Retour à la page d'accueil

DIALOGUE


Thèmes et textes
Forums de discussion

NOUVEAUTES




Réalisations multimédia Porte-documents
Informations et projets
Europe Education Ecole

BIBLIOTHEQUE




Textes en ligne, Livres à lire
Dictionnaire du club
Galerie de portraits
Sélection de liens

LE CLUB PHILO

Qui sommes-nous ?
club.philo@free.fr
La vie du Club Philo
Soirées Philo à Sèvres et à Ville d'Avray

Programme 2003 - 2004 : Textes de référence - Retour à Sartre

7 oct. 2003, 20h45 (VdA) : La question de la mort chez Sartre:
Présentation par Philippe Touchet. Discussion.

Textes 1 :

« Il existe une quantité de gens, dans le monde, qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres…Ce que j’ai voulu indiquer, c’est précisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes, qu’ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent même pas à changer, et que ces gens-là sont comme morts, en ce sens qu’ils ne peuvent pas briser le cadre de leurs soucis, de leurs préoccupations et de leurs coutumes et qu’ils restent ainsi victimes, souvent, des jugements qu’on a portés sur eux. – C’est pour cela qu’ils sont « morts » : c’est une manière de dire que c’est une mort vivante que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actions que l’on ne veut pas changer… J’ai voulu montrer par l’absurde l’importance, pour nous, de la liberté, c’est-à-dire l’importance de changer les actes par d’autres actes. Quel que soit le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas, c’est encore librement qu’ils y restent. De sorte qu’ils se mettent librement en enfer. » Sartre

Texte 2 :
L’absurdité de la mort.

"Notre vie n'est qu'une longue attente : attente de la réalisation de nos fins, d'abord (être engagé dans une entreprise, c'est en attendre l'issue), attente de nous-mêmes surtout (même si cette entreprise est réalisée, même si j'ai su me faire aimer, obtenir telle distinction, telle faveur, reste à déterminer la place, le sens et la valeur de cette entreprise même dans ma vie). Cela ne provient pas d'un défaut contingent de la « nature » humaine, d'une nervosité qui nous empêcherait de nous limiter au présent et qui pourrait être corrigée par l’exercice, mais de la nature même du pour-soi qui « est » dans la mesure où il se temporalise. Aussi faut-il considérer notre vie comme étant faite non seulement d'attentes, mais d'attentes qui attendent elles-mêmes des attentes. C'est là la structure même de l'ipséité : être soi, c'est venir à soi. Ces attentes évidemment comportent toute une référence à un terme ultime qui serait attendu sans plus rien attendre. Un repos qui serait être et non plus attente d’être. Toute la série est suspendue à ce terme ultime qui n'est jamais donné par principe et qui est la valeur de notre être, c'est-à-dire, évidemment, une plénitude du type « en-soi, pour-soi ». Par ce terme ultime, la reprise de notre passé serait faite une fois pour toutes ; nous saurions pour toujours si telle épreuve de jeunesse a été fructueuse ou néfaste, si telle crise de puberté était caprice ou réelle préformation de mes engagements ultérieurs. La courbe de notre vie serait fixée pour toujours. En un mot, le compte serait arrêté. (…)
Mais, puisque la mort ne paraît pas sur le fondement de notre liberté, elle ne peut qu'ôter à la vie toute signification. Si je suis attente d'attentes d’attente et si, d'un coup, l’objet de mon attente dernière et celui qui attend sont supprimés, l'attente en reçoit rétrospectivement le caractère d'absurdité. Trente ans ce jeune homme a vécu dans l'attente d'être un grand écrivain ; mais cette attente elle-même ne se suffisait pas : elle serait obstination vaniteuse et insensée, ou compréhension profonde de sa valeur selon les livres qu'il écrirait. Son premier livre est paru, mais, à lui seul, que signifie-t-il ? C'est un livre de début. Admettons qu'il soit bon - il ne prend son sens que par l'avenir. S'il est unique, il est à la fois inauguration et testament. Il n'avait qu'un livre à écrire, il est limité et cerné par son oeuvre ; il ne sera pas « un grand écrivain ». Si le roman prend sa place dans une série médiocre, c'est un « accident ». (…) Mais, du coup, l'attente même que ce jeune mort fut, cette attente d'être un grand homme, perd toute espèce de signification ; elle n'est ni aveuglement têtu et vaniteux, ni véritable sens de sa propre valeur, puisque rien, jamais, n'en décidera. Il ne servirait à rien, en effet, de tenter d'en décider en considérant les sacrifices qu'il a consentis à son art, la vie obscure et rude qu'il a consenti à mener ; tant de médiocres ont eu la force de faire de semblables sacrifices. Au contraire, la valeur finale de ces conduites reste définitivement en suspens ; ou, si l'on préfère, l'ensemble - conduites particulières, attentes, valeurs - tombe d'un coup dans l’absurde. Ainsi, la mort n'est jamais ce qui donne son sens à la vie - c'est au contraire ce qui lui ôte par principe toute signification. Si nous devons mourir, notre vie n'a pas de sens parce que ses problèmes ne reçoivent aucune solution et parce que la signification même des problèmes demeure indéterminée.
Sartre, L’Être et le néant, page 596.

Explication et commentaire
Philippe Touchet


Introduction

Louis René Desforets,
Pas à Pas jusqu’au dernier.


Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s'impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu'avec elles.


Lui qui marche en toute ignorance du but feint de se rendre quelque part pour donner à son parcours non pas, faute d'en apporter la preuve, le sens d'une recherche précise, mais un semblant d'orientation, même si la voie lumineuse joyeusement empruntée au départ n'est plus que ténèbres où il s'enfonce chaque jour davantage vers le lieu énigmatique de sa destination, un lieu d'autant moins accessible qu'il a beau aller de l'avant s'en accroît la distance et qu'il doute d'y jamais parvenir, qu'il en vient même à douter de sa réalité, si bien qu'au sentiment d'avoir fait fausse route se substitue la croyance qu'aucune ne vaut mieux que l'autre, que ni bonnes ni mauvaises elles conduisent toutes, malgré parfois de longs détours qui induisent en erreur, au pied du mur, face à la mort.


Lorsqu’il s’agit de penser la mort, on se heurte à une difficulté qui est peut être celle-là même qui rend le langage impossible, ou du moins fini. Car il s’agit de poser des déterminations, des pensées, des raisonnements peut être sur une réalité qui, de fait, n’est ni un phénomène, ni une expérience, ni même une pensée, mais est seulement, et radicalement, la négation de tout cela. Parler de la mort est un acte par procuration, une condamnation sans pardon à la représentation, à l’intermédiaire.

De la mort il n’y a donc en réalité qu’une pensée, possible, et c’est en ce sens que, comme disait Epicure, elle n’est rien, ni pour les vivants ni pour les morts.

