LA PHILOSOPHIE DE GEORGES CANGUILHEM (1904-1995)
Tout philosophe sait l'importance de la thèse
de médecine (1943) de Georges Canguilhem. Il
tente d'y définir aussi bien la santé (débordante,
créatrice de normes) que la maladie. Les principaux
maîtres de la pathologie (de Broussais à
René Leriche) ont cru à un lésionnel
en quelque sorte localisable et partiel.
Le diabète, par exemple, consisterait
en une hyperglycémie. L'organisme ne peut plus assurer
" la constance glycémique " (il élimine
le sucre). Nous serions en présence d'un dérangement
d'une fonction, d'un déficit d'ailleurs chiffrable.
C'est oublier que, dans cette maladie, tout le corps est concerné,
remanié (pancréas, hypophyse). Le diabète
ne se borne pas à un trouble ponctuel.
D'ailleurs, les chiffres ou dosages qui nous
égarent ont été arrêtés,
calculés au laboratoire (un milieu immuable) ; ils
ne peuvent que renvoyer à une réponse stéréotypée.
Le corps y a perdu sa capacité innovante.
La normativité signifie l'invention,
ce qui permet à un organisme d'affronter le milieu
ou de lui résister. Ne le confondons pas avec la normalité
- ce qui est applicable à tous. La vitalité
échappe à la facticité, à la positivité.
Et être malade, c'est toujours vivre, mais dans un milieu
restreint.
L'originalité de ce travail vient de ce
que le philosophe, qui a chassé l'objectivisme, n'entre
pas pour autant dans des considérations holistes, sinon
romantiques. Il évite les deux excès.
Dans l'ouvrage sur La formation du concept
de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles (1955)
s'épanouira cette philosophie. Georges Canguilhem
y récuse quelques-uns de nos réflexes (aussi
bien sur l'homme que sur la grenouille décapitée).
Il nous renvoie à ceux qui les ont surpris (Willis)
mais montrera surtout que la décentration médullaire
(le réflexe relève principalement de la moelle)
ne signifie pas l'exclusion du cerveau, au contraire. Le signe
de Babinski suffit à le confirmer, puisque la
modification du réflexe cutané plantaire (le
pied) relève d'un trouble central.
La neurologie se veut ou se croit scientifique
: elle rigidifie le réflexe (une réaction instantanée
et surtout automatique) - mais n'excluons surtout pas que
cette physiologie ait été inspirée par
la civilisation industrielle qui met en l'honneur, particulièrement
à l'usine (l'ouvrier à la chaîne) la rapidité
et l'automaticité.
Georges Canguilhem a beaucoup écrit
: dans La connaissance de la vie (2e éd., 1965)
il a analysé, déchiffré les principales
théories de la Biologie (la cellulaire, l'évolutive,
la taxinomique). Il est revenu sur quelques pathologies (la
thyroïdienne principalement) ; il s'est intéressé
à certaines philosophie (Descartes, A. Comte, Bergson
etc.).
Le dernier ouvrage - Idéologie et Rationalité
dans l'histoire des sciences de la vie, 1977 - porte sur
l'idéologie scientifique. On n'en sera pas surpris
: la science va se mettre à entraver la science, parce
que le savant est tenté d'hyperboliser sa méthode
ou d'élargir ses conclusions. Le contexte social l'y
encourage. Par exemple, Spencer voit dans la vie le
passage du simple au complexe et au fragile (loi générale
de l'évolution). La maladie mentale le vérifierait,
car le malade régresse et retombe sur l'indifférencié.
Mais cette théorie (cette idéologie)
donne aussi bonne conscience au colonisateur, puisque le "
primitif " est tenu pour celui qui souffre de retard
et a manqué à l'évolution.
Le dogmatisme, s'il peut servir la science, la
dévie le plus souvent, encore que G. Canguilhem
ait préféré à une connaissance
molle ou souple une plus présomptueuse qui sera plus
facile à réfuter ultérieurement. G.
Canguilhem s'est donc attaché à mettre en
lumière " les obstacles épistémologiques
" (terme bachelardien) aucoeur d'une science qui y sacrifie.
Ce qu'on retiendra, c'est que - sans doute pour
la première fois - le continent de la science biologique
a été assumé philosophiquement. Les découvertes
principales ont été redéfinies et les
théories reconsidérées, afin de discerner
en elles d'éventuelles généralisations
indues.
François DAGOGNET
Professeur Emérite de Philosophie à la Sorbonne
Paris, le 27 janvier 2003
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