I - L'exposé du fondement de la Doctrine de la science
Il importe, pour commencer, de souligner que l'Assise
fondamentale de la doctrine de la science n'est
pas l'exposé total de la philosophie de Fichte.
La philosophie doit être pour Fichte une Doctrine de
la science, c'est-à-dire une théorie du savoir
humain. Ce savoir du savoir se veut d'abord une description
et une construction idéale des actes réels de
la conscience en tout savoir réel, c'est-à-dire
en son rapport au monde. L'expression de phénoménologie
du savoir est, sans doute, celle qui permet
le mieux de définir le projet fichtéen. Il s'agit
pour le philosophe théoricien du savoir, non pas de
créer de nouveaux contenus de connaissance, de produire
de nouveaux savoirs, mais, en écartant tout présupposé
métaphysique, de laisser le savoir humain (qu'il se
déploie sous les aspects de la conscience naturelle,
naïvement réaliste, ou de la théorie juridique,
morale ou religieuse) simplement s'apparaître à
lui-même, s'établir devant soi, pour s'appréhender
et se dominer soi-même dans sa forme pure.
Le philosophe a pour objet de sa réflexion, explique
Fichte en 1797 dans la
Seconde introduction à la doctrine de la science (1),
« une réalité vivante et active, qui produit
des connaissances à partir de soi-même et par
soi-même et qu'[il] se contente de contempler ».
Aussi son affaire est-elle seulement de « prêter
attention aux phénomènes», tandis que
« la façon en laquelle l'objet se manifeste n'est
point [son] affaire, [mais] celle de l'objet lui-même
». Il importe donc, si l'on veut comprendre la Doctrine
de la science et éviter de lui faire des reproches
indus, de distinguer en elle « deux séries extrêmement
différentes des actes intellectuels: la série
du moi, que le philosophe observe, et la série des
observations du philosophe».
L'objet de la philosophie est lui-même un acte de pensée
autonome et ayant sa vie propre, celui du savoir réel
en lequel conscience ne manque pas de se rapporter sur un
mode spécifique à un objet hors d'elle. L'activité
intellectuelle du philosophe, distincte de cet acte de pensée
réel sur lequel elle porte, se contente donc de le
re-construire idéalement, afin d'en produire l'intelligibilité.
Le savoir réel est donné, il n'est pas fait
par le philosophe. La philosophie, dont le procédé
est par essence génétique, consiste à
envisager ce donné comme si elle l'avait fait. Dans
la mesure où elle construit génétiquement
le phénomène qu'elle prend pour objet de son
savoir, la Doctrine de la science est un idéalisme.
Dans la mesure où elle mesure la validité de
sa construction à l'aune de ce seul phénomène,
qu'elle présuppose comme un donné inconstructible
- où elle le pense seulement comme si
elle l'avait fait, mais ne le fait pas - la Doctrine de la
science est un réalisme.
Tout l'art du philosophe est de se tenir dans cette ambivalence.
Pour parvenir à ce savoir (idéal) du savoir
(réel), en quoi consiste la Doctrine de la science,
le philosophe doit toutefois d'abord atteindre à un
savoir spécifique, qui n'est pas, comme le savoir réel,
savoir d'objet - qui n'est pas non plus savoir de l'organe
du savoir, mais savoir de la clarté même de l'oeil,
du regard incolore de l'oeil sans lequel les couleurs ne sauraient
être vues. Avant donc de laisser la conscience s'apparaître
à elle-même dans la variété de
ses intentions déterminées, et afin d'y parvenir,
la philosophie doit régresser jusqu'au fondement unique
et unitaire de la diversité des savoirs, dans un pur
savoir du savoir, dans une pure vision de la vision, un voir
l'oeil de l'oeil. C'est à éduquer la conscience
à ce savoir neutre et absolu de soi, à s'appréhender
comme conscience pure, que sert l'entreprise d'une fondation
de la Doctrine de la science.
