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La
vie du Club Philo
Soirées Philo à Sèvres et à Ville
d'Avray |
Programme 2003
- 2004 : Textes de référence - Retour
à Sartre |
7 oct. 2003, 20h45 (VdA)
: La question de la mort chez Sartre:
Présentation par Philippe Touchet. Discussion.
Textes 1 : «
Il existe une quantité de gens, dans le monde, qui sont
en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement
d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on
ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres…Ce
que j’ai voulu indiquer, c’est précisément
que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série
d’habitudes, de coutumes, qu’ils ont sur eux des
jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent
même pas à changer, et que ces gens-là sont
comme morts, en ce sens qu’ils ne peuvent pas briser le
cadre de leurs soucis, de leurs préoccupations et de
leurs coutumes et qu’ils restent ainsi victimes, souvent,
des jugements qu’on a portés sur eux. – C’est
pour cela qu’ils sont « morts » : c’est
une manière de dire que c’est une mort vivante
que d’être entouré par le souci perpétuel
de jugements et d’actions que l’on ne veut pas changer…
J’ai voulu montrer par l’absurde l’importance,
pour nous, de la liberté, c’est-à-dire l’importance
de changer les actes par d’autres actes. Quel que soit
le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, je pense que
nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent
pas, c’est encore librement qu’ils y restent. De
sorte qu’ils se mettent librement en enfer. » Sartre
Texte 2 :
L’absurdité de la mort.
"Notre vie n'est qu'une longue attente
: attente de la réalisation de nos fins, d'abord (être
engagé dans une entreprise, c'est en attendre l'issue),
attente de nous-mêmes surtout (même si cette entreprise
est réalisée, même si j'ai su me faire aimer,
obtenir telle distinction, telle faveur, reste à déterminer
la place, le sens et la valeur de cette entreprise même
dans ma vie). Cela ne provient pas d'un défaut contingent
de la « nature » humaine, d'une nervosité
qui nous empêcherait de nous limiter au présent
et qui pourrait être corrigée par l’exercice,
mais de la nature même du pour-soi qui « est »
dans la mesure où il se temporalise. Aussi faut-il considérer
notre vie comme étant faite non seulement d'attentes,
mais d'attentes qui attendent elles-mêmes des attentes.
C'est là la structure même de l'ipséité
: être soi, c'est venir à soi. Ces attentes évidemment
comportent toute une référence à un terme
ultime qui serait attendu sans plus rien attendre. Un repos
qui serait être et non plus attente d’être.
Toute la série est suspendue à ce terme ultime
qui n'est jamais donné par principe et qui est la valeur
de notre être, c'est-à-dire, évidemment,
une plénitude du type « en-soi, pour-soi ».
Par ce terme ultime, la reprise de notre passé serait
faite une fois pour toutes ; nous saurions pour toujours si
telle épreuve de jeunesse a été fructueuse
ou néfaste, si telle crise de puberté était
caprice ou réelle préformation de mes engagements
ultérieurs. La courbe de notre vie serait fixée
pour toujours. En un mot, le compte serait arrêté.
(…)
Mais, puisque la mort ne paraît pas sur le fondement de
notre liberté, elle ne peut qu'ôter à la
vie toute signification. Si je suis attente d'attentes d’attente
et si, d'un coup, l’objet de mon attente dernière
et celui qui attend sont supprimés, l'attente en reçoit
rétrospectivement le caractère d'absurdité.
Trente ans ce jeune homme a vécu dans l'attente d'être
un grand écrivain ; mais cette attente elle-même
ne se suffisait pas : elle serait obstination vaniteuse et insensée,
ou compréhension profonde de sa valeur selon les livres
qu'il écrirait. Son premier livre est paru, mais, à
lui seul, que signifie-t-il ? C'est un livre de début.
Admettons qu'il soit bon - il ne prend son sens que par l'avenir.
S'il est unique, il est à la fois inauguration et testament.
Il n'avait qu'un livre à écrire, il est limité
et cerné par son oeuvre ; il ne sera pas « un grand
écrivain ». Si le roman prend sa place dans une
série médiocre, c'est un « accident ».
(…) Mais, du coup, l'attente même que ce jeune mort
fut, cette attente d'être un grand homme, perd toute espèce
de signification ; elle n'est ni aveuglement têtu et vaniteux,
ni véritable sens de sa propre valeur, puisque rien,
jamais, n'en décidera. Il ne servirait à rien,
en effet, de tenter d'en décider en considérant
les sacrifices qu'il a consentis à son art, la vie obscure
et rude qu'il a consenti à mener ; tant de médiocres
ont eu la force de faire de semblables sacrifices. Au contraire,
la valeur finale de ces conduites reste définitivement
en suspens ; ou, si l'on préfère, l'ensemble -
conduites particulières, attentes, valeurs - tombe d'un
coup dans l’absurde. Ainsi, la mort n'est jamais ce qui
donne son sens à la vie - c'est au contraire ce qui lui
ôte par principe toute signification. Si nous devons mourir,
notre vie n'a pas de sens parce que ses problèmes ne
reçoivent aucune solution et parce que la signification
même des problèmes demeure indéterminée.
Sartre, L’Être et le
néant, page 596. |
Explication et commentaire
Philippe Touchet
|
Introduction
Louis René Desforets, Pas
à Pas jusqu’au dernier.
Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s'impose,
tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne
prendra fin qu'avec elles.
