi l'organisme
végétal ne peut encore s'élever au stade
de la "subjectivité concrète singulière",
stade qui ne sera atteint et réalisé que par l'organisme
animal. Mais les paragraphes précédents précisent
que la vie, qui n'est d'abord qu'une idée, est non-vie,
parce qu'elle n'est pas d'emblée réalisée
comme subjective : tant qu'elle n'est qu'une idée immédiate
(qui ne possède encore aucune vérité ni
effectivité), elle est hors d'elle-même, non-vie
et donc une sorte de "cadavre", en tant qu'elle nie
le processus vital lui-même (qu'elle ne réalise
pas encore) ; elle est donc l'organisme comme totalité
de la nature, c'est-à-dire Idée de la nature,
mais une nature qui n'existe pas encore de façon vivante
: c'est en quoi elle n'est encore qu'une simple idée.
Il en résulte dès lors que "différente
de cette nature, la vitalité subjective, ce qui est vivant,
commence dans la nature végétale ; l'individu,
mais encore en tant qu'il est hors-de-lui-même et qu'il
se dissocie en ses membres, lesquels sont eux-mêmes des
individus." La première réalisation de l'idée
venue à l'existence comme vie , est la nature végétale
parce qu'elle est la "vitalité subjective"
, différente de la nature en tant que simple idée,
ou comme organisme comme totalité de la nature, en tant
que cette dernière existe de façon non-vivante.
Ce qui est vivant stricto sensu commence avec la nature végétale
; à ce niveau (celui du règne végétal,
du règne des plantes) en effet se pose l'individu : la
plante, comme telle, constitue une première individualité.
Mais cet individu est encore hors-de-lui-même, "aliéné",
parce que dissocié en ses membres, ou plutôt en
ses différentes "parties" (il est encore pour
ainsi dire "corps morcelé", non intégré
, non élevé à la subjectivité consciente
d'elle-même et réfléchie), d'autant que
ses "membres" sont eux-mêmes des individus ;
ceci pose le problème de l'unité, de la cohésion
interne de l'organisme végétal. Or ce problème
d'unité systémique renvoie à la question
de la subjectivité. Si l'organisme végétal
a atteint le stade de la subjectivité, celle-ci ne saurait
encore être qualifiée de "concrète"
du fait que , contrairement à ce qui vaudra pour l'organisme
animal , l'extériorité propre de la structure
n'est pas encore "idéalisée" en membres
: l'organisme végétal comporte des "parties"
qui ne sont pas encore des "membres" , grâce
auxquels l'organisme "dans son processus vers l'extérieur,
conserve en lui l'unité ipséique." Le processus
vital consiste en effet à imprimer aux membres et déterminations
de l'organisme, dès lors qu'en tant que différences
réelles, ces membres et déterminations seraient
tentés de s'isoler et de s'immobiliser dans leur indépendance
les uns par rapport aux autres, une "idéalité"
générale qui les "vivifie". Hegel fait
de ce processus de vivification ce qu'il appelle l'"idéalisme
de la vie" : "cette idéalité, écrit-il,
les membres la manifestent par le fait que leur unité
vivante n'est pas pour eux quelque chose d'indifférent,
mais constitue, au contraire, la substance dans et par laquelle
ils sont à même de conserver leur individualité
particulière. C'est là que réside la principale
différence entre la partie d'un tout et un membre de
l'organisme." Tout ceci tient à la manière
dont le concept, pour devenir Idée, se réalise
dans le monde de la nature. Rien d'autre n'existe que l'Idée,
unité du concept et de sa réalité ; mais
l'Idée se réalise dans le monde, ou mieux en tant
que monde, de plusieurs façons, selon plusieurs degrés
d'être , que le philosophe se doit de distinguer. La première,
on le sait, corespond à la matière inorganique.
Ici le concept plonge immédiatement si profondément
dans l'objectivité qu'il n'apparaît pas lui-même
en tant qu'unité subjective idéelle (ce que Hegel
reconnaîtra au titre d'"âme" dans l'animal)
; il s'est noyé dans l'objectivité. En d'autres
termes, dans la nature inorganique, les différences ne
sont pas idéellement unifiées. A ce stade , le
concept plonge dans l'objectivité et "se perd, pour
ainsi dire inanimé, dans la matérialité
sensible." La différence avec la nature organique
tient à ce que le concept s'y réalise dans le
sens de l'"animation", et ce terme doit être
pris au sens propre ; l'animation est une certaine manière
d'être-pour-soi ; et "chez l'animal, le concept,
en tant qu'âme, s'est réalisé dans le sens
de cet être-pour-soi. Il existe ici, ajoute Hegel, une
intériorité, qui, dans la vie animale, prend la
forme de la sensation, du rapport interne à soi-même,
de quelque chose qui difère de la réalité
et est distinct au sein de celle-ci." Cette esquisse d'intériorité
constitue une étape essentielle, plus avancée,
dans l'avènement d'une forme plus accomplie de subjectivité.