L'Assise de 1794 est ainsi l'exposé
du fondement de la Doctrine de la science, c'est-à-dire
une éducation à la philosophie, une initiation
au regard philosophique, qui pour appréhender le savoir
humain dans sa vie et son activité autonomes doit d'abord
consister dans un tel regard neutre.
Mais l'Assise n'est pas, loin s'en
faut, l'exposé définitif de ce fondement, qui,
jusqu'à la disparition du philosophe en 1814, sera
l'enjeu de nombreux et profonds remaniements restés
inédits de son vivant et communiqués seulement
oralement à un public restreint, presque confidentiel.
L'une des singularités de la doctrine fichtéenne
est, en effet, d'être une réflexion constamment
reprise à nouveaux frais, se déployant de manière
non linéaire et non cumulative, adoptant - conformément
à ce qui est son unique but: penser la vie - le mouvement
même d'une vie. Une éducation toujours reprise
du regard, adressée à un public toujours neuf.
Ce n'est donc que rétrospectivement, grâce à
ces nombreux ajustements maintenant accessibles, que nous
pouvons lire l'Assise fondamentale,
et en mesurer l'originalité. Car, Fichte ne manque
jamais, au fur et à mesure, des versions successives
de sa philosophie première, depuis La Doctrine
de la science Nova Methodo (1798) jusqu'à
l'exposé de la Doctrine de la science
de 1813, d'apporter de précieuses indications sur la
principale difficulté du texte de 1794 : l'interprétation
du premier principe de la Doctrine de la science (le §1),
le fameux «Je suis», ou «moi = moi »,
en lequel s'exprime l'acte d'auto-position absolu du moi qui
est au fondement de toute conscience.
Chacun est libre, bien entendu, de construire son interprétation
de ses quelques pages à partir de sa propre culture
philosophique, et sur la base de ses seules forces personnelles.
Fichte y invite même son lecteur dès l'Introduction
de l'Assise. Mais, on conviendra
que les explications d'un auteur sur sa propre pensée,
dispensées sans relâche durant deux décennies,
ne peuvent qu'aider à la compréhension de cette
pensée fût,elle - ce qu'elle doit être
- une compréhension éminemment personnelle.
Un lecteur averti privilégiera alors les exposés
de la Doctrine de la science de
1801-1802, et surtout de 1804 et 1805. Fichte y répond
aux tentatives « d'amélioration» de sa
doctrine par Schelling et Hegel en redéfinissant nettement
l'unique voie d'accès à la Doctrine de la science
restée ignorée de ses grands interprètes
et critiques faute d'avoir compris le sens véritable
de l'auto-position du moi, dont part l'Assise
fondamentale de 1794.
II - La Doctrine de la science comme système
Le texte de 1794 n'est donc que l'exposé du fondement
de la Doctrine de la science. Le titre dit: de la Doctrine
de la science dans son ensemble. Cet ensemble définit
la philosophie comme système, ou la Doctrine de la
science proprement dite. D'après la Doctrine
de la science Nova Methodo, il comporte quatre
disciplines matérielles: la doctrine de la nature,
l'éthique, la doctrine du droit, la doctrine de la
religion (2). De cet ensemble, Fichte a publié de son
vivant:
1) la doctrine du droit en 1796-97 (Le fondement
du droit naturel d'après les principes de la Doctrine
de la science) ;
2) l'éthique en 1798 (Le système
de l'éthique d'après les principes de la Doctrine
de la science) ;
3) la doctrine de la religion en 1806 (L'initiation
à la vie bienheureuse ou bien la doctrine de la religion).