Lui qui marche en toute ignorance du but feint de se rendre
quelque part pour donner à son parcours non pas, faute
d'en apporter la preuve, le sens d'une recherche précise,
mais un semblant d'orientation, même si la voie lumineuse
joyeusement empruntée au départ n'est plus que
ténèbres où il s'enfonce chaque jour davantage
vers le lieu énigmatique de sa destination, un lieu d'autant
moins accessible qu'il a beau aller de l'avant s'en accroît
la distance et qu'il doute d'y jamais parvenir, qu'il en vient
même à douter de sa réalité, si bien
qu'au sentiment d'avoir fait fausse route se substitue la croyance
qu'aucune ne vaut mieux que l'autre, que ni bonnes ni mauvaises
elles conduisent toutes, malgré parfois de longs détours
qui induisent en erreur, au pied du mur, face à la mort.
Lorsqu’il s’agit de penser la mort, on se heurte
à une difficulté qui est peut être celle-là
même qui rend le langage impossible, ou du moins fini.
Car il s’agit de poser des déterminations, des
pensées, des raisonnements peut être sur une réalité
qui, de fait, n’est ni un phénomène, ni
une expérience, ni même une pensée, mais
est seulement, et radicalement, la négation de tout cela.
Parler de la mort est un acte par procuration, une condamnation
sans pardon à la représentation, à l’intermédiaire.
De la mort il n’y a donc en réalité qu’une
pensée, possible, et c’est en ce sens que, comme
disait Epicure, elle n’est rien, ni pour les vivants ni
pour les morts.
Pourtant cette pensée, d’autant plus difficile
à saisir qu’elle n’a pas de contenu et pas
d’objet, est présence terriblement précise,
appelle la parole perpétuelle, comme nous ne rappelle
ce beau texte de Louis René
Desforets : « Dire et redire encore, redire autant
de fois que la redite s'impose, tel est notre devoir qui use
le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu'avec elles. ».
Cette perpétuelle redite est une question posée,
donc une direction prise, une interrogation et une tentative
de conquête, mais ce qu’elle cherche ne peut pas
être trouvé, moins encore dit, comme si le langage
même s’appuyait sur le défaut même
de langage, comme si cette perspective de mort qui n’est
pourtant pas une perspective, qui ne contient rien de commun
avec la vie, était cependant ce qui en donnait la signification
(donnait son sens à toute idée même de perspective).
Plus loin dans le texte, Louis-René Desforets
dit aussi : « Toujours ces pourquois, ces mêmes
pourquois, ces pourquois harcelants qui jalonnent le chemin
et s’y multiplient sous maintes formes sans jamais recevoir
de réponse, à croire qu’ils s’en désintéressent,
que leur fonction n’est pas d’en obtenir, mais d’occuper
le terrain pour y exercer un pouvoir d’autant plus coercitif
que le sujet questionné n’est pas en mesure de
répondre à la demande. » Pas
à pas jusqu’au dernier, p.
23.
Ainsi nous trouvons nous devant l’énigme initiale
de la pensée de la mort, qui n’est et ne peut être
qu’une pensée, qui ne pense à proprement
parler rien, et même le rien n’est pas une présence.
Mais l’énigme est d’autant plus lourde, et
le texte de Sartre est là pour le penser,
que ce rien, cette absence même de sens, parce qu’elle
est en soi absence même de l’être, qu’elle
est cependant ce qui détermine et agit sur ma vie, au
point d’être, comme le remarque Louis René
Desforets, comme une « marche en toute ignorance vers
un but qui est feint ».
De ce que la pensée de la mort est une pensée
du néant, du rien, on ne peut pourtant pas conclure que
rien ne soit pensé dans cette pensée. Du fait
même qu’elle ne renvoie, à proprement parler
à aucun des phénomènes de l’existence,
la mort ne peut être appréhendée par la
pensée en soi, mais seulement comme limite, comme négation
de ce qui est, comme négation de la vie. Lévinas
nous fait pourtant remarquer que la négation de la vie
est une forme d’identification. Dire de la mort qu’elle
est négation de la vie, c’est encore être
et demeurer dans le champ des phénomènes, de ce
qui est identifiable par nous comme un contenu, un existence,
dans le champ du même. On ne sait rien de ce que la mort
peut être, mais on sait bien ce qu’elle peut nous
prendre, elle est négation irréversible de tout
ce que nous avons vécu.
Or, précisément, la mort n’est pas une négation
comme les autres, elle n’est pas négation d’une
positivité qui la précéderait dans l’être
; la mort est négation, en premier, négation antérieure
à toute positivité. C’est que mourir, c’est
finir, mais irréversiblement, et cette irréversibilité
est ce qui donne à la finitude propre de la mort un caractère
absolu, un caractère de principe à partir duquel
toute vie, toute existence peut ensuite être pensée.
La mort n’est pas négation de la vie, au sens d’une
simple limite, mais plutôt son impossibilité, c’est-à-dire
négation des possibles que la vie requiert. Elle est
pas négation du dehors, comme une pure extériorité
de l’existence, mais elle introduit la négation
au cœur même de la vie. La vie doit se penser, non
comme ayant une limite, mais comme étant limitée,
ce qui est tout à fait différent.
C’est cette énigme d’une mort agissant par
la négation sur le plein de l’existence que Sartre
cherche à penser. Si la pensée de la mort est
présente dans l’existence, c’est parce que
l’existence elle-même se pose, dans son action,
dans sa démarche, comme finitude, c’est que l’être
de l’exister est lui-même défini par le rien,
à partir de lui, comme entouré et encerclé
par la négation.
Mais dans une vision aussi radicale des choses, comment dès
lors la vie est-elle possible ? La pure et claire consciente
du caractère absolu, irréversible, principiel
de la fin ne rend-t-il pas d’emblée toute existence
absurde, et toute action, par définition impossible ?