C'est ainsi que le § 344 déterminera ce qui manque
à la plante pour se réaliser comme subjectivité
concrète : "l'universalité ipséique
, l'un subjectif de l'individualité, ne se sépare
point de la particularisation réelle, mais elle est seulement
plongée en elle." L'organisme végétal
ne peut pas encore s'élever à la subjectivité
concrète du fait du manque d'unité interne : "La
nature végétale , écrit Hegel, est le début
du mouvement par lequel s'individualise et se subjectivise le
processus d'auto-conservation, c'est-à-dire proprement
organique ; à ce niveau pourtant, il ne possède
pas encore la force parfaite de l'unité individuelle,
car la plante, qui est individu unique, n'est faite que de parties
susceptibles, à leur tour, d'être considérées
comme des individus autonomes. Ce défaut d'unité
interne lui interdit d'accéder au sentiment." L'absence
de sentiment est liée à l'absence d'intériorité
véritable, mais ce qui est surtout en jeu ici , c'est
le statut de l'organisme dans son ensemble et des différences
réelles qu'il comporte en son sein. Si l'on prend l'exemple
du système solaire, il apparaît que le soleil lui-même
ne peut être considéré comme une âme,
comme une idée, c'est-a-dire comme l'âme du système
tout entier ; en effet, chaque élément du système
(les corps lunaires, les planètes et autres comètes)
est un individu indépendant, aussi indépendant
que le soleil lui-même, en sorte que le système
solaire est le siège de "différences absolues"
; mais précisément, le concept ne peut pas s'en
tenir à cette autonomie des existences particulières,
qui interdisent l'existence d'une véritable unité
; pour être réelle, cette unité doit s'élever
"au-dessus" de la séparation existant entre
les corps objectifs particuliers. C'est pourquoi, écrit
Hegel, "la vraie nature du concept exige que les différences
réelles , autrement dit la réalité des
différences indépendantes et de l'unité,
elle aussi, objectivement indépendante, puissent être
réintégrées dans une seule et même
unité, dans un tout qui, tout en laissant subsister ses
explicitations particulières, n'en domine pas moins leur
indépendance et cherche à la supprimer, en ramenant
les différences à une unité subjective,
idéale, en les dotant pour ainsi dire d'une âme.
Alors les particularités ne sont pas seulement juxtaposées,
elles ne sont plus des parties affectant entre elles tels ou
tels rapports : elles deviennent des membres ; autrement, elles
n'existent plus chacune pour soi, mais acquièrent dans
cette unité idéelle une existence véritable."
C'est cette articulation organique qui réalise l'unité
conceptuelle, idéelle , et constitue ainsi le caractère
d'"idéalisme" de la vie.
On comprend mieux, dès lors, le sens du § 349, qui
est un paragraphe de transition ( avant d'aborder l'organisme
animal) expliquant que l'organisme végétal, en
tant que "subjectivité formelle particulière"
(§ 337) correspond à un moment qui doit être
dépassé, car représentant le "moment
de la détermination négative". A ce titre,
il "fonde le passage au véritable organisme".
Quel est donc le sens et la raison de la différence entre
les deux types d'organisme ? Dans le cas de la nature végétale,
le processus "représente l'individualité
qui s'est-retrouvée-elle-même, et fait voir les
parties, qui sont d'abord à titre d'individus, comme
étant aussi des moments relevant de la médiation
et se succédant de façon passagère en elle,
que, par conséquent, il fait voir comme supprimés
la singularité immédiate et le un hors-de-l'autre
de la vie végétale." Le "un-hors-de-l'autre"
désigne le rapport d'extériorité entretenu
par les différentes "parties" de l'organisme
végétal, rapport qui nuit à l'unité
du tout et à sa cohésion interne, du moins en
tant que cohésion non réfléchie en elle-même.
Au point que, contrairement à ce qui vaudra pour l'organisme
animal, la "structuration extérieure" n'est
pas en accord avec le concept ; dans le cas de l'organisme animal,
comme le précise le § 349, "les parties sont,
de façon essentielle, des membres ", et la subjectivité
"existe à titre de subjectivité une et omni-pénétrante
du tout." Certes, l'organisme végétal représente
le premier moment de la "subjectivité", mais,
nous l'avons vu, une subjectivité encore abstraite, non
réalisée, c'est-à-dire une "subjectivité
formelle particulière", abstraite et pauvre, parce
que non réfléchie.
L'organisme végétal est cependant subjectivité
, parce qu'il est quelque chose de "singulier" (§
343); cette subjectivité se donne forme objective , en
tant qu'elle se donne une "structure" (elle se "structure"
), ce qui se traduit par le processus d'articulation de l'organisme,
comme corps vivant, "en parties distinctes les-unes-des-autres"
(§ 343). L'accès de la nature à l'organisme
est ainsi rupture, solution de continuité, avec l'inanimé,
c'est-à-dire ce qui est "non vie", "l'organisme
comme totalité de la nature mécanique et physique,
en tant que cette dernière existe de façon non-vivante."
En effet, par différence avec cette nature première,
la "vitalité subjective, ce qui est vivant, commence
dans la nature végétale " (§ 337) ;
la nature végétale fait donc bien apparaître
l'"individu"; mais elle ne parvient à produire
qu'une individualité inaboutie, imparfaite, non idéalisée
parce que non réfléchie comme subjectivité
concrète. En d'autres termes, l'organisme végétal
n'est pas encore sujet, parce que, nous l'avons vu, ses "parties"
n'existent pas encore essentiellement à titre de membres
de cet organisme (les "parties" ne sont pas des "membres",
mais des éléments séparés les uns
des autres par une relation d'extériorité). Par
là, la structure de la plante est telle que celle-ci
"n'est pas encore libérée de l'individualité
pour devenir subjectivité." Le vivant se distingue
de la "nature" , comme l'"idée immédiate,
hors d'elle-même, une non-vie, le simple cadavre du processus
vital, l'organisme comme totalité de la nature mécanique
et physique, en tant que cette dernière existe de manière
non-vivante." L'organisme vivant, nature végétale,
se distingue de la nature non-vivante. Pour autant, le végétal
n'a pas encore atteint le stade de l'organisme animal , au sens
où l'organisme végétal est encore "hors
de lui-même", et se dissocie en membres qui sont
eux-mêmes, nous l'avons vu, des "individus",
c'est-à-dire des entités relativement indépendantes
les unes des autres. Par contre, l'organisme animal ne se comprend
qu'à travers son unité , comme totalité
organique dans laquelle les parties-membres concourent solidairement
à la vie du tout : "seul l'organisme animal, écrit
Hegel, est développé en différences de
structurations telles qu'elles n'existent essentiellement qu'à
titre de membres de cet organisme, ce par quoi il est en tant
que sujet ." C'est en ce sens que l'organisme végétal
ne réalise encore qu'une subjectivité "formelle
particulière" et non "concrète singulière".