Pourtant cette pensée, d’autant plus difficile à saisir qu’elle n’a pas de contenu et pas d’objet, est présence terriblement précise, appelle la parole perpétuelle, comme nous ne rappelle ce beau texte de Louis René Desforets : « Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s'impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu'avec elles. ».

Cette perpétuelle redite est une question posée, donc une direction prise, une interrogation et une tentative de conquête, mais ce qu’elle cherche ne peut pas être trouvé, moins encore dit, comme si le langage même s’appuyait sur le défaut même de langage, comme si cette perspective de mort qui n’est pourtant pas une perspective, qui ne contient rien de commun avec la vie, était cependant ce qui en donnait la signification (donnait son sens à toute idée même de perspective).

Plus loin dans le texte, Louis-René Desforets dit aussi :
« Toujours ces pourquois, ces mêmes pourquois, ces pourquois harcelants qui jalonnent le chemin et s’y multiplient sous maintes formes sans jamais recevoir de réponse, à croire qu’ils s’en désintéressent, que leur fonction n’est pas d’en obtenir, mais d’occuper le terrain pour y exercer un pouvoir d’autant plus coercitif que le sujet questionné n’est pas en mesure de répondre à la demande. » Pas à pas jusqu’au dernier, p. 23.

Ainsi nous trouvons nous devant l’énigme initiale de la pensée de la mort, qui n’est et ne peut être qu’une pensée, qui ne pense à proprement parler rien, et même le rien n’est pas une présence. Mais l’énigme est d’autant plus lourde, et le texte de Sartre est là pour le penser, que ce rien, cette absence même de sens, parce qu’elle est en soi absence même de l’être, qu’elle est cependant ce qui détermine et agit sur ma vie, au point d’être, comme le remarque Louis René Desforets, comme une « marche en toute ignorance vers un but qui est feint ».

De ce que la pensée de la mort est une pensée du néant, du rien, on ne peut pourtant pas conclure que rien ne soit pensé dans cette pensée. Du fait même qu’elle ne renvoie, à proprement parler à aucun des phénomènes de l’existence, la mort ne peut être appréhendée par la pensée en soi, mais seulement comme limite, comme négation de ce qui est, comme négation de la vie.

Lévinas nous fait pourtant remarquer que la négation de la vie est une forme d’identification. Dire de la mort qu’elle est négation de la vie, c’est encore être et demeurer dans le champ des phénomènes, de ce qui est identifiable par nous comme un contenu, un existence, dans le champ du même. On ne sait rien de ce que la mort peut être, mais on sait bien ce qu’elle peut nous prendre, elle est négation irréversible de tout ce que nous avons vécu.

Or, précisément, la mort n’est pas une négation comme les autres, elle n’est pas négation d’une positivité qui la précéderait dans l’être ; la mort est négation, en premier, négation antérieure à toute positivité. C’est que mourir, c’est finir, mais irréversiblement, et cette irréversibilité est ce qui donne à la finitude propre de la mort un caractère absolu, un caractère de principe à partir duquel toute vie, toute existence peut ensuite être pensée. La mort n’est pas négation de la vie, au sens d’une simple limite, mais plutôt son impossibilité, c’est-à-dire négation des possibles que la vie requiert. Elle est pas négation du dehors, comme une pure extériorité de l’existence, mais elle introduit la négation au cœur même de la vie. La vie doit se penser, non comme ayant une limite, mais comme étant limitée, ce qui est tout à fait différent.

C’est cette énigme d’une mort agissant par la négation sur le plein de l’existence que Sartre cherche à penser. Si la pensée de la mort est présente dans l’existence, c’est parce que l’existence elle-même se pose, dans son action, dans sa démarche, comme finitude, c’est que l’être de l’exister est lui-même défini par le rien, à partir de lui, comme entouré et encerclé par la négation.

Mais dans une vision aussi radicale des choses, comment dès lors la vie est-elle possible ? La pure et claire consciente du caractère absolu, irréversible, principiel de la fin ne rend-t-il pas d’emblée toute existence absurde, et toute action, par définition impossible ? Et, de vrai, l’action porte en elle autre chose que la seule finitude, elle est une contestation permanente du caractère fini de l’être, comme si l’espoir de l’infini était le postulat de tout acte, et, singulièrement, de tout acte libre.

« Laissez- moi, je vous prie, laissez- moi le temps de respirer une dernière fois ! adressée à qui cette puérile imploration ? » dit encore Louis René Desforets ? Le « encore une minute, Monsieur le bourreau, (allusion aux cris désespérés de Madame du Barry, ancienne maîtresse de Louis XV, guillotinée pendant la révolution.) n’a, si nous y réfléchissons avec la Raison, aucun sens, et encore moins de signification face à la mort biologique : que pourrait-il y avoir encore dans cette minute qui reste encore mienne ? Et pourtant, la vie s’accroche, non pas au temps limité qui me reste, mais à l’espoir d’une illimitation purement factice, purement illusoire, mais bien réelle au regard de la structure de l’action. Agir, c’est espérer, non une réalisation immanente et elle-même finie, mais un état où toute finitude cesserait, où le temps n’aurait plus de prise. L'action, comme le désir d’ailleurs (mais sous des formes différentes), est un des modes de l’existence qui requièrent une négation de la mort par une négation du temps, un acharnement à maintenir le possible, et même l’éternellement possible.

Il y a bien une claire opposition entre la liberté telle qu’elle est requise par l’action libre (et qui suppose de transcender tout finitude et toute détermination), et d’autre part la constatation de la mort, comme achèvement de la vie, comme sa limite intérieure. Le mortel se sachant mortel se sait non-libre, et dès lors indifférent à quelle route il doit prendre, puisqu’il sait que toutes les routes prises mènent finalement à la même fin, à la même absence de route. Le mortel se sachant libre vit, au contraire, dans l’attente, non d’une fin, mais d’un achèvement, d’une réalisation de l’attente, d’une suppression même de la finitude, qui est, universellement, la seule perspective qui donne sens à la vie.

L’existence peut-elle alors encore se penser devant cet absolu déchirement, où aucune réconciliation n’est possible, pas même par la pensée ? Car qu’est-ce qu’il reste à l’homme dans la conscience de la mortalité : l’illusion, ou la paralysie, l’ignorance et le divertissement, ou le renoncement à soi ?
Telle est la question que le texte de Sartre nos amène à poser, question qui, autrement dite, pourrait se formuler ainsi : « la mort est-elle la situation de l’homme ou sa liberté ? ».


La théorie sartrienne de l’existence
.