Et, de vrai, l’action porte en elle autre chose que la
seule finitude, elle est une contestation permanente du caractère
fini de l’être, comme si l’espoir de l’infini
était le postulat de tout acte, et, singulièrement,
de tout acte libre.
« Laissez- moi, je vous prie, laissez- moi le temps de
respirer une dernière fois ! adressée à
qui cette puérile imploration ? » dit encore Louis
René Desforets ? Le « encore une minute,
Monsieur le bourreau, (allusion aux cris désespérés
de Madame du Barry, ancienne maîtresse de Louis XV, guillotinée
pendant la révolution.) n’a, si nous y réfléchissons
avec la Raison, aucun sens, et encore moins de signification
face à la mort biologique : que pourrait-il y avoir encore
dans cette minute qui reste encore mienne ? Et pourtant, la
vie s’accroche, non pas au temps limité qui me
reste, mais à l’espoir d’une illimitation
purement factice, purement illusoire, mais bien réelle
au regard de la structure de l’action. Agir, c’est
espérer, non une réalisation immanente et elle-même
finie, mais un état où toute finitude cesserait,
où le temps n’aurait plus de prise. L'action, comme
le désir d’ailleurs (mais sous des formes différentes),
est un des modes de l’existence qui requièrent
une négation de la mort par une négation du temps,
un acharnement à maintenir le possible, et même
l’éternellement possible.
Il y a bien une claire opposition entre la liberté telle
qu’elle est requise par l’action libre (et qui suppose
de transcender tout finitude et toute détermination),
et d’autre part la constatation de la mort, comme achèvement
de la vie, comme sa limite intérieure. Le mortel se sachant
mortel se sait non-libre, et dès lors indifférent
à quelle route il doit prendre, puisqu’il sait
que toutes les routes prises mènent finalement à
la même fin, à la même absence de route.
Le mortel se sachant libre vit, au contraire, dans l’attente,
non d’une fin, mais d’un achèvement, d’une
réalisation de l’attente, d’une suppression
même de la finitude, qui est, universellement, la seule
perspective qui donne sens à la vie.
L’existence peut-elle alors encore se penser devant cet
absolu déchirement, où aucune réconciliation
n’est possible, pas même par la pensée ?
Car qu’est-ce qu’il reste à l’homme
dans la conscience de la mortalité : l’illusion,
ou la paralysie, l’ignorance et le divertissement, ou
le renoncement à soi ?
Telle est la question que le texte de Sartre nos
amène à poser, question qui, autrement dite, pourrait
se formuler ainsi : « la mort est-elle la situation de
l’homme ou sa liberté ? ».
La théorie sartrienne de l’existence.
Pour comprendre la volonté de Sartre
de mettre au jour ce qu’il appelle la puissance d’absurdité
de la vie, il faut cependant, un moment, replacer la théorie
sartrienne de la mort dans le concept de l’analyse de
la liberté, telle qu’elle est faite dans la quatrième
partie de L’Être et le néant.
Pour la comprendre, il est nécessaire de saisir que Sartre
pense à partir d’une théorie de la liberté
qu’il réfute, et qu’on pourrait appeler la
théorie des deux absolus. Il n’est pas de pensée
de la liberté qui ne se pose comme opposée à
une certaine nécessité, à une certaine
nature. Le monde qui m’est donné, l’univers
dans lequel je suis jeté, est une nature, est régi
par une nécessité qui me dépasse, qui anéantit
mon pouvoir même de pouvoir, au sens où je ne peux
rien être sans être déjà porté
à l’être par l’être, et que l’être
me dépasse dans sa nécessité.
Je suis donné, et la nature est l’ensemble des
contraintes que ce donné me pose. Face à cela,
je suis pourtant une pensée, une volonté, et l’indépendance
de ma subjectivité par rapport à ce donné,
à cet être (qui est pourtant aussi mon être)
le fait général pour moi d’être un
sujet, tout cela me rend libre, c’est-à-dire capable,
au moins virtuellement, de nier ce donné, cette nécessité,
par ma pensée. « L’homme est libre »
signifie alors : sa pensée peut, dans sa représentation,
se poser comme différente, indépendante du monde,
et peut, au moins dans le domaine propre de la pensée,
être la cause de soi. Elle peut poser un objet qui soit
la réalisation de sa représentation. La pensée
peut être un commencement d’être.
Il y a donc bien la mise en face à face de deux absolus
: d’une part la nature, en tant qu’elle s’impose
à tout et à tous sur le mode de la nécessité.
De l’autre la pensée, qui, comme substance indépendante
de la nature, se détermine par la seule représentation,
est pensée indépendante du monde, est absolument
soi.
Une telle opposition a longuement interrogé les philosophes,
à commencer par Spinoza. Comment, en
effet penser la co-présence de ces pôles, dont
le fondement porte, en soi, contradiction l’un à
l’autre ? Si je suis libre, c’est donc que j’échappe
à la nécessité, fut-ce seulement au cœur
même de ma pensée. Mais si je peux, dans l’intimité
du je pense, échapper aux déterminations de la
nécessité, c’est qu’il n’y a
pas de nécessité.
Si au contraire, j’affirme la nécessité
pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une
détermination universelle et absolue, alors comment concevoir
la liberté, sinon comme un simple aménagement
des contraintes : le monde est donné, mais je cherche
comment, par la pensée, accompagner ce caractère
donné, me mettre en harmonie avec lui, comme un nageur
qui se sert du courant et de sa force nécessaire pour
aller là où il croit vouloir aller. Je peux chercher
à « jouer » sur les contraintes du monde,
sur leur complexité et leurs entrelacs, utiliser une
contrainte contre une autre. Mais, ce « jeu » avec
la nature, (qui n’est rien d’autre que l’activité
technique) ne confère pas, pour autant, à ma démarche
une vraie liberté, puisque je ne peux réussir
que ce que le monde me donne à réussir, choisir
que parmi les choix qu’il m’offre, vouloir que ce
qui est possible. Loin d’être cette puissance de
nier l’être donné à l’infini,
elle devient la soumission à la contingence finie, soumission
à la finitude même.
Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas véritablement
possibilité de la liberté, si l’on entend
par là la déduction de l’acte libre à
partir des possibilités de liberté contenues a
priori dans la nature. Mais plutôt la position de deux
impossibilités : la pensée pure, la nature donnée.
Opposer la liberté au donné, voir la nécessité
comme l’autre absolu de la pensée, voilà
des impasses que l’existentialisme, après la phénoménologie
s’attache à résoudre. Par un retour «
aux choses mêmes », Sartre cherche
à saisir la liberté à partir de l’ek-stase
de l’existence, au cœur de l'être en tant qu’il
existe, c’est-à-dire qu’il est hors de soi,
hors de la pensée. Il cherche donc comment, dans la subjectivité
même, l'objectivité s’inscrit comme situation,
c’est-à-dire comme moment même de la manifestation
de la liberté.
Ce que Sartre va systématiquement opposer au «
dualisme », c’est au contraire la relation étroite,
la corrélation indivise entre le moi et l’être
donné, entre mon projet d’être libre et la
situation contre laquelle, et finalement par laquelle je manifeste
ma liberté. Autrement dit, à la déduction
de la liberté à partir de la séparation
du moi d’avec la nature, il va opposer l’existence,
en tant qu’elle me jette toujours au-dehors, en dehors
de moi, mais, qu’en même temps ce dehors ne m’apparaît
comme un dehors que je dois nier, que parce que j’ai précisément
le projet de le nier, le projet de ne pas être ce qu’il
est, et d’être autre chose. Ainsi en est-il par
exemple, de mon rapport au passé. Le passé, c’est
l’ensemble de tout ce qui a été avant moi
et que je suis, parce qu’il m’est donné.
C’est aussi l’ensemble de toutes les décisions
que j’ai prises, et dont les conséquences me déterminent,
parce que je ne peux plus revenir en arrière. Je suis,
en ce sens, le produit de mon passé, et aussi le produit
du passé de tous les autres, de ceux (hommes, sociétés,
famille, institutions) qui m’ont fait être. Ce passé,
c’est la contrainte, c’est l’être en
tant que je ne le choisis plus.
Pourtant, il est présent en moi, et il ne prend son sens
que par rapport au futur que je lui donne, c’est-à-dire
au projet que j’ai. J’ai bien un passé, mais
ce passé, il faut encore que je décide de sa valeur,
de son sens : est-il ce à quoi je reste fidèle,
étant en un sens celui pour qui le passé est un
but. Ou bien est-il ce que précisément je veux
nier, ce qui pour moi doit appartenir au passé, c’est-à-dire
ne plus être. Et dès lors, il n’est plus
mon passé, il n’est même passé pour
moi qu’à la mesure de mon attente, c’est-à-dire
de la fin que ma liberté pose en face de l’être.
« c’est le futur qui décide si le passé
est vivant ou mort. Le passé, en effet, est originellement
projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et,
dans la mesure même où il est projet, il est anticipation.
Son sens lui vient de l’avenir qu’il préesquisse.
» L’Être et le néant,
», p.556
Autant dire que le passé n’est pas une contrainte
en soi, mais seulement parce que mon projet le décide
comme tel. Le monde, les projets ne l’offrent des résistances,
que parce que j’ai précisément le projet
de les nier. La meilleure preuve de la liberté de l’homme,
de sa capacité à nier ce qui est, c’est
qu’il faut encore qu’il décide de son passé.
Cela ne veut pas dire que ce passé ne soit pas déterminé,
et qu’il ne contienne pas un donné inaltérable,
et irrécusable. Cela veut dire que le moi doit toujours,
de par sa conscience, donner à cette nécessité
un sens d’organe, ou d’obstacle. L’être
du pour soi n’est jamais simplement être, il est
toujours au-delà de ce qu’il est (même lorsqu’il
adhère au donné). Il est projet, il se jette au-delà
de soi, et du monde, il est attente et non être. Il est
condamné à être libre. Il ne peut pas choisir
de n’être pas libre, parce que seule la liberté
peut limiter la liberté. Si j’étais une
chose ou une nature, l’être donné pour moi
ne serait jamais une contrainte. Il n’y a des contraintes,
et même des choses, que pour une conscience, un pour-soi
qui, par son projet d’être, les pose comme différent
d’elle. (et éventuellement comme indifférente
à elle). Être libre, c’est toujours être
en instance de liberté. Ce n’est pas être
simplement soi, comme une chose. Car alors, tout serait être
et nature. Être libre, c’est nier ce qui est. Le
sujet est condamné à nier ce qui est, non parce
qu’il est foncièrement différent de la nature,
mais parce que pour lui, comme conscience, il y a, face à
lui, une nature. Il projette face à lui quelque chose
qu’il n’est pas. Uniquement parce qu’il n’est
pas ce qu’il est, qu’il est en instance de soi,
en attente de lui-même. L’attente est donc la forme
que prend la liberté en tant qu’elle est transcendance.
L’homme ne peut pas ne pas être attente.
« L’adversité des choses et leurs potentialités
sont éclairées par la fin choisie. Mais il n’y
a de fin que pour un pour-soi qui s’assume comme délaissé
au milieu de l’indifférence ». Par cette
assomption, il n’apporte rien de neuf à ce délaissement
contingent et brut ; sauf une « signification ».