A la différence de l'organisme végétal,
l'organisme animal se présente comme une totalité
organique dans laquelle les membres n'existent que comme membres
d'un tout, auquel ils se subordonnent comme des moyens au service
d'une fin supérieure. Cette unité-solidarité
organique interne fait de l'organisme animal un sujet . Les
organisme animaux sont ainsi des réalisations particulières
et plurielles de la vitalité naturelle, mais constituent
des vivants qui sont des organismes subjectifs : ils ne sont
ainsi vie unique qu'en idée.
Dès lors, le principe de la subjectivité (de l'absolu-sujet,
ou de la substance en tant qu'elle est "sujet") explique
que l'organisme soit quelque chose de "singulier",
c'est-à-dire qu'il y ait à l'oeuvre un processus
de particularisation, et, plus précisément, d'individualisation
de l'organisme vivant. Ce principe fait que la nature se déploie
en produisant des organismes, c'est-à-dire un corps-vivant
articulé et obéissant à une loi de structure
; l'organisme est ainsi composé de parties "distinctes-les-unes-des-autres".
Cette absence d'individualisation du procès de structuration
du végétal explique que la Nature reste extérieure
à elle-même. "La nature extérieure,
elle aussi, comme l'esprit, est rationnelle, divine, est une
exposition de l'Idée. Cependant, dans la nature, l'Idée
apparaît dans l'élément de l'extériorité
réciproque, elle n'est pas seulement extérieure
à l'esprit, mais - parce qu'elle l'est à celui-ci,
à l'intériorité étant en-et-pour-soi
qui constitue l'essence de l'esprit - elle est précisément
par là extérieure aussi à elle-même.
Ce concept de la nature, déjà exprimé par
les Grecs et tout à fait familier à eux, s'accorde
pleinement avec la représentation habituelle que nous
avons d'elle. Nous savons que l'être naturel est spatial
et temporel, que, dans la nature, telle chose subsiste à
côté de telle autre, que telle chose suit telle
autre, bref, que tout ce qui est naturel est dans une extériorité
réciproque allant à l'infini ; que, en outre,
la matière, cette base universelle de toutes les formations
existantes de la nature ne fait pas qu'opposer de la résistance
à nous-mêmes, que subsister hors de notre esprit,
mais qu'elle se tient, à l'intérieur d'elle-même,
divisée à l'égard d'elle-même, qu'elle
se sépare en des points concrets, en des atomes matériels,
dont elle est composée. Les différences en lesquelles
se déploie le concept de la nature sont des existences
plus ou moins subsistantes par soi les unes face aux autres
; par leur unité originaire, elles se trouvent , certes,
en relation les unes avec les autres, de telle sorte qu'aucune
ne peut être conçue sans l'autre ; mais cette relation
est une relation extérieure à elles à un
degré plus ou moins élevé."
Le champ de la Nature se caractérise donc par sa détermination
selon l'élément de l'extériorité
: le naturel se laisse définir par une extériorité
réciproque indéfinie. Dès lors, le règne
de la Nature est celui de la nécessité : "C'est
pourquoi nous disons à bon droit, continue Hegel, que,
dans la nature, ce n'est pas la liberté, mais la nécessité
qui règne ; car cette dernière est précisément,
en sa signification propre, la relation seulement intérieure
et, pour cette raison, aussi seulement extérieure, d'existences
subsistantes-par-soi les unes face aux autres (..) Dans le vivant,
se réalise, assurément, une nécessité
plus haute que celle qui règne dans l'être sans
vie. Déjà dans la plante se montre un centre (qui
s'est) répandu en la périphérie, une concentration
des différences, un se-développer-au-dehors-à-partir-du-dedans
, une unité se différenciant elle-même,
et, dans le bourgeon, se produisant elle-même à
partir de ses différences, par conséquent quelque
chose à quoi nous attribuons une impulsion ; mais cette
unité demeure une unité incomplète, parce
que le processus d'articulation de la plante est un aller-hors-de-soi
du sujet végétal, que chaque partie est la plante
tout entière, une répétition de celle-ci,
que les membres, par conséquent, ne sont pas maintenus
dans une parfaite soumission à l'unité du sujet."
Mais si l'ordre de la Nature est celui de la nécessité,
l'organisme végétal représente une première
victoire sur l'extériorité déterminant
le type de nécessité à l'oeuvre dans le
domaine de l'être sans vie. Dans la mesure même
où la "suppression de l'extériorité
, qui appartient au concept de l'esprit, est cela même
que nous avons appelé l'idéalité de cet
esprit " , on voit que le passage de l'être sans
vie au végétal constitue un progrès décisif
dans le processus de "reconduction de l'extérieur
à l'intériorité qu'est l'esprit lui-même",
reconduction qui n'est autre chose que le travail de l'idéalisation
, même si le végétal n'est pas le dernier
mot d'un tel processus, qui devra encore se poursuivre au plan
de l'organisme animal : "une victoire plus complète
sur l'extériorité est présentée
par l'organisme animal ; dans celui-ci, non seulement chaque
membre engendre l'autre, est la cause et l'effet, le moyen et
le but de cet autre, par conséquent lui-même en
même temps son autre , mais le tout est à tel point
pénétré par son unité que rien,
en lui, n'apparaît comme subsistant-par-soi, que chaque
déterminité est, en même temps, une déterminité
idéelle, que l'animal reste, dans chaque déterminité,
le même universel un, que, par conséquent, dans
le corps animal, l'extériorité réciproque
se montre en son entière non-vérité."