Pour comprendre la volonté de Sartre de mettre au jour ce qu’il appelle la puissance d’absurdité de la vie, il faut cependant, un moment, replacer la théorie sartrienne de la mort dans le concept de l’analyse de la liberté, telle qu’elle est faite dans la quatrième partie de L’Être et le néant.

Pour la comprendre, il est nécessaire de saisir que Sartre pense à partir d’une théorie de la liberté qu’il réfute, et qu’on pourrait appeler la théorie des deux absolus. Il n’est pas de pensée de la liberté qui ne se pose comme opposée à une certaine nécessité, à une certaine nature. Le monde qui m’est donné, l’univers dans lequel je suis jeté, est une nature, est régi par une nécessité qui me dépasse, qui anéantit mon pouvoir même de pouvoir, au sens où je ne peux rien être sans être déjà porté à l’être par l’être, et que l’être me dépasse dans sa nécessité.

Je suis donné, et la nature est l’ensemble des contraintes que ce donné me pose. Face à cela, je suis pourtant une pensée, une volonté, et l’indépendance de ma subjectivité par rapport à ce donné, à cet être (qui est pourtant aussi mon être) le fait général pour moi d’être un sujet, tout cela me rend libre, c’est-à-dire capable, au moins virtuellement, de nier ce donné, cette nécessité, par ma pensée. « L’homme est libre » signifie alors : sa pensée peut, dans sa représentation, se poser comme différente, indépendante du monde, et peut, au moins dans le domaine propre de la pensée, être la cause de soi. Elle peut poser un objet qui soit la réalisation de sa représentation. La pensée peut être un commencement d’être.

Il y a donc bien la mise en face à face de deux absolus : d’une part la nature, en tant qu’elle s’impose à tout et à tous sur le mode de la nécessité. De l’autre la pensée, qui, comme substance indépendante de la nature, se détermine par la seule représentation, est pensée indépendante du monde, est absolument soi.

Une telle opposition a longuement interrogé les philosophes, à commencer par Spinoza. Comment, en effet penser la co-présence de ces pôles, dont le fondement porte, en soi, contradiction l’un à l’autre ? Si je suis libre, c’est donc que j’échappe à la nécessité, fut-ce seulement au cœur même de ma pensée. Mais si je peux, dans l’intimité du je pense, échapper aux déterminations de la nécessité, c’est qu’il n’y a pas de nécessité.

Si au contraire, j’affirme la nécessité pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une détermination universelle et absolue, alors comment concevoir la liberté, sinon comme un simple aménagement des contraintes : le monde est donné, mais je cherche comment, par la pensée, accompagner ce caractère donné, me mettre en harmonie avec lui, comme un nageur qui se sert du courant et de sa force nécessaire pour aller là où il croit vouloir aller. Je peux chercher à « jouer » sur les contraintes du monde, sur leur complexité et leurs entrelacs, utiliser une contrainte contre une autre. Mais, ce « jeu » avec la nature, (qui n’est rien d’autre que l’activité technique) ne confère pas, pour autant, à ma démarche une vraie liberté, puisque je ne peux réussir que ce que le monde me donne à réussir, choisir que parmi les choix qu’il m’offre, vouloir que ce qui est possible. Loin d’être cette puissance de nier l’être donné à l’infini, elle devient la soumission à la contingence finie, soumission à la finitude même.

Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas véritablement possibilité de la liberté, si l’on entend par là la déduction de l’acte libre à partir des possibilités de liberté contenues a priori dans la nature. Mais plutôt la position de deux impossibilités : la pensée pure, la nature donnée.

Opposer la liberté au donné, voir la nécessité comme l’autre absolu de la pensée, voilà des impasses que l’existentialisme, après la phénoménologie s’attache à résoudre. Par un retour « aux choses mêmes », Sartre cherche à saisir la liberté à partir de l’ek-stase de l’existence, au cœur de l'être en tant qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est hors de soi, hors de la pensée. Il cherche donc comment, dans la subjectivité même, l'objectivité s’inscrit comme situation, c’est-à-dire comme moment même de la manifestation de la liberté.

Ce que Sartre va systématiquement opposer au « dualisme », c’est au contraire la relation étroite, la corrélation indivise entre le moi et l’être donné, entre mon projet d’être libre et la situation contre laquelle, et finalement par laquelle je manifeste ma liberté. Autrement dit, à la déduction de la liberté à partir de la séparation du moi d’avec la nature, il va opposer l’existence, en tant qu’elle me jette toujours au-dehors, en dehors de moi, mais, qu’en même temps ce dehors ne m’apparaît comme un dehors que je dois nier, que parce que j’ai précisément le projet de le nier, le projet de ne pas être ce qu’il est, et d’être autre chose. Ainsi en est-il par exemple, de mon rapport au passé. Le passé, c’est l’ensemble de tout ce qui a été avant moi et que je suis, parce qu’il m’est donné. C’est aussi l’ensemble de toutes les décisions que j’ai prises, et dont les conséquences me déterminent, parce que je ne peux plus revenir en arrière. Je suis, en ce sens, le produit de mon passé, et aussi le produit du passé de tous les autres, de ceux (hommes, sociétés, famille, institutions) qui m’ont fait être. Ce passé, c’est la contrainte, c’est l’être en tant que je ne le choisis plus.

Pourtant, il est présent en moi, et il ne prend son sens que par rapport au futur que je lui donne, c’est-à-dire au projet que j’ai. J’ai bien un passé, mais ce passé, il faut encore que je décide de sa valeur, de son sens : est-il ce à quoi je reste fidèle, étant en un sens celui pour qui le passé est un but. Ou bien est-il ce que précisément je veux nier, ce qui pour moi doit appartenir au passé, c’est-à-dire ne plus être. Et dès lors, il n’est plus mon passé, il n’est même passé pour moi qu’à la mesure de mon attente, c’est-à-dire de la fin que ma liberté pose en face de l’être.
« c’est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le passé, en effet, est originellement projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et, dans la mesure même où il est projet, il est anticipation. Son sens lui vient de l’avenir qu’il préesquisse. » L’Être et le néant, », p.556