Il fait qu’il y a désormais un délaissement,
il fait que ce délaissement est découvert comme
situation. « Nous ne sommes séparés
des choses par rien, sinon par notre liberté. C’est
elle qui fait qu’il y a des choses, avec toute leur indifférence
» « Le projet de ma liberté n’ajoute
rien aux choses : il fait qu’il y a des choses, avec toute
leur indifférence ». Être en attente
est donc ce qui fait que je suis une liberté dans le
monde, que je suis un moi. Nier ce qui est, être en instance
de soi-même, tel est le sens de la subjectivité,
de la conscience, en tant qu’elle est condamnée
à être libre. « mais aussi ne suis-je
jamais libre qu’en situation », dit aussi Sartre.
Que la vie soit attente parce que je suis condamné à
être libre, et qu’être libre soit justement
l’acte d’interpréter une situation comme
situation, c’est-à-dire comme non- moi, comme aliénation,
cela ne signifie pas que je puisse choisir la situation que
je suis. Il n'y a de situation que par ma liberté ; c’est-à-dire
par la fin que j’assigne à mon acte, mais il n’y
a aussi de liberté qu’en situation. Mes attentes
pourraient sans doute se réaliser toutes si j’étais
le seul à être libre, si le monde qui m’est
donné m’attendait. Or le monde ne m’attend
pas, et ne m’a jamais attendu. Il est déjà
constitué avant même que j’existe, et il
est constitué autour des attentes des autres, autour
des significations que les autres ont construit. Non pas seulement
autour de mon passé à moi, mais autour d’un
passé qui est celui des autres, qui me dépasse,
mais qui a préétabli des significations dans lesquelles
et vis-à-vis desquelles je dois me déterminer.
Or le monde donné, c’est le lieu où je vais
chercher les moyens de mes fins. Mon attente, en ce sens, dépend
de la forme contingente que le monde va lui donner. Je peux
tenter quelque chose que je ne réussirai jamais, du fait
de la contingence donnée du monde, qui ne m’a pas
attendu pour être ce qu’il est, pour être
ce que les autres font de lui, et de moi-même. Quoi que
je fasse, je choisirai toujours ce que je suis à partir
de cette situation donnée, des moyens qu’elle me
procure, de l’état des choses et des techniques.
Parce que la liberté est un projet de négation
de ce monde-ci (et non d’un autre), mes attentes sont
des attentes déterminées par le monde dans lequel
je fais ma place. Je suis déterminé dans mes choix
par la situation que je veux nier. Je suis aliéné
avant même d’être, parce que, avant d’attendre
quelque chose, le monde ne m’ayant pas attendu pour être
ce qu’il est, il détermine ce que je peux en attendre,
et ce que je ne veux pas en attendre. « Être
libre n’est pas choisir le monde historique où
l’on surgit, ce qui n’aurait point de sens, mais
se choisir dans le monde, quel qu’il soit.«,
L'Être et le néant, p. 579
La mort en ce jour
a. la critique de Heidegger
Mourir, c’est en revanche trouver une situation comme
nature, comme détermination indubitable. Alors, il n’y
a plus de situation, mais seulement une essence. Sartre
signale à ce propos ce proverbe grec : « nul ne
peut être heureux avant sa mort. ». De même,
il dit « la passé est indéfiniment en sursis
parce que la réalité humaine était et sera
toujours en attente. L’attente exprime la liberté
comme constituante originelle de la réalité humaine.
(être libre c’est être perpétuellement
en instance de liberté) ».
Ici, il convient de signaler que toute l’analyse de Sartre
est une critique de l’être pour la mort tel que
Heidegger l’a analysé dans
Etre et Temps ; l’analyse de Heidegger
est la suivante : l’homme seul est mortel, au sens où
seul il peut penser, par sa conscience, la possibilité
de l’impossibilité, c’est-à-dire l’impossibilité
de l’être. Aucun autre étant, comme l’animal,
ne peut se représenter l’être comme non-être,
parce qu’il ne peut pas s’extraire du vécu,
et qu’il ne peut penser ce qui est. Par là même,
la perspective de la mort n’est pas la perspective d’une
fin, qui constituerait une terminaison biologique et empirique
de la vie, mais c’est une certaine perspective de sens,
de signification. Cette signification est triple.
Tout d’abord, l’homme n’est pas l’être
qui a une fin, mais qui est vers la fin ; cela signifie que
la fin, c’est-à-dire la possibilité de l’impossibilité,
la possibilité de mettre fin à l’existence,
de la déterminer et partant d’en faire un être-là
déjà échu, comparable aux choses, cette
possibilité est présente comme l’horizon
même de toute la vie, comme condition de possibilité
de la conscience de la vie comme vie. Sans doute, la quotidienneté
consiste-t-elle à évacuer et voiler cette ultime
possibilité, en se réfugiant dans les préoccupations
justes présentes et déterminées de l’existence.
Mais, pourtant, ce refus de voir l’être pour la
fin est encore un effet de cet être pour la fin, une manière
pour le Dasein de manifester, mais
par le refus, sa profonde orientation vers la possibilité
ultime de son impossibilité. Dès que je vis, je
suis assez vieux pour mourir ; c’est-à-dire que
je suis sous la menace indéterminée de la détermination
indépassable de l’impossibilité propre de
l’être irréversiblement échu.