La Philosophie de la nature implique ainsi, chez Hegel, que
nous sommes dans l'Idée extériorisée et
atomisée, et qu'espace et temps sont "das ganz abstracte
AuBereinander " , c'est-à-dire le fait d'être
extérieurs l'un à l'autre, ou l'extériorité
réciproque totalement abstraite. La nature est bien le
règne de l'extériorité et de la séparation.
De cette détermination de l'extériorité
et de la séparation résulte l'assujettissement
du naturel à l'ordre de la nécessité. Les
choses naturelles ne sont pas "pour" elles-mêmes
; c'est pourquoi, dit Hegel, elles ne sont pas libres. Et cette
liberté doit être conçue comme ce à
quoi aboutit ultimement le développement même de
l'esprit : "A travers cet être-pour-soi lui-même
encore affecté par la forme de la singularité
et extériorité, par conséquent aussi de
la non-liberté, la nature est poussée au-delà
d'elle-même en direction de l'esprit comme tel, c'est-à-dire
de l'esprit étant-pour-soi, moyennant la pensée,
dans la forme de l'universalité, (de l'esprit) effectivement
libre." L'esprit réalise la liberté et se
réalise comme liberté : la liberté est
sa substance même : "La substance de l'esprit est
la liberté, écrit Hegel, c'est-à-dire le
fait de n'être pas dépendant d'un Autre, de se
rapporter à soi-même."
Ce qui s'esquisse ici n'est autre que le développement
de l'Idée rationnelle , qui ne vise qu'à sa réalisation
complète dans le tout. Les lois de la nature ont leur
source dans la structure rationnelle de l'Etre, et conduisent
elles-mêmes, sans discontinuité, par le jeu de
leur auto-développement selon la loi de leur nécessité
immanente aux lois de l'Esprit. La sphère spirituelle
ne fera que réaliser selon la liberté ce que la
sphère naturelle produit suivant l'aveugle nécessité
: l'actualisation des virtualités inhérentes au
réel lui-même : "le devenir de la nature est
un devenir en direction de l'esprit" . Une image de cette
implacable téléologie qui anime l'existence naturelle
est donnée par la fleur : le bouton, avons-nous vu, est
réfuté par la fleur, de même que le fruit
est appelé à surmonter la fleur comme sa vérité.
Ce qui paraît donc s'opposer dans une relation agonistique
et conflictuelle, à chaque moment du processus dialectique,
appartient en réalité à un processus global
dont la vérité consiste en l'achèvement
de la totalité des puissances inhérentes au réel
; en sorte que la fleur, le bouton, ou encore le fruit, sont
indissociables les uns des autres et intégrés
, au titre d'une irréductible loi d'immanence, au développement
du Tout sous le signe de la téléologie. Certes,
le déploiement de la sphère naturelle prend le
sens d'un moment propédeutique au développement
du Tout, qui ne peut être que l'avènement de l'Esprit
absolu : "La nature est assujettie à réaliser
la raison seulement par nécessité ; mais le royaume
de l'esprit est le royaume de la liberté." Si les
choses naturelles ne sont pas libres, c'est qu'elles ne sont
pas pour elles-mêmes ; or l'esprit se produit et se réalise
selon la connaissance qu'il a de lui-même, en s'efforcant
de faire que ce qu'il sait de lui-même devienne une réalité.
C'est en quoi la conscience de soi de l'esprit est le principe
dernier de tout processus réel.
La Nature réalise donc l'Idée, mais encore inconsciente
d'elle-même, et sur le mode de l'aliénation : "La
Philosophie de la Nature , dit Hegel, en tant qu'elle est la
science de l'Idée en son être-autre." Plus
précisément, "Dans la Nature, ce n'est pas
quelque chose d'autre que l'Idée, qui serait connu, mais
elle y est dans la forme de l'aliénation ; tout comme
dans l'Esprit c'est la même Idée qui est en tant
qu'étant pour soi et que devenant en et pour soi ."
La Nature est ainsi l'Idée comme autre que soi , comme
extériorité à soi-même, et c'est
pourquoi elle réalise la dispersion et la contingence.
La Nature est l'Idée comme autre qu'elle , c'est-à-dire
aliénation du concept , dans la mesure où la nature
est négation du concept, négation que le concept
devra nier comme négation de soi. C'est par là
que la nature elle-même est dialectique , parce qu'elle
est travaillée de l'intérieur par la négativité
que constitue la contradiction de soi. C'est pourquoi la nature
doit être niée, puisqu'elle ne peut réaliser
elle-même, sans se nier comme telle, la levée de
la contradiction qu'elle incarne en tant que négation
du concept, auto-négation de l'Idée comme nature.
L'échec de cette "relève " se trouve
pour ainsi dire inscrit d'emblée dans le fait que le
monde naturel ne fait que retourner constamment en lui-même
: "..entre le monde spirituel et le monde naturel subsiste
alors encore la différence consistant en ce que, tandis
que celui-ci ne fait que retourner constamment en lui-même,
dans celui-là, sans conteste, a lieu aussi une progression."