Autant dire que le passé n’est pas une contrainte en soi, mais seulement parce que mon projet le décide comme tel. Le monde, les projets ne l’offrent des résistances, que parce que j’ai précisément le projet de les nier. La meilleure preuve de la liberté de l’homme, de sa capacité à nier ce qui est, c’est qu’il faut encore qu’il décide de son passé. Cela ne veut pas dire que ce passé ne soit pas déterminé, et qu’il ne contienne pas un donné inaltérable, et irrécusable. Cela veut dire que le moi doit toujours, de par sa conscience, donner à cette nécessité un sens d’organe, ou d’obstacle. L’être du pour soi n’est jamais simplement être, il est toujours au-delà de ce qu’il est (même lorsqu’il adhère au donné). Il est projet, il se jette au-delà de soi, et du monde, il est attente et non être. Il est condamné à être libre. Il ne peut pas choisir de n’être pas libre, parce que seule la liberté peut limiter la liberté. Si j’étais une chose ou une nature, l’être donné pour moi ne serait jamais une contrainte. Il n’y a des contraintes, et même des choses, que pour une conscience, un pour-soi qui, par son projet d’être, les pose comme différent d’elle. (et éventuellement comme indifférente à elle). Être libre, c’est toujours être en instance de liberté. Ce n’est pas être simplement soi, comme une chose. Car alors, tout serait être et nature. Être libre, c’est nier ce qui est. Le sujet est condamné à nier ce qui est, non parce qu’il est foncièrement différent de la nature, mais parce que pour lui, comme conscience, il y a, face à lui, une nature. Il projette face à lui quelque chose qu’il n’est pas. Uniquement parce qu’il n’est pas ce qu’il est, qu’il est en instance de soi, en attente de lui-même. L’attente est donc la forme que prend la liberté en tant qu’elle est transcendance. L’homme ne peut pas ne pas être attente.

« L’adversité des choses et leurs potentialités sont éclairées par la fin choisie. Mais il n’y a de fin que pour un pour-soi qui s’assume comme délaissé au milieu de l’indifférence ». Par cette assomption, il n’apporte rien de neuf à ce délaissement contingent et brut ; sauf une « signification ». Il fait qu’il y a désormais un délaissement, il fait que ce délaissement est découvert comme situation.

« Nous ne sommes séparés des choses par rien, sinon par notre liberté. C’est elle qui fait qu’il y a des choses, avec toute leur indifférence »

« Le projet de ma liberté n’ajoute rien aux choses : il fait qu’il y a des choses, avec toute leur indifférence ».

Être en attente est donc ce qui fait que je suis une liberté dans le monde, que je suis un moi. Nier ce qui est, être en instance de soi-même, tel est le sens de la subjectivité, de la conscience, en tant qu’elle est condamnée à être libre.
« mais aussi ne suis-je jamais libre qu’en situation », dit aussi Sartre.

Que la vie soit attente parce que je suis condamné à être libre, et qu’être libre soit justement l’acte d’interpréter une situation comme situation, c’est-à-dire comme non- moi, comme aliénation, cela ne signifie pas que je puisse choisir la situation que je suis. Il n'y a de situation que par ma liberté ; c’est-à-dire par la fin que j’assigne à mon acte, mais il n’y a aussi de liberté qu’en situation. Mes attentes pourraient sans doute se réaliser toutes si j’étais le seul à être libre, si le monde qui m’est donné m’attendait. Or le monde ne m’attend pas, et ne m’a jamais attendu. Il est déjà constitué avant même que j’existe, et il est constitué autour des attentes des autres, autour des significations que les autres ont construit. Non pas seulement autour de mon passé à moi, mais autour d’un passé qui est celui des autres, qui me dépasse, mais qui a préétabli des significations dans lesquelles et vis-à-vis desquelles je dois me déterminer.

Or le monde donné, c’est le lieu où je vais chercher les moyens de mes fins. Mon attente, en ce sens, dépend de la forme contingente que le monde va lui donner. Je peux tenter quelque chose que je ne réussirai jamais, du fait de la contingence donnée du monde, qui ne m’a pas attendu pour être ce qu’il est, pour être ce que les autres font de lui, et de moi-même. Quoi que je fasse, je choisirai toujours ce que je suis à partir de cette situation donnée, des moyens qu’elle me procure, de l’état des choses et des techniques. Parce que la liberté est un projet de négation de ce monde-ci (et non d’un autre), mes attentes sont des attentes déterminées par le monde dans lequel je fais ma place. Je suis déterminé dans mes choix par la situation que je veux nier. Je suis aliéné avant même d’être, parce que, avant d’attendre quelque chose, le monde ne m’ayant pas attendu pour être ce qu’il est, il détermine ce que je peux en attendre, et ce que je ne veux pas en attendre.

« Être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit, ce qui n’aurait point de sens, mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit.«, L'Être et le néant, p. 579


La mort en ce jour

a. la critique de Heidegger

Mourir, c’est en revanche trouver une situation comme nature, comme détermination indubitable. Alors, il n’y a plus de situation, mais seulement une essence. Sartre signale à ce propos ce proverbe grec : « nul ne peut être heureux avant sa mort. ». De même, il dit « la passé est indéfiniment en sursis parce que la réalité humaine était et sera toujours en attente. L’attente exprime la liberté comme constituante originelle de la réalité humaine. (être libre c’est être perpétuellement en instance de liberté) ».

Ici, il convient de signaler que toute l’analyse de Sartre est une critique de l’être pour la mort tel que Heidegger l’a analysé dans Etre et Temps ; l’analyse de Heidegger est la suivante : l’homme seul est mortel, au sens où seul il peut penser, par sa conscience, la possibilité de l’impossibilité, c’est-à-dire l’impossibilité de l’être. Aucun autre étant, comme l’animal, ne peut se représenter l’être comme non-être, parce qu’il ne peut pas s’extraire du vécu, et qu’il ne peut penser ce qui est. Par là même, la perspective de la mort n’est pas la perspective d’une fin, qui constituerait une terminaison biologique et empirique de la vie, mais c’est une certaine perspective de sens, de signification. Cette signification est triple.

Tout d’abord, l’homme n’est pas l’être qui a une fin, mais qui est vers la fin ; cela signifie que la fin, c’est-à-dire la possibilité de l’impossibilité, la possibilité de mettre fin à l’existence, de la déterminer et partant d’en faire un être-là déjà échu, comparable aux choses, cette possibilité est présente comme l’horizon même de toute la vie, comme condition de possibilité de la conscience de la vie comme vie. Sans doute, la quotidienneté consiste-t-elle à évacuer et voiler cette ultime possibilité, en se réfugiant dans les préoccupations justes présentes et déterminées de l’existence. Mais, pourtant, ce refus de voir l’être pour la fin est encore un effet de cet être pour la fin, une manière pour le Dasein de manifester, mais par le refus, sa profonde orientation vers la possibilité ultime de son impossibilité. Dès que je vis, je suis assez vieux pour mourir ; c’est-à-dire que je suis sous la menace indéterminée de la détermination indépassable de l’impossibilité propre de l’être irréversiblement échu.