Mais la seconde signification, c’est que cette possibilité
de l’impossibilité n’est pas une possibilité
comme les autres. Dans la vie, les possibilités sont
vécues comme des puissances de l’étant en
train de se réaliser : c’est-à-dire que
ce que l’on désigne par la possibilité,
c’est l’attente de ce qui, déjà virtuellement
là, va se réaliser. Au fond, dans la vie utilitaire,
ce qui est possible, c’est ce qui est déjà
virtuellement rendu possible et conforme aux conditions du réel.
Le possible est anticipation rétrospective du réel.
Mais la possibilité de la mort n’est nullement
du type de ce qui, étant un possible, est déjà
virtuellement déjà là en puissance. Car
si ce dont il est la possibilité se produira bien (la
mort va bien advenir), ce n’est nullement comme un phénomène
qui pourrait être vécu. Ce n’est nullement
comme si quelque chose de déterminé pouvait être
attendu que nous attendons la mort. Sa possibilité propre
n’est pas d’être le possible d’un réel,
mais d’être le possible d’un possible, de
renvoyer l’existence à son indétermination
propre, c’est-à-dire au fait qu’elle n’est
jamais réellement là, mais toujours en extase
de soi, en avance de soi. Dire de la mort qu’elle est
la possibilité de l'impossibilité, ce n’est
nullement renvoyer la vie à la négativité
de sa finitude, c’est montrer que la vie est existence
pour le Dasein, et que, ce faisant,
elle est le vécu de son impossibilité, le vécu
de son attente de soi qui n’est jamais l’attente
de quelque chose, qui est toujours l’attente du rien.
La vie vers la fin est donc l’attente toujours présente
de l’existence en tant qu’elle est dans la possibilité
et non dans la réalisation, qu’elle se doit d’être
toujours possibilisation et jamais manifestation, existence
et jamais existant.
De là, on doit dire au fond que la possibilité
de la mort est aussi la possibilité la plus propre, celle
qui doit être vécue comme la seule des possibilités
indépassablement mienne, et ce sans relation. Loin de
l’indétermination rassurante du nous-on, où
c’est toujours l’autre qui meurt, où c’est
toujours l’autre qui vit, la perspective de la mort est
la perspective d’un retour à soi comme absolument
un, comme possibilité la plus propre, comme étant
la seule chose que je dois vivre sans relations. C’est
pourquoi la perspective de la mort est en même temps celle
de la liberté. Etre mortel veut dire, j’ai devant
moi l’horizon du finir, c’est-à-dire de devoir
être exclusivement moi-même, d’être
seulement et indépassablement l’attente de moi.
Mais cette attente n’est pas l’attente d’une
chose ou d’un étant, elle est précisément
l’attente de ne jamais être, de ne pas exister,
elle est l’attente d’être telle que je suis
toujours en attente du moi, que je me dois d’être
toujours un possible.
« La marche d’avance découvre à l’existence
le don de soi-même comme possibilité extrême,
et brise ainsi toute sclérose sur l’existence déjà
atteinte. Le Dasein se garde, s’il y marche, de retomber
en arrière de soi et en deçà du pouvoir
être entendu, bref de « devenir trop vieux pour
ses victoires (Nietzsche). Libre pour les possibilités
les plus propres déterminées par la fin, c’est-à-dire
entendues comme finies, le Dasein
conjure le péril de méconnaître, à
cause de son entente finie de l’existence, les possibilités
d’existence des autres qui le dépassent ou encore
de commettre le contresens de les ramener de force aux siennes,
pour s’adonner à l’existence factive la plus
propre. » Être et temps,
p. 319 b) Ainsi, la mort
est-elle ce qui contraint ma vie à la singularité
Si nous envisageons maintenant la critique que Sartre
fait de l’analyse de Heidegger, nous voyons, curieusement
qu’il y a un point incontestablement commun dans leur
approche du phénomène : l’un comme l’autre
considère que la vie n’est pas le vécu de
déterminations objectives, n’est pas l’insertion
dans des situations, mais qu’elle est attente de soi,
une attente qui ne se résout jamais en un terme, parce
qu’elle est attente d’exister, c’est-à-dire
de s’arracher à soi, « marchant à
la mort certaine mais indéterminée, le Dasein
s’ouvre à une menace constante jaillissant de son
là lui-même. » dit Heidegger.
L’attente est ce qui, par le pouvoir néantisant
de la conscience, fait que je ne suis pas simplement moi, mais
pour soi, c’est-à-dire pour autre chose que ce
qui m’est donné dans la détermination.
Toutefois, à partir de cet égal constat de l’importance
de attente comme fondement de l’existence de l’existant,
ils divergent grandement quant à l’interprétation
de la mort. Pour Sartre, la mort n’est
nullement la perspective de la vie, elle n’en constitue
nullement la condition de la liberté et l’homme
ne saura être un « être pour la mort ».
Elle n’est nullement non plus ce qui me singularise, mais
bien au contraire ce qui me désingularise ; elle est
ce qu’elle me renvoie au on, à la détermination
des regards des autres. Et c’est là qu’il
inverse volontairement l’analyse de Heidegger
: là où celui-ci présente la perspective
de la mort comme « la possibilité de l’impossibilité
», Sartre la présente comme «
l’impossibilité de la possibilité »,
comme ce qui met radicalement fin à tout possible, et
donc à toute liberté. De sorte que la mort ne
fournit, pour lui, aucune signification, aucun sens à
la vie, mais est, au contraire ce qui lui retire absolument
tout sens, la rend absurde. Elle est l’inhumain, l’absurde.
« Ainsi, cette perpétuelle apparition du hasard
au sein de mes projets, ne peut être saisie comme ma possibilité,
mais au contraire comme la néantisation de toutes mes
possibilités, néantisation qui elle-même
ne fait plus partie de mes possibilités. Ainsi la mort
n’est pas ma possibilité de ne plus réaliser
ma présence au monde, mais une néantisation toujours
possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités
» L'Être et le néant,
p. 595.
