Définition proposée
par
François DAGOGNET,
Professeur Émérite de Philosophie,
Université Paris I - Sorbonne
"La photographie
ne peut pas laisser indifférent le philosophe : il en est
ébloui ; avec elle, le monde est assurément transposé,
il nous est offert comme il ne l'a jamais été. En
effet, l'image, bien qu'assez réduite, ne néglige
rien, elle enregistre la totalité (la complétude).
Elle peut encore s'emparer du lointain ; elle saisit aussi bien,
à la demande, un plan ou une scène qu'elle détache
alors du reste. Nous pouvons varier les angles. Nous renouvelons,
grâce à ses exploits, notre regard. D'un autre côté
nous conservons sans peine ce qu'elle a enregistré (la mémoire
objective).
Son succès a été si fulgurant
que les peintres allaient en subir le contrecoup : ils durent renoncer
à leur tâche, empreinte d'un certain réalisme
(le portrait d'un personnage ou celui d'un paysage). Et le mouvement
impressionniste allait en résulter : l'artiste s'est emparé
de ce devant quoi l'appareil échouait, les atmosphères,
les brumes, et non moins la couleur. Mais, de son côté,
la photographie répliquera (c'est de bonne guerre) en se
" pictorialisant".
Le piège tendu par la photographie est de laisser
croire qu'avec elle tout est devenu facile : un déclic suffit.
Mais le septième art qu'elle définit suppose moins
la reprise ou la saisie du réel que son invention. Parmi
les victoires de la photographie, mentionnons celle d'Atget
: à l'aide d'un appareil démodé, il photographia
Les Champs-Élysées,
au petit matin, lorsque ne circulait encore aucun piéton
: il nous offre le vide, un peu de brume, à l'opposé
des trop-pleins habituels.
Le méfait de la photographie vient de ce qui
la valorisait - ses excès de précision et d'engrangement.
Déjà, sur un autre plan, Bertillon (chef de
service photographique de la préfecture de police) était
chargé de " prendre " de face et de profil les
criminels et les délinquants ; il cherchait l'image la plus
facile à analyser, celle qui permettait l'identification
rapide - le " fichage ". Mais il allait remarquer que
l'objectif, parce qu'il retient tous les traits, par là même
les noie et ne les détache pas assez les uns des autres.
La caricature et surtout le dessin d'un artiste ou d'un expert,
avec seulement quelques coups de crayon, dégagent mieux le
type et même l'individu. Le vrai se reconnaît à
ce qu'il sacrifie, élimine et abrège. La technique
photographique avantage trop l'exécution, alors que seule
l'idée assure le triomphe.
Le croquis ou l'esquisse (antiphotographie)
nous préserve de la minutie et du duplicatum prétendu.
Et Baudelaire devait stigmatiser la folie du daguerréotype
: "L'industrie qui nous donnerait un résultat identique
à la nature serait l'art absolu. Un Dieu vengeur a exaucé
les vux de cette multitude. Daguerre fut
son messie. Et alors elle se dit : "Puisque la photographie
nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude,
l'art, c'est la photographie." À partir de là,
la société immonde se rua
pour contempler sa
triviale image sur le métal" (Salon de 1859,
in Le Public moderne et la photographie).
Bref, la vraie photographie exprime à peu près l'inverse
de ce que nous tenions pour une bonne photographie!"
François DAGOGNET
100 mots pour
commencer à philosopher, p.206-208
Édition : Les empêcheurs
de penser en rond / Le Seuil, Paris, 2001
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