Il est possible de mettre en lumière le sens de ce passage
du retour perpétuel à soi, dans la circularité
d'une clôture substantielle qui interdit tout dépassement
de soi, à une progression par laquelle un organisme peut
s'opposer à son autre , par la référence
à la "religion des fleurs", qui réalise
l'innocence du sans-esprit. La différence de signification
qui s'attache au développement de la plante et de l'animal
se laisse mieux appréhender à la lumière
du passage que Hegel consacre, dans la Phénoménologie
de l'esprit, à la "religion des fleurs". Le
développement de la religion naturelle , qui s'apparente
à un syllogisme, comporte un moment médiat , "la
plante et l'animal" . Ce que Hegel appelle la "religion
des fleurs" incarne le moment de l'"innocence",
et le passage de la plante à l'animal est celui de l'innocence
à la culpabilité. La religion des fleurs , dont
J. Hyppolite précise en note de sa traduction qu'"elle
correspond sans doute historiquement aux premières religions
de l'Inde" , ne peut qu'ignorer la culpabilité,
c'est-à-dire le sérieux de l'intériorisation.
La plante est sans l'être-pour-soi, et, à ce titre,
le Soi ne s'y réalise pas encore, et reste enfermé
dans sa représentation : la plante appartient encore
au règne de la substance paisible, et ne s'est pas encore
opposée intérieurement à elle-même
: "Ce panthéisme qui consiste d'abord dans la subsistance
paisible de ces atomes spirituels devient mouvement d'hostilité
à l'intérieur de soi-même. L'innocence de
la religion des fleurs , qui est seulement représentative
du Soi sans le Soi, passe dans le sérieux de la vie engagée
dans la lutte, dans la culpabilité de la religion des
animaux ; la tranquillité et l'impuissance de l'individualité
contemplative passe dans l'être-pour-soi destructeur."
Ce passage transforme radicalement le sens du rapport que les
entités déterminées peuvent entretenir
les unes avec les autres. Car si les plantes peuvent bien coexister
paisiblement les unes avec les autres, du fait même de
l'indifférence relative avec laquelle elles sont posées
dans le système de leurs différenciations, il
ne saurait en être de même dès le passage
à l'animalité, où les propriétés
différenciées des espèces animales vont
s'opposer violemment les unes aux autres. La tranquillité
et l'indifférence font place à la négativité
d'une hostilité réciproque : "Il ne sert
à rien, remarque Hegel, d'avoir enlevé aux choses
de la perception la mort de l'abstraction et de les avoir élevées
à l'essence de la perception siprituelle ; l'animation
de ce règne des esprits a en elle cette mort par la déterminabilité
et la négativité qui envahissent son indifférence
innocente. Avec la déterminabilité et la négativité
la dispersion dans la variété des figures paisibles
de plantes devient un mouvement d'hostilité dans lequel
la haine de leur être-pour-soi les consume . La conscience
de soi effective de cet esprit dispersé est une multitude
d'esprits de peuplades isolées et insociables, qui, dans
leur haine, se combattent à mort et prennent conscience
d'espèces animales déterminées comme de
leurs essences , et, en effet, il ne sont rien d'autre que des
esprits d'animaux, qu'une vie animale se séparant d'une
autre et consciente de soi sans universalité." L'innocence
de la religion des fleurs , qui en reste à la seule représentation
de soi-même sans le soi-même, se trouve pour ainsi
dire "relevée" par l'entrée en scène
de la culpabilité, inhérente à la religion
des animaux ; la quiétude paisible de l'individualité
non développée passe dans le sérieux du
négatif destructeur lié à l'être-pour-soi
de l'animalité. Ce passage permet de comprendre que si
la nature doit être dépassée, c'est que
le monde spirituel surpasse le monde naturel par son pouvoir
de progression, et cette progression est indissociable des relations
que la réalité considérée est capable
d'établir avec l'extériorité.
Ainsi le végétal se laisse définir par
une caractéristique, qui le place dans l'impossibilité
de rompre son attache avec le milieu dont il reste solidaire,
notamment du fait des caractéristiques de la nutrition.
Ce rapport au milieu donne lieu , de la part de Hegel, à
une comparaison entre l'enfant et la plante : "l'enfant
qui n'est pas né, note-t-il, n'a encore absolument aucune
individualité proprement dite , - aucune individualité
qui se rapporterait de manière particularisée
à des objets particularisés, - qui recueillerait
quelque chose d' extérieur à même un point
déterminé de son organisme. La vie de l'enfant
qui n'est pas né ressemble à la vie de la plante.
De même que celle-ci n'a aucune intussusception qui s'interromprait,
mais une nutrition à flux continu, de même l'enfant,
lui aussi, se nourrit, tout d'abord , par une succion permanente,
et ne possède encore aucune respiration s'interrompant.
En tant que l'enfant, (expulsé) de cet état végétatif
dans lequel il se trouve au sein du corps maternel, est mis
au monde, il passe au mode animal de la vie." Ce qui semble
bien justifier une telle comparaison réside dans les
caractéristiques de la plante qui n'a aucune mobilité,
qui ne change pas de place, en sorte qu'elle ne comporte aucune
intussusception (absorption cellulaire d'éléments
nutritifs) ; elle n'a qu'une nutrition continûment fluente,
et ne se nourrit nullement d'un "inorganique individualisé"
(c'est-à-dire d'une substance organique séparée),
mais bien d'"éléments universels" (comme
lorsque la plante se nourrit de l'eau contenue dans la terre).