Mais la seconde signification, c’est que cette possibilité de l’impossibilité n’est pas une possibilité comme les autres. Dans la vie, les possibilités sont vécues comme des puissances de l’étant en train de se réaliser : c’est-à-dire que ce que l’on désigne par la possibilité, c’est l’attente de ce qui, déjà virtuellement là, va se réaliser. Au fond, dans la vie utilitaire, ce qui est possible, c’est ce qui est déjà virtuellement rendu possible et conforme aux conditions du réel. Le possible est anticipation rétrospective du réel. Mais la possibilité de la mort n’est nullement du type de ce qui, étant un possible, est déjà virtuellement déjà là en puissance. Car si ce dont il est la possibilité se produira bien (la mort va bien advenir), ce n’est nullement comme un phénomène qui pourrait être vécu. Ce n’est nullement comme si quelque chose de déterminé pouvait être attendu que nous attendons la mort. Sa possibilité propre n’est pas d’être le possible d’un réel, mais d’être le possible d’un possible, de renvoyer l’existence à son indétermination propre, c’est-à-dire au fait qu’elle n’est jamais réellement là, mais toujours en extase de soi, en avance de soi. Dire de la mort qu’elle est la possibilité de l'impossibilité, ce n’est nullement renvoyer la vie à la négativité de sa finitude, c’est montrer que la vie est existence pour le Dasein, et que, ce faisant, elle est le vécu de son impossibilité, le vécu de son attente de soi qui n’est jamais l’attente de quelque chose, qui est toujours l’attente du rien. La vie vers la fin est donc l’attente toujours présente de l’existence en tant qu’elle est dans la possibilité et non dans la réalisation, qu’elle se doit d’être toujours possibilisation et jamais manifestation, existence et jamais existant.

De là, on doit dire au fond que la possibilité de la mort est aussi la possibilité la plus propre, celle qui doit être vécue comme la seule des possibilités indépassablement mienne, et ce sans relation. Loin de l’indétermination rassurante du nous-on, où c’est toujours l’autre qui meurt, où c’est toujours l’autre qui vit, la perspective de la mort est la perspective d’un retour à soi comme absolument un, comme possibilité la plus propre, comme étant la seule chose que je dois vivre sans relations. C’est pourquoi la perspective de la mort est en même temps celle de la liberté. Etre mortel veut dire, j’ai devant moi l’horizon du finir, c’est-à-dire de devoir être exclusivement moi-même, d’être seulement et indépassablement l’attente de moi. Mais cette attente n’est pas l’attente d’une chose ou d’un étant, elle est précisément l’attente de ne jamais être, de ne pas exister, elle est l’attente d’être telle que je suis toujours en attente du moi, que je me dois d’être toujours un possible.

« La marche d’avance découvre à l’existence le don de soi-même comme possibilité extrême, et brise ainsi toute sclérose sur l’existence déjà atteinte. Le Dasein se garde, s’il y marche, de retomber en arrière de soi et en deçà du pouvoir être entendu, bref de « devenir trop vieux pour ses victoires (Nietzsche). Libre pour les possibilités les plus propres déterminées par la fin, c’est-à-dire entendues comme finies, le Dasein conjure le péril de méconnaître, à cause de son entente finie de l’existence, les possibilités d’existence des autres qui le dépassent ou encore de commettre le contresens de les ramener de force aux siennes, pour s’adonner à l’existence factive la plus propre. » Être et temps, p. 319


b) Ainsi, la mort est-elle ce qui contraint ma vie à la singularité

Si nous envisageons maintenant la critique que Sartre fait de l’analyse de Heidegger, nous voyons, curieusement qu’il y a un point incontestablement commun dans leur approche du phénomène : l’un comme l’autre considère que la vie n’est pas le vécu de déterminations objectives, n’est pas l’insertion dans des situations, mais qu’elle est attente de soi, une attente qui ne se résout jamais en un terme, parce qu’elle est attente d’exister, c’est-à-dire de s’arracher à soi, « marchant à la mort certaine mais indéterminée, le Dasein s’ouvre à une menace constante jaillissant de son là lui-même. » dit Heidegger. L’attente est ce qui, par le pouvoir néantisant de la conscience, fait que je ne suis pas simplement moi, mais pour soi, c’est-à-dire pour autre chose que ce qui m’est donné dans la détermination.

Toutefois, à partir de cet égal constat de l’importance de attente comme fondement de l’existence de l’existant, ils divergent grandement quant à l’interprétation de la mort. Pour Sartre, la mort n’est nullement la perspective de la vie, elle n’en constitue nullement la condition de la liberté et l’homme ne saura être un « être pour la mort ». Elle n’est nullement non plus ce qui me singularise, mais bien au contraire ce qui me désingularise ; elle est ce qu’elle me renvoie au on, à la détermination des regards des autres. Et c’est là qu’il inverse volontairement l’analyse de Heidegger : là où celui-ci présente la perspective de la mort comme « la possibilité de l’impossibilité », Sartre la présente comme « l’impossibilité de la possibilité », comme ce qui met radicalement fin à tout possible, et donc à toute liberté. De sorte que la mort ne fournit, pour lui, aucune signification, aucun sens à la vie, mais est, au contraire ce qui lui retire absolument tout sens, la rend absurde. Elle est l’inhumain, l’absurde.

« Ainsi, cette perpétuelle apparition du hasard au sein de mes projets, ne peut être saisie comme ma possibilité, mais au contraire comme la néantisation de toutes mes possibilités, néantisation qui elle-même ne fait plus partie de mes possibilités. Ainsi la mort n’est pas ma possibilité de ne plus réaliser ma présence au monde, mais une néantisation toujours possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités » L'Être et le néant, p. 595.

Ainsi, la mort est la limite de toute liberté, son impossibilité absolue, ce qui rend, par là même l’attente de la mort absurde et impossible.
De même, Sartre conteste profondément que la mort soit cela qui me singularise, puisque être mort, c’est être désormais celui dont l’autre est le gardien, celui qui ne peut plus, par le pouvoir néantisant de la conscience, démentir le regard des autres, opposer ses possibles à leurs déterminations.
« D’ailleurs, la mort, en tant qu’elle peut se révéler à moi, n’est pas seulement la néantisation toujours possible de mes possibles - néantisations hors de mes possibilités - , elle n’est pas seulement le projet qui détruit tous les projets, et qui se détruit lui-même, l’impossible destruction de mes attentes : elle est triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. (…) ma vie tout entière est, cela signifie, non point qu’elle est une totalité harmonieuse, mais qu’elle a cessé d’être son propre sursis, et qu’elle ne peut plus se changer par la simple conscience qu’elle a d'elle-même ». L'Être et le néant, pp. 598-599.