Ainsi, la mort est la limite de toute liberté, son impossibilité
absolue, ce qui rend, par là même l’attente
de la mort absurde et impossible.
De même, Sartre conteste profondément
que la mort soit cela qui me singularise, puisque être
mort, c’est être désormais celui dont l’autre
est le gardien, celui qui ne peut plus, par le pouvoir néantisant
de la conscience, démentir le regard des autres, opposer
ses possibles à leurs déterminations.
« D’ailleurs, la mort, en tant qu’elle peut
se révéler à moi, n’est pas seulement
la néantisation toujours possible de mes possibles -
néantisations hors de mes possibilités - , elle
n’est pas seulement le projet qui détruit tous
les projets, et qui se détruit lui-même, l’impossible
destruction de mes attentes : elle est triomphe du point de
vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même.
(…) ma vie tout entière est, cela signifie, non
point qu’elle est une totalité harmonieuse, mais
qu’elle a cessé d’être son propre sursis,
et qu’elle ne peut plus se changer par la simple conscience
qu’elle a d'elle-même ». L'Être
et le néant, pp. 598-599.
Entre Sartre et Heidegger,
est-ce cependant de la même »perspective mortelle
» dont il est question ? Tout se passe comme si l’un
parlait de la mort, compte tenu de la possibilité, l’autre
du point de vue de l‘impossibilité. Tout se passe
comme si Sartre envisageait la mort comme l’autre,
ce qui est, résolument en moi, comme limite de toute
existence, comme un néant indépassable, alors
que Heidegger y voyait précisément
ce qui donne la possibilité de la singularité.
Pour Sartre, la mort c’est la présence
dévastatrice de l’autre, cette impossibilité
contre laquelle je me bats comme sujet. « en tant que la mort est triomphe
de l’autre sur moi, elle renvoie à un fait fondamental
mais totalement contingent, qui est l’existence de l’autre
».
Ainsi, pour Sartre, la mort est l’extériorité
absolue, la contingence implacable, l’horreur du dehors
qui menace, la factivité pure : « il n’y
a aucune place pour la mort dans l’être pour soi
». Et plus loin : « c’est une limite externe
et de fait de ma subjectivité ». Pour Heidegger,
au contraire, la mort est une perspective intime, un retour
à soi, une reprise pour soi de la singularité
de mes possibles, c’est l’obligation de mon intimité
retrouvée de se confronter avec ce qu’il y a de
possible en moi. Loin que la mort soit un dehors, elle est au-dedans,
comme angoisse du rien qui menace, et qui, par là même
libère de la finitude du simple être là.
Dans cette confrontation, il nous reste au fond à reconnaître
l’exemplarité de la confusion elle-même.
À la question, qu’est ce qui est attendu dans la
mort, on s’aperçoit que ce n’est pas de la
même mort dont les deux philosophes nous parlent : la
mort dont nous parle Heidegger, c’est
la mort singulière, la mort qui me fait être moi,
comme un être fini et unique. Pour Sartre, la
mort est au contraire une généralisation, une
expulsion hors du moi singulier. La possibilité sartrienne
est hors de mes possibilités parce qu‘elle est
universalisante, me faisant perdre l’unicité du
pour-soi. La possibilité heideggérienne est libérante,
parce qu’elle me contraint à la singularité,
contre l’universalité du nous-on vivant. Sartre
le dit lui-même : « on peut s’attendre à
la mort, mais certainement pas à sa propre mort ».
Pour Heidegger, justement, c’est parce que la mort est
la seule chose qu’il me faille attendre en propre que
la vie est singulièrement ma vie.
Ne devons-nous pas en conclure que c’est précisément
la « quantité » de l’attente qui est,
finalement en cause ? Que, dans l’ordre du possible, c’est-à-dire
de l’existence, ce qui compte n’est pas tant sa
compréhension que son extension ? Qu’est-ce qu’être
dans l’attente de soi ? Est-ce se chercher dans la singularité,
ou, au contraire, se retrouver dans un universel qui donne sens
? L’attente de soi n’est-elle pas toujours l’attente
d’une signification de soi ; partant cette dernière
n’est-elle pas la recherche d’un universel qui nous
dépasse ? Mais, ce faisant, s’agit-il d’un
universel déjà donné, que l’on recueillerait
seulement dans les possibilités déjà données
par le monde, où la vie n’est-elle pas, face à
la mort, la tendance à créer, à vivre comme
un universel, c’est-à-dire à le construire
vers un sens, contre la singularité que son effectuation
produit d’elle-même ?
Dans cette perspective, la mort demeure pour nous comme une
attente de l’ambiguïté : elle me hante comme
une possibilité de n’avoir été que
soi ; elle me fascine aussi comme une tendance à refuser
l’autre. Mais inversement, elle met en danger mes tentatives
de signification, parce qu’elle rétorque à
leur universalité la finitude de mon existence. Contrairement
à ce que pense Sartre, n’est-ce
pas précisément à cause de cette finitude
donnée, dès le départ, que nous tentons
de donner un sens universel à notre possibilité
? Et le risque de la mort, s’il nous hante, n’est-il
pas plutôt celui de n’être que proprement
soi ? La mort, alors, ne serait pas tant le risque de l’impossibilité
que le risque de la singularité. N’est-ce pas précisément
ce qui explique le refus réitéré de la
mort dans l’attente ? N’est-il pas vrai que nous
rejetons la possibilité de la mort et que c’est
l’infini que nous attendons ? N’est-ce pourtant
pas aussi parce que la mort est là comme notre intime
et commençante possibilité qui nous tentons de
lui échapper par la vie, et que notre vie même
est, peut être, un arrachement à sa propre contingence
? La question reste ouverte.