On peut se reporter ici à l'important § 344 de l'Encyclopédie
, qui détaille les caractéristiques de la plante
(par anticipation de ce qui doit suivre dans l''exposé
du procès dialectique : l'organisme animal) ; ainsi,
écrit Hegel, "la plante, en tant que subjectivité
n'étant pas encore pour elle-même face à
son organisme qui est auprès de lui-même , ni ne
détermine elle-même son propre lieu, ne change
de place, ni n'est pour elle-même face à la particularisation
et à l'individualisation de cette place ; c'est pourquoi
elle ne comporte aucune intussuception, mais n'a qu'une nutrition
continûment fluente, et elle ne se rapporte pas à
un inorganique individualisé, mais bien aux éléments
universels. Elle est moins encore susceptible de chaleur animale
et de sentiment, car elle n'est pas le processus qui consiste
à ramener à la simple unité négative
ses membres, lesquels sont bien plutôt des parties ; et
eux-mêmes des individus." La plante se caractérise
par l'absence de mouvement, d'auto-position ou d'auto-détermination
spatiale ; cette absence de motricité signifie que le
végétal est soumis à l'unicité d'un
lieu et aux conditions de son environnement immédiat.
En un sens, son absence d'"intériorité"
l'expose d'autant plus à l'influence déterminante
de l'extériorité. Cette déficience, caractéristique
du végétal permet de le situer dans l'échelonnement
de la vie. En effet, l'idée de la vie se laisse reconnaître
à l'intérieur des individus vivants réels
selon trois critères , la réalité en tant
que totalité d'un organisme corporel, lequel, en second
lieu , doit apparître non comme immobilité, mais
comme ce processus ininterrompu d'idéalisation, que nous
avons déjà repéré, et par lequel
se manifeste justement l'âme vivante. Et le troisième
critère est précisément le fait que cette
totalité n'est pas déterminée par des facteurs
extérieurs, sur le mode d'une passivité qui l'expose
au dehors, "mais, écrit Hegel, elle se forme du
dedans et obéit dans son processus à des facteurs
internes, se rapportant ainsi à elle-même et ayant
sa fin en elle-même, en tant qu'unité subjective.
Cette indépendance, cette liberté de l'être-en-vie
subjectif se manifeste principalement dans les mouvements spontanés.
Les corps inanimés, ajoute Hegel, de la nature inorganique
ont leur spatialité immuable ; ils ne forment qu'un avec
la place qu'ils occupent et y sont attachés, lorsqu'ils
ne sont pas mis en mouvement par un agent extérieur.
Leurs mouvements, en effet, ne viennent pas d'eux-mêmes."
Il n'est que trop clair qu'une différence essentielle
s'instaure ici avec l'animal qui , au moyen de ses mouvements
libres et spontanés, nie sa dépendance à
l'égard de quelque place déterminée que
ce soit, et manifeste ainsi , par cette motricité volontaire,
un effort de libération continu de sa dépendance
par rapport à toute détermination spatiale.
Par ailleurs, la plante n'a pas un comportement de prédateur,
et ne se rapporte pas à un organisme individualisé,
mais aux "éléments universels" (c'est-à-dire
à la terre, l'eau qui s'y trouve, ainsi que les différentes
substances nutritives).
Par la manière dont elle se nourrit, il apparaît
donc que la plante entretient un rapport avec l'extérieur,
qui est ce que le § 346 de l'Encylopédie appelle
le "processus substantiel", processus de quasi-substantiation
par lequel la plante se nourrit en s'assimilant les apports
nutritifs qu'elle trouve dans son milieu naturel. En ce sens,
le rapport de la plante à elle-même est en fait
une relation avec l'extérieur : "la simple nature
du végétal implique elle-même que le processus-de-structuration
, le processus interne de la relation de la plante à
elle-même , soit dès l'abord une relation avec
l'extérieur et un déssaisissement." Par cette
assimilation, la plante reproduit la "nature spécifique
de l'espèce végétale", mais aussi
elle "change en produits le liquide formé à
l'intérieur (suc vital)". Mais, d'autre part, la
vitalité comme processus et en tant que processus commence
avec (et par) une "séparation" intérieure
en fibres ligneuses (c'est là ce que le § 345 désigne
comme la "différenciation (de la plante) de produits
abstraits (cellules, fibres, etc)"), et en "vaisseaux
vitaux", orientés vers l'extérieur, mais
assurant également la "circulation intérieure".
Ainsi se trouve garantie la conservation de la plante, par un
processus de "croissance" ("en tant que production
de nouvelles formations", précise le § 346);
mais cette croissance signifiant "production de nouvelles
formations", est donc eo facto "séparation"
(donnant ainsi sens au "déssaisissement" évoqué
au début du § 346) ; cette séparation s'effectue
selon le processus de "durcissement" du bois et des
autres parties de la plante, ainsi qu'à la constitution
de l'écorce. La croissance de la plante est un durcissement,
une quasi pétrification.
Enfin, l'acte à travers lequel l'auto-conservation de
la plante la recueille dans l'unité de l'espèce
"n'est pas un acte par lequel l'individu se rassemble avec
lui-même", c'est-à-dire une relation concrète
subjective singulière (comme ce sera le cas de l'organisme
animal), mais "la production d'un nouvel individu-plante
, le bourgeon." En d'autres termes, le "retour en
soi-même par lequel se clôt l'assimilation n'a pas
pour résultat le soi dans une universalité subjective
interne face à l'extériorité , il n'aboutit
pas à un sentiment de soi." Cela signifie, comme
l'avait déjà indiqué le § 344, que
la plante n'est pas encore capable de sentiment, "car elle
n'est pas le processus qui consiste à ramener à
la simple unité négative ses membres ." Si
la plante est dépourvue de "sentiment" , c'est
donc qu'elle n'opère pas le mouvement de synthèse
par quoi ses "parties" ne se réunissent pas
réellement dans un tout indivis (ses "parties "
sont en fait elles-mêmes des "individus") :
"La nature végétale , explique Hegel, est
le début du mouvement par lequel s'individualise et se
subjectivise le processus d'auto-conservation, c'est-à-dire
proprement organique ; à ce niveau pourtant, il ne possède
pas encore la force parfaite de l'unité individuelle,
car la plante , qui est individu unique, n'est faite que de
parties susceptibles , à leur tour, d'être considérées
comme des individus autonomes. Ce défaut d'unité
interne lui interdit d'accéder au sentiment."