Entre Sartre et Heidegger, est-ce cependant de la même »perspective mortelle » dont il est question ? Tout se passe comme si l’un parlait de la mort, compte tenu de la possibilité, l’autre du point de vue de l‘impossibilité. Tout se passe comme si Sartre envisageait la mort comme l’autre, ce qui est, résolument en moi, comme limite de toute existence, comme un néant indépassable, alors que Heidegger y voyait précisément ce qui donne la possibilité de la singularité. Pour Sartre, la mort c’est la présence dévastatrice de l’autre, cette impossibilité contre laquelle je me bats comme sujet.
« en tant que la mort est triomphe de l’autre sur moi, elle renvoie à un fait fondamental mais totalement contingent, qui est l’existence de l’autre ».

Ainsi, pour Sartre, la mort est l’extériorité absolue, la contingence implacable, l’horreur du dehors qui menace, la factivité pure : « il n’y a aucune place pour la mort dans l’être pour soi ». Et plus loin : « c’est une limite externe et de fait de ma subjectivité ». Pour Heidegger, au contraire, la mort est une perspective intime, un retour à soi, une reprise pour soi de la singularité de mes possibles, c’est l’obligation de mon intimité retrouvée de se confronter avec ce qu’il y a de possible en moi. Loin que la mort soit un dehors, elle est au-dedans, comme angoisse du rien qui menace, et qui, par là même libère de la finitude du simple être là.

Dans cette confrontation, il nous reste au fond à reconnaître l’exemplarité de la confusion elle-même. À la question, qu’est ce qui est attendu dans la mort, on s’aperçoit que ce n’est pas de la même mort dont les deux philosophes nous parlent : la mort dont nous parle Heidegger, c’est la mort singulière, la mort qui me fait être moi, comme un être fini et unique. Pour Sartre, la mort est au contraire une généralisation, une expulsion hors du moi singulier. La possibilité sartrienne est hors de mes possibilités parce qu‘elle est universalisante, me faisant perdre l’unicité du pour-soi. La possibilité heideggérienne est libérante, parce qu’elle me contraint à la singularité, contre l’universalité du nous-on vivant. Sartre le dit lui-même : « on peut s’attendre à la mort, mais certainement pas à sa propre mort ». Pour Heidegger, justement, c’est parce que la mort est la seule chose qu’il me faille attendre en propre que la vie est singulièrement ma vie.


Ne devons-nous pas en conclure que c’est précisément la « quantité » de l’attente qui est, finalement en cause ? Que, dans l’ordre du possible, c’est-à-dire de l’existence, ce qui compte n’est pas tant sa compréhension que son extension ? Qu’est-ce qu’être dans l’attente de soi ? Est-ce se chercher dans la singularité, ou, au contraire, se retrouver dans un universel qui donne sens ? L’attente de soi n’est-elle pas toujours l’attente d’une signification de soi ; partant cette dernière n’est-elle pas la recherche d’un universel qui nous dépasse ? Mais, ce faisant, s’agit-il d’un universel déjà donné, que l’on recueillerait seulement dans les possibilités déjà données par le monde, où la vie n’est-elle pas, face à la mort, la tendance à créer, à vivre comme un universel, c’est-à-dire à le construire vers un sens, contre la singularité que son effectuation produit d’elle-même ?

Dans cette perspective, la mort demeure pour nous comme une attente de l’ambiguïté : elle me hante comme une possibilité de n’avoir été que soi ; elle me fascine aussi comme une tendance à refuser l’autre. Mais inversement, elle met en danger mes tentatives de signification, parce qu’elle rétorque à leur universalité la finitude de mon existence. Contrairement à ce que pense Sartre, n’est-ce pas précisément à cause de cette finitude donnée, dès le départ, que nous tentons de donner un sens universel à notre possibilité ? Et le risque de la mort, s’il nous hante, n’est-il pas plutôt celui de n’être que proprement soi ? La mort, alors, ne serait pas tant le risque de l’impossibilité que le risque de la singularité. N’est-ce pas précisément ce qui explique le refus réitéré de la mort dans l’attente ? N’est-il pas vrai que nous rejetons la possibilité de la mort et que c’est l’infini que nous attendons ? N’est-ce pourtant pas aussi parce que la mort est là comme notre intime et commençante possibilité qui nous tentons de lui échapper par la vie, et que notre vie même est, peut être, un arrachement à sa propre contingence ? La question reste ouverte.

En tout cas, sans chercher un terrain de rencontre entre l’analyse de Heidegger et celle de Sartre, nous pouvons d’emblée retenir ceci : la mort en notre vie fait de l’existence une contradiction, et vivre est l’épreuve de cette contradiction même. Ce n’est que lorsque la contradiction n’est plus vécue, lorsqu’un des termes est préféré à l’autre que la vie disparaît, laissant place à l’absurdité, la vraie : une vie sans mort possible, une mort sans vie possible. Derrida a intitulé un de ses livres sur la mort : Apories, signalant par là que la mort est précisément ce qui donne du possible parce qu’elle est l’impossible, manifestant par là que c’est au cœur même de cette aporie, de cette impasse que la vie commence, non pour l’oublier, mais pour la vivre.




Cette longue présentation doit nous ramener à l’analyse détaillée du texte de ce Sartre, dont le contexte se devait d’être cependant rappelé.


Analyse du texte.

Le texte s’organise en deux grandes parties qui, en réalité, se répondent. La première partie parle de la vie comme attente, la seconde de la mort, en tant qu’elle répond à cette attente. Mais, derrière cette bipartition, il y a, en réalité, une profonde unité de résolution. Car l’attente est précisément la structure de l’ipséité telle qu’elle donne à la perspective de la mort toute son absurdité. C’est parce que la vie est attente, que la mort renvoie à cette attente sa dimension de non-perspective. En réalité, donc, les deux parties ne sont que les deux faces d’un même processus, d’une même analyse de ce que Sartre appellera la factivité, l’envers de la liberté en tant qu’elle se manifeste.


1. La vie comme attente d’attente.


Le texte commence par dire que la vie est attente, et nous avons déjà expliqué que cette structure résulte du fait que l’homme est liberté, c’est-à-dire ek-stase. Et c’est précisément ce que le texte explicite ensuite, dans la deuxième phrase : il ne s’agit pas seulement de l’attente de quelque chose de déterminé, d’une chose ou d’une circonstance. Mais de soi, en tant que je suis toujours au-delà de moi, en tant que je nie le donné que je suis, en tant que je transcende la situation. De sorte que l’attente n’est pas tant l’attente de se réaliser dans le monde (car nous réalisons toujours de multitudes de choses dans la vie, sans que, pour autant, nous n’y trouvions une quelconque réalisation de soi). Car la réalisation de soi, n’est pas la réalisation de soi sous une forme contingente, mais de soi comme « sens, valeur et signification » dit le texte. Autrement dit, la vie s’organise autour de la finalité et non autour des moyens ; il y a, dans l’ordre de la volonté, une dimension absolue de la finalité : le bonheur n’est-il pas la recherche de cette finalité suprême, pour laquelle tous les autres actes de la vie seraient des moyens. Telle est aussi la nature de la conscience : elle ne se contente pas de vivre sa vie, mais elle la pense, et partant, elle lui donne une valeur, elle cherche à la relier à un vouloir universel de soi.