Suivant par là un plan (quelque peu différent
de celui qu'il avait annoncé) qu'il présente
dans l'Initiation à la vie bienheureuse
comme conduisant, par paliers, au point de vue
supérieur et synoptique de la philosophie et hiérarchisant,
en chemin, la totalité du savoir humain. Si l'on en
croit l'Initiation, en effet, Le
système de l'éthique se situe
au-dessus du Fondement
du droit naturel par la déduction qui
y est faite de l'intersubjectivité présupposée
par la relation juridique : La doctrine de la
religion, au-dessus de l'éthique, par
le savoir « factuel» qu'elle réfléchit
de l'unité des esprits en Dieu, dont la philosophie
donne une explication génétique à partir
du premier principe du savoir humain. Le système total,
déployé à partir de son fondement, en
est ainsi l'explicitation, et y reconduit comme à son
terme.
On pourra donc lire l'ensemble du système publié
par Fichte, maintenant disponible dans des traductions françaises.
Mais là encore, force est de constater que cet agencement
systématique des disciplines matérielles publiées
ne peut être reçu comme l'état définitif
de l'ensemble de la Doctrine de la science. D'une part, on
le voit, Fichte n'a pas publié de Doctrine de la nature
(3). D'autre part, de même que la philosophie première
fut plusieurs fois réexposée, l'ensemble des
disciplines matérielles fut après 1800 l'objet
de leçons restées inédites. Mentionnons
seulement les conférences de 1805 sur Les
principes de la doctrine de Dieu, de l'éthique et de
la doctrine du droit; les conférences
de 1812 sur Le système de l'éthique
et sur Le système de la doctrine du droit,
de 1813 sur La doctrine de l'État.
Il faut enfin ajouter, pour parfaire la vision d'ensemble
de l'entreprise fichtéenne, que le point de vue philosophique
sur l'ensemble du savoir humain acquis à partir du
fondement de la Doctrine de la science et mis en oeuvre dans
cette phénoménologie des savoirs particuliers
(le droit, la morale, la religion) en quoi consiste la Doctrine
de la science proprement dite - que ce point de vue doit devenir
vivant et actif, a pour seul but la vie effective, et débouche,
en conséquence sur une philosophie appliquée,
on pourrait presque dire militante.
À ce registre appartiennent des écrits comme
L'État commercial fermé paru
en 1800, où Fichte esquisse le projet d'une économie
socialiste fondée sur le droit à la libre activité;
Le caractère de l'époque actuelle
paru en 1806, où Fichte expose sa philosophie de l'histoire
à travers un jugement critique sur son temps; les fameux
Discours à la nation allemande prononcés
à Berlin en 1807-1808, où Fichte formule ses
propositions pédagogiques.
Qu'elle soit envisagée dans son fondement, dans son
développement systématique ou dans ses applications,
la Doctrine de la science ne saurait être ramenée
aux dimensions d'un livre: elle consiste essentiellement dans
un enseignement oral visant avant toute chose à produire
une conversion spirituelle chez ses auditeurs et à
promouvoir par la critique sociale et historique un nouvel
ordre inter-humain conforme à un principe de liberté.
C'est à indiquer l'originalité et l'aspect général
du geste intellectuel qui s'y accomplit, comme de l'expérience
spirituelle libératrice appelée par son auteur
que peut servir une introduction à la lecture de l'Assise
fondamentale de 1794.
Notes :
(1) Fichte, Seconde introduction à la doctrine
de la science, traduction par A. Philonenko,
dans Oeuvres choisies de philosophie première.
Doctrine de la science (1794-1797). Vrin, 1972.
2e édition. p. 265-266.
(2) J.G. Fichte, La Doctrine de la Science Nova
Methodo, « Déduction des subdivisions
de la Doctrine de la science », trad. par I. Radrizzani,
Lâge d'homme, 1989, p. 305 sq.
(3) Dans le texte déjà cité de La
Doctrine de la science nova methodo, Fichte
renvoie sur ce point manifestement aux Premiers
principes métaphysiques de la science de la nature
et à La critique de la faculté
de juger (téléologique) de Kant.
Jean-Christophe Goddard
Professeur à l'Université de Poitiers
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