"La plante est bien plutôt arrachée vers l'extérieur,
comme par son soi extérieur à elle, elle s'élance
au-devant de cette lumière, se ramifiant en pluralité
d'individus." Cette qualification renvoie à ce qui
caractérise le deuxième processus, celui qui "se
spécifie vers l'extérieur" , et dont Hegel
précise, au début du § 347, en b), que "le
germe n'éclôt que stimulé de l'extérieur."
Un peu plus loin, dans ce même § 347, Hegel écrit
: "la plante est bien plutôt arrachée vers
l'extérieur." Ces remarques concordent toutes avec
le caractère de substance paisible de la plante, dépourvue
de toute opposition intérieure, ignorant tout déchirement
interne. La plante est arrachée à elle-même,
vers l'extérieur, par la lumière. C'est en quoi
le procès de sa formation est un "déssaisissement",
une extériorisation en quelque sorte forcée.
En quoi consiste ce "déssaisissement" ? Il
est d'abord "processus substantiel", c'est-à-dire
transsubstantiation, si l'on peut dire, par assimilation par
la plante des substances nutritives, assimilation-maintien de
la nature spécifique de l'espèce végétale,
et d'un autre côté, constitution de formes organiques
par transformation du suc vital ("le liquide formé
à l'intérieur"). Ce processus concerne le
rapport d'assimilation de la plante par rapport à l'extérieur.
Mais, par ailleurs, le processus vital est aussi "médiation
avec lui-même", selon la trilogie suivante : a) séparation,
d'avec l'extérieur, "en racines et en feuilles'",
mais aussi différenciation interne de laplante "en
fibres ligneuses et en vaisseaux vitaux". ces éléments
garantissent la conservation, qui se médiatise à
son tour avec elle-même et aboutit à un second
moment : b) la "croissance en tant que production de nouvelles
formations, séparation qui aboutit à la relation
abstraite avec soi-même, au durcissement du bois (qui
peut aller à la pétrification, notammant dans
le cas du tabaschir) et des autres parties" ; c) l'acte
par lequel l'individu vivant s'auto-conserve, n'est pas un acte
d'auto-rassemblement, mais bien plutôt "la production
d'un nouvel individu-plante, le bourgeon." Mais ce n'est
là que l'analyse du processus interne de la relation
de la plante avec elle-même ; le § 347 de l'Encyclopédie
doit envisager le second moment, le deuxième processus
de structuration, "celui qui se spécifie vers l'extérieur".
Le "germe n'éclôt que stimulé de l'extérieur",
sa structuration se fait par absorption des substances et des
élements naturels que sont l'eau et la terre, la lumière
et l'air.
Pour autant, en se structurant ainsi, le processus de constitution
de la plante n'aboutit pas à la position d'un sujet,
qui se poserait dans son opposition à une objectivité
: "le retour-en-soi-même par lequel se clôt
l'assimilation n'a pas pour résultat le soi dans une
universalité subjective interne face à l'extériorité,
il n'aboutit pas à un sentiment de soi." Loin de
se poser comme un soi , la "plante est bien plutôt
arrachée vers l'extérieur par la lumière,
comme par son soi extérieur à elle, elle s'élance
au-devant de cette lumière, se ramifiant en pluralité
d'individus." La plante n'a donc pas son soi en elle-même,
mais tend à le rejoindre dans l'extériorité
; elle y est même contrainte, par la violence de cet "arrachement"
en quoi consiste l'héliotropisme, par quoi le végétal
est tourné vers la lumière. La plante "emprunte"
ainsi à la lumière la stimulation de toutes ses
spécifications, en matière d'aromatisation, de
senteur, de goût, de couleur, mais aussi de robustesse
structurelle. Cet arrachement de la plante à elle-même,
vers l'extérieur, peut bien métaphoriser la nécessité
de la transcendance qui organise et structure le développement
téléologique de l'Esprit dans la totalité
de son déploiement.vers l'Absolu.
Le paragraphe suivant ( § 348) de la Philosophie de la
Nature doit enfin examiner le dernier moment du processus trinitaire
en quoi consiste le processus de structuration du processus
vital appliqué à la plante. Nous venons de voir,
à la fin du § 347, que la plante emprunte à
la lumière les conditions de sa croissance. On montrera
maintenant que "le végétal engendre aussi
la lumière à partir de lui-même comme son
propre soi , dans la fleur , en laquelle la couleur neutre,
le vert , est dès l'abord déterminé en
une couleur spécifique." Avec la fleur, la couleur
neutre du végétal (le vert) se trouve "déterminée
en une couleur spécifique".