Ensuite, Sartre analyse la cause de cette structure de la vie comme attente : le moi est temporalité. Sur un mode très heideggérien, Sartre montre qu’être, pour le moi, c’est tendre à être donc tendre à nier ce qui est donné pour moi dans le présent. Je ne suis pas ce que je suis, je suis pour autant que je me projette dans ce que je ne suis pas encore. Cette temporalité, qui lui fait dire « être soi, c’est venir à soi », n’est pourtant pas une circonstance ou une situation qui résulterait du temps comme donnée extérieure. Je ne suis pas contraint par le temps à différer de mon être, mais la structure temporale est ce qui manifeste ma dimension de pour-soi, le fait que l’autre est au cœur même du moi comme ce contre quoi il doit se déterminer, ce contre quoi il doit lutter. Voilà aussi pourquoi l‘attente, en tant qu’elle est attente de soi, n’est, à proprement parle qu’attente d’attentes qui attendent elles-mêmes des attentes ». Dans cette attente, il faut comprendre que ce qui est attendu est déjà là, mais sous une forme projective, comme précisément ce qui ne peut pas être au présent ; Attendre, ce n’est pas attendre quelque chose qui, par sa présence résoudrait enfin toute attente. Au contraire, je n’attends rien, sinon moi-même comme ce qui a la puissance d’être, et donc je m’attends en tant que je m’attends à différer toujours, à être toujours au-delà de moi-même, à n’être jamais « fini ». C’est infiniment que nous nous attendons (ce qui ne veut pas dire que c’est l’infini nous attendions). Car dans cette infinité même, est la nature du pour-soi, cette faculté à l’existence, à la distance, à la transcendance de l’ego.

L’homme qui n’attend plus rien, c’est aussi celui qui est déjà mort. Être seulement dans l’ordre du présent pur, c’est non seulement la négation de la conscience (qui est toujours tension vers un advenir de soi), mais une négation de la liberté. Ne plus rien attendre, c’est se soumettre au donné, à la situation, c’est supprimer la différence fondatrice entre moi et les choses. C’est me faire, mais artificiellement (et par mauvaise foi) nature. Tout ce qui n’est pas nature est dans la projection au-delà du présent.

Mais voilà que Sartre remarque, dans la structure même de l’attente, une tension, une contradiction qui, pour tout dire, met en danger l’unité même du moi dans l’attente, et partant, nous met au seuil de la question de la mort. Car si nous vivions dans la temporalité sans qu’il y ait la mort, ne pourrions-nous pas imaginer que l’existence serait comme un cycle perpétuel des attentes, un perpétuel retour sur soi, jamais achevé, jamais présent, mais toujours en acte. Mais il semble que la conscience ne puisse se satisfaire de la sempiternalité de l’attente, qu’il y ait, au cœur de l’attente même, une contradiction, un conflit.

C’est ce que le texte explique ensuite quand il parle des références des attentes. Sartre découvre que si c’est dans la temporalité et par la temporalité que nous sommes ce que nous sommes, c’est cependant, au fond une sortie hors de la temporalité que nous recherchons. Telle est la structure même de l’idée de bonheur : nous attendons au-delà du présent, nous comptons sur la vertu transcendante du temps pour nous faire advenir, mais le terme que nous voulons atteindre est l’absence même de temps, le repos, la fin de toute attente. Ce repos que nous cherchons, et qui semble, au fond, servir de principe à la valorisation de chacun des actes de notre vie, est, dit le texte, un plénitude du type « en soi –pour soi ». Il faut ici, expliquer la nature de ces termes.

L’en soi renvoie à la pure et simple identité avec soi-même, telle que les choses nous le montrent : elles sont, mais elles n’ont pas à être ce qu’elle sont. Il n’y a aucune négativité en elle ; elles sont leur être, un point, c’est tout. Elles s ne sont pas ce qu’elles sont par rapport à autre chose, elles ne sont pas non plus l’autre d’un autre. L’altérité, qui fait reconnaître l’identité leur échappe totalement. C’est pourquoi le soi de l’en soi n’est nullement une conscience de soi : car pour prendre conscience de soi, il faut faire l’épreuve d’une déhiscence dans l’être que je suis, l’épreuve d’une altérité et d’une négation de soi, d’une dépression dans l’être. Alors nous dirons que le pour-soi est l’être de la conscience, parce qu’il doit être ce qu’il est par négation de l’en soi, parce que son être est, non ce qui est, mais ce qui a à âtre, ce qui se temporalise. Le pour soi, c’est donc, en un sens non pas l’autre, mais l’altérité en tant qu’elle est le mouvement de remonter à l’identité de l’être, en tant cependant que cette identité n’est pas encore, qu’elle est en attente de soi, qu’elle devient elle-même parce qu’elle ne l’est pas. L’unité du type en soi pour soi serait donc la disparition de la distance fondatrice qui crée à la fois la possibilité de la conscience et l’impossibilité de sa réalisation complète. Si nous pouvions un jour atteindre à un repos, c’est parce que l’être serait enfin totalement confondu au devoir-être de la conscience, que je serais enfin tout ce que j‘ai à être, et que je ne serais plus condamné à tendre vers moi. Je serais enfin, purement et simplement, moi.

On voit l’intérêt qu’il y a à envisager une telle perspective : elle fait se rejoindre non seulement le sens et l‘existence, mais aussi le singulier et l’universel, de sorte que chacun de mes actes serait, d’un coup, justifié. En somme, l’idée d’un repos final est une manière de supprimer la contingence, et donc la liberté. Car on aurait tort de croire que les hommes aspirent à la liberté. Celle –ci, dès lors que nous sommes jetés dans l’être sans excuse et sans justification, dès lors que, contrairement aux choses, tout ce que nous sommes, nous avons à l’être, et que nous portons, par nos actes, l’entière responsabilité du résultat, la liberté est un terrible fardeau. Rien, dans la situation, et partant, dans l’être, ne nous soutient dans les actes que nous entreprenons. Rien ne nous sépare de l'échec, de l’erreur, et même de la mauvaise foi ; rien, sinon nous-mêmes, notre conscience, sa distance et sa capacité de néantisation. Mais, en même temps, nous aspirons perpétuellement à un retour à la simplicité de la chose, qui est simplement ce qu’elle est.

L’homme n’est pas simplement ce qu’il est, de sorte qu’il a à être ce qu’il est. Mais, en même temps, il ne pourra pas être ce qu’il a à être, parce qu’il est mortel, et que, partant, il cessera d’être avant même d’avoir pu achever ce qu’il a à être, qui, du reste, n’est as de l’ordre du fini.