La suite du § 348 montre comment , pris en lui-même,
le processus de croissance est dé-mesuré, "acte
d'une prolifération pour elle-même sans mesure,
de bourgeon en bourgeon". Le processus générique
, comme l'indiquait le § 220, est le troisième moment
du processus vital, moment par lequel l'individu vivant est
"auprès de lui-même, un genre , une universalité
substantielle". Et le même § 220 ajoutait :
"La particularisation de cette universalité est
la relation du sujet à un autre sujet appartenant au
même genre, et le jugement est le rapport du genre à
ces individus ainsi déterminés l'un-à-l'égard-de-l'autre
; - la différenciation sexuelle . " Or c'est le
processus du genre qui, comme le précisait le §
221, en fait un "être-pour-soi". C'est donc
par le processus du genre comme différenciation sexuelle
que s'opère une "inhibition" de la croissance
comme prolifération incontrôlée et sans
mesure (pour ainsi dire comme "mauvais infini"). "Mais,
doit aussitôt préciser Hegel, la plante n'accède
pas au rapport entre des individus comme tels" : en effet,
on vient de le voir, le processus générique fait
référence à une différenciation-sexuelle,
impliquant elle-même, comme l'atteste le § 220, le
rapport du genre à des "individus ainsi déterminés
l'un-à-l'égard-de-l'autre" ; or ce n'est
pas le cas de la plante, qui "se limite à une différence
dont les termes ne sont pas d'entrée de jeu auprès
d'eux-mêmes les individus complets, ne déterminent
pas la complète individualité, une différence
donc qui ne va pas plus loin qu'un commencement et une ébauche
de processus générique." La croissance de
la plante, et même sa reproduction, ne consiste pas pour
elle à se rapporter à un autre individu, mais
se fait à partir du germe , qui est "un seul et
même individu , dont la vitalité court à
travers ce processus et, grâce à son retour en
soi, ne s'est pas moins conservée qu'elle n'a prospéré
jusqu'à la maturité d'une semence." Le processus
de structuration de la plante est interne, du germe à
la semence, et, dans cette mesure, il est "déjà
lui-même reproduction, production de nouveaux individus."
Le processus de structuration de la vie végétale
fait ainsi voir la suppression (aufgehoben zeigt ) de la "singularité
immédiate et le un-hors-de-l'autre de la vie végétale."
Les "parties de la plante", par exemple, qui "sont
d'abord à titre d'individus" sont aussi des "moments
relevant de la médiation et se succédant de façon
passagère en elle", en sorte qu'ils doivent être
"supprimés" (aufgehoben ) comme moments du
"un-hors-de-l'autre" de la vie végétale.
Cette négation-suppression du végétal est
la condition de l'avènement du "véritable
organisme" : "Ce moment de la détermination
négative fonde le passage au véritable organisme,
celui dans lequel la structuration extérieure est en
accord avec le concept, en sorte que les parties sont, de façon
essentielle, des membres, et que la subjectivité existe
à titre de subjectivité une et omniprésente
du tout."
Ce qui est en jeu ici, ce n'est pas seulement , nous semble-t-il,
la question de l'organisme dans son développement hiérarchisé
, mais aussi l'incapacité de la langue abstraite de l'entendement
à énoncer la signification du processus dialectique
de la vie. D'où l'insistance de la métaphore végétale,
organique, vitale, dans l'ensemble du discours hegélien.
Tout se passe comme si la vie de l'esprit ne pouvait être
nommée, explicitée, représentée,
qu'au moyen et à travers la vie naturelle. Cette transposition
doit trouver elle-même sa propre condition de possibilité
dans la légitimité de l'analogie qui structure
l'organisation vivante du système hegélien. Il
existe une véritable réciprocité entre
la vie spéculative et la vie biologique, même si
c'est la vie spéculative qui est la vie même du
sens, en sorte qu'au bout du compte la vie biologique est un
reflet de la vie absolue du sens. Il n'en reste pas moins que
c'est encore selon les déterminations essentielles du
développement dialectique de la vie que s'expose le système
hegélien. Certes, nous ne songeons nullement à
nier la supériorité , la prééminence
de la sphère spirituelle sur la nature ; ce serait aller
contre toutes les allégations de Hegel lui-même.
Nous l'avons dit en commençant, il ne saurait y avoir
, aux yeux de Hegel, de dialectique de la nature, si l'on entend
par là celle des processus naturels dans leur réalité.
Le développement de la nature n'est que l'expression
du processus spécifique du concept. Il nous paraît
que la conception spéculative de la nature vise à
se démarquer par rapport à celle des Naturphilosophen
. La philosophie de la nature étudie l'Idée dans
la forme de l'être-autre, dans sa forme aliénée
; la nature est ainsi l'Idée comme autre que soi, l'extériorité
à soi-même. Elle ne peut pas être autre chose
pour l'Esprit qu'une chute de l'Idée. La philosophie
de la nature est le système de cette chute, et de cette
dissociation dans l'extériorité. La nature est
la vie en elle-même, mais non pour elle-même, car
elle est pour soi-même une vie infinie et non-réfléchie.
Il reste que le caractère dialectique du phénomène
vital se trouve affirmé par Hegel dès ses oeuvres
de jeunesse. La nature tout entière est aux yeux du philosophe
l'incarnation immédiate de l'Idée. Certes, elle
est la vie comme universel demeurant dans son indifférence,
vivant dans chaque déterminité , indifféremment,
sans être encore capable de se "dépasser"
en elle pour faire de la déterminité une auto-détermination.
Il est donc nécessaire d'opposer la véritable
vie comme Esprit à la "vie formelle" de la
nature ; mais cette opposition doit pourtant être nuancée
: "en soi" , la nature est déjà Esprit,
car elle est un moment de la totalité en devenir de l'Esprit
: elle est le moment de la réalité effective de
son être-autre. L'opposition de la nature et de l'Esprit
n'est donc pas substantielle : tous deux sont des modes de la
vie, et la "vie comme Esprit" n'est que l'accomplissement
et la perfection de la Vie qui dirige la nature comme telle.
Les analyses précédentes ne visaient qu'à
montrer, sur l'exemple privilégié du règne
végétal, cette orientation fondamentale de la
dialectique spéculative hégélienne, dont
la métaphore rectrice est celle de l'organicité,
dont nous avons tenté de montrer à quel point
elle organise le texte hégélien, et qui s'expose
de manière privilégiée dans ce qu'il est
convenu d'appeler la "vie" de l'Esprit.
Philippe Fontaine
Maître de Conférences à l'Université
de Rouen. |
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