Tel est le profond paradoxe que Sartre nos donne à penser : je ne suis pas ce que je suis, et donc, j’ai à l’être, je dois e devenir. Mais c que j’ai à devenir ne peut cependant jamais être advenu, parce qu’il se repousse au-delà de toute attente, et que ma vie cesse avant que mes attentes soient remplies.


2. La mort rend la vie indéterminée


C’est dans ce cadre que Sartre va exposer ses réserves concernant la théorie heideggérienne de la mort. Pour lui, la mort n’apporte aucune signification à la vie et, au contraire, sa perspective entache l’existence d’un essentiel caractère d’absurdité.


C’est que, tout simplement, la mort est la suppression de l’attente, non vers l’être, mais vers le néant. Si j’attends de la mort, la résolution des problèmes de ma vie, alors c’est le rien que j’attends. Et ce rien est absurde, et pas seulement scandaleux. Le scandale se décrète lorsqu’on oppose absolument une chose à une autre, comme par exemple, la vie à la mort. Ici, il n’en est rien : rien dans la mort ne donne sens, on ne peut rien opposer à la mort, elle est au-delà même de l’opposition parce qu’elle est hors de mes possibilités, et pourrait-on presque dire, y compris de mes impossibilités.

La mort rend la vie totalement indéterminée quant au sens, parce que la mort nous renvoie à l’ordre de l’en-soi : non seulement je deviens la proie des autres, mais mon existence ne peut plus se transcender dans l’ordre du possible ; elle n’est plus projet, mais devient sa propre situation. La route est déjà parcourue, mais elle n’est plus mienne, au sens où je ne suis plus, ni celui qui en décide, ni celui que cela concerne.

L’exemple de l’écrivain n’est évidemment pas pris au hasard par Sartre. C’est de sa propre existence qu’il doute, dans le moment où il l’écrit. Mais, par-delà, ce qui importe, c'est que l’écriture soit l'exemplarité de l’attente. C’est un mouvement, un processus, une marche infinie vers quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’être. Écrire, ce n’est pas décrire le monde, ni décrire le soi, mais se libérer par les mots de la simplicité de ce qui est donné.

« Car c’est bien le but final de l’art : récupérer ce monde-ci en le donnant à voir tel qu’il est, mais comme s’il avait sa source dans la liberté humaine. » Qu’est ce que La littérature ? L’écrivain est celui qui fait appel à la liberté du pour soi, en tant qu’il se manifeste dans les mots, en tant que les paroles sont une manière de réaliser nos attentes, l’attente de l’homme au monde, pour « refermer l‘humanité sur l’univers », comme le dit Sartre. On comprend dès lors que l’art soit le rapport à autrui dans ce qu’il a de plus pur : loin de la relation utilitaire, l’art donne à l’altérité sa forme la plus puissante : autrui écrit le monde pour moi, et je me donne à lire à un autre.

L’écrivain est donc à la fois au plus proche de la liberté et au plus proche aussi de l’aliénation. Au plus proche de soi, mais dans la démarche de l’autre. Il écrit pour que le lecteur finisse son œuvre, mais l’œuvre finie, il est lui-même, comme écrivain, transformé en chose, en deçà de la vivacité des mots.

On comprend dès lors que la relation à la mort soit aussi centrale dans la vie propre de l'écrivain : car si écrire, c’est manifester à la liberté de l’homme dans et par les mots, on ne sait jamais si l’on a vraiment écrit. Peut-être s’est-on contenté de reprendre les paroles des autres peut-être s’est-on glissé sans honneur dans les significations déjà données, pour les reproduire. Comment le savoir, puisque la création est, comme la mort, ce qui échappe à la pure présence, ce qui diffère toujours de ce qui est toujours là, devant moi, comme une fin qui m’échappe. Je ne sais pas si je serais un jour un grand écrivain, simplement parce que l’écriture est attente, comme la vie, et qu’écrire revient simplement à vivre l’attente comme telle, comme l’épreuve la plus pure de l’existence, comme la souffrance de la terrifiante liberté.

Si donc la mort est là comme la perspective, il ne saurait être nécessaire d’écrire, pas plus qu’il ne saurait être nécessaire d’agir, car le sens est dans l’attente et qu’aucune attente ne peut être, encore une fois, satisfaite.
« Si nous devons mourir, dit le texte, notre vie n‘a pas de sens parce que les problèmes ne reçoivent aucune solution et parce que la signification même des problèmes reste indéterminée. ».

Pour comprendre cette formule, qu’il nous soit permis, un instant, de reprendre l’image de l’écriture : la mort fait que le livre de la vie se termine sans être achevé, et, pire, sans que ce qui reste puisse nous permettre d’en discerner le sens. Un livre sans signification et sans histoire, dont on ne sait pas même pourquoi il fut écrit, comme ces fragments que l’on retrouve dans le désordre des archives, comme autant de tentative de significations avortées. La fin manque. Mais à quoi bon é


Conclusion : L’aporie ou la liberté


Ainsi Sartre nous met-il volontairement devant l’aporie de la mort comme finalité de la vie, pour mieux nous la faire abandonner ensuite : si la mort rend la vie absurde, c'est que la mort n’entre pas dans mon projet, et quelle n’advient, dit-il que « par dessus le marché ». La mort est comme la limite externe de ma liberté et de ma subjectivité.
« ainsi devons-nous conclure, contre Heidegger, que loin que la mort soit ma possibilité propre, elle est un fait contingent qui, en tant que tel, m’échappe par principe, et ressortit originellement à ma facticité. (…) La mort est un pur fait, comme la naissance. Elle vient à nous du dehors et nous transforme en dehors ».

La mort est la facticité même, et en ce sens elle est précisément cette absence de signification qui requiert la liberté pour y répondre, pour lui opposer le projet, le sens et la valeur. La mort, c’est, pour Sartre, le donné à l’état pur, en tant qu’il ne peut même pas être représenté, y être pensé, ni nommé. C’est la limite externe du sens et de la conscience. Et ce faisant, elle hante tous mes projets comme leur « inéluctable envers ». Elle limite donc bien ma liberté, mais ma liberté ne trouve pas dans cette limite une source de connaissance ou un fondement. La mort finit la vie, mais ne la définit pas. La mort n’ôte pas la liberté à l’homme, elle ôte tout fondement à la liberté de l’homme. Elle fait que cette liberté est absolument sans fondement dans l’être. Elle fait que je suis absolument sans fondement dans l’être.crire une histoire dont on sait ne pouvoir jamais trouver la fin ?


Philippe Touchet


Autres publications de Philippe Touchet
à consulter sur notre site :
L'histoire et le pouvoir du négatif