En tout cas, sans chercher un terrain de rencontre entre l’analyse
de Heidegger et celle de Sartre,
nous pouvons d’emblée retenir ceci : la mort en
notre vie fait de l’existence une contradiction, et vivre
est l’épreuve de cette contradiction même.
Ce n’est que lorsque la contradiction n’est plus
vécue, lorsqu’un des termes est préféré
à l’autre que la vie disparaît, laissant
place à l’absurdité, la vraie : une vie
sans mort possible, une mort sans vie possible. Derrida
a intitulé un de ses livres sur la mort : Apories,
signalant par là que la mort est précisément
ce qui donne du possible parce qu’elle est l’impossible,
manifestant par là que c’est au cœur même
de cette aporie, de cette impasse que la vie commence, non pour
l’oublier, mais pour la vivre.
Cette longue présentation doit nous ramener à
l’analyse détaillée du texte de ce Sartre,
dont le contexte se devait d’être cependant rappelé.
Analyse du texte.
Le texte s’organise en deux grandes parties qui, en réalité,
se répondent. La première partie parle de la vie
comme attente, la seconde de la mort, en tant qu’elle
répond à cette attente. Mais, derrière
cette bipartition, il y a, en réalité, une profonde
unité de résolution. Car l’attente est précisément
la structure de l’ipséité telle qu’elle
donne à la perspective de la mort toute son absurdité.
C’est parce que la vie est attente, que la mort renvoie
à cette attente sa dimension de non-perspective. En réalité,
donc, les deux parties ne sont que les deux faces d’un
même processus, d’une même analyse de ce que
Sartre appellera la factivité, l’envers de la liberté
en tant qu’elle se manifeste.
1. La vie comme attente d’attente.
Le texte commence par dire que la vie est attente, et nous avons
déjà expliqué que cette structure résulte
du fait que l’homme est liberté, c’est-à-dire
ek-stase. Et c’est précisément
ce que le texte explicite ensuite, dans la deuxième phrase
: il ne s’agit pas seulement de l’attente de quelque
chose de déterminé, d’une chose ou d’une
circonstance. Mais de soi, en tant que je suis toujours au-delà
de moi, en tant que je nie le donné que je suis, en tant
que je transcende la situation. De sorte que l’attente
n’est pas tant l’attente de se réaliser dans
le monde (car nous réalisons toujours de multitudes de
choses dans la vie, sans que, pour autant, nous n’y trouvions
une quelconque réalisation de soi). Car la réalisation
de soi, n’est pas la réalisation de soi sous une
forme contingente, mais de soi comme « sens, valeur et
signification » dit le texte. Autrement dit, la vie s’organise
autour de la finalité et non autour des moyens ; il y
a, dans l’ordre de la volonté, une dimension absolue
de la finalité : le bonheur n’est-il pas la recherche
de cette finalité suprême, pour laquelle tous les
autres actes de la vie seraient des moyens. Telle est aussi
la nature de la conscience : elle ne se contente pas de vivre
sa vie, mais elle la pense, et partant, elle lui donne une valeur,
elle cherche à la relier à un vouloir universel
de soi.
Ensuite, Sartre analyse la cause de cette structure
de la vie comme attente : le moi est temporalité. Sur
un mode très heideggérien, Sartre montre qu’être,
pour le moi, c’est tendre à être donc tendre
à nier ce qui est donné pour moi dans le présent.
Je ne suis pas ce que je suis, je suis pour autant que je me
projette dans ce que je ne suis pas encore. Cette temporalité,
qui lui fait dire « être soi, c’est venir
à soi », n’est pourtant pas une circonstance
ou une situation qui résulterait du temps comme donnée
extérieure. Je ne suis pas contraint par le temps à
différer de mon être, mais la structure temporale
est ce qui manifeste ma dimension de pour-soi, le fait que l’autre
est au cœur même du moi comme ce contre quoi il doit
se déterminer, ce contre quoi il doit lutter. Voilà
aussi pourquoi l‘attente, en tant qu’elle est attente
de soi, n’est, à proprement parle qu’attente
d’attentes qui attendent elles-mêmes des attentes
». Dans cette attente, il faut comprendre que ce qui est
attendu est déjà là, mais sous une forme
projective, comme précisément ce qui ne peut pas
être au présent ; Attendre, ce n’est pas
attendre quelque chose qui, par sa présence résoudrait
enfin toute attente. Au contraire, je n’attends rien,
sinon moi-même comme ce qui a la puissance d’être,
et donc je m’attends en tant que je m’attends à
différer toujours, à être toujours au-delà
de moi-même, à n’être jamais «
fini ». C’est infiniment que nous nous attendons
(ce qui ne veut pas dire que c’est l’infini nous
attendions). Car dans cette infinité même, est
la nature du pour-soi, cette faculté à l’existence,
à la distance, à la transcendance
de l’ego.
L’homme qui n’attend plus rien, c’est aussi
celui qui est déjà mort. Être seulement
dans l’ordre du présent pur, c’est non seulement
la négation de la conscience (qui est toujours tension
vers un advenir de soi), mais une négation de la liberté.
Ne plus rien attendre, c’est se soumettre au donné,
à la situation, c’est supprimer la différence
fondatrice entre moi et les choses. C’est me faire, mais
artificiellement (et par mauvaise foi) nature. Tout ce qui n’est
pas nature est dans la projection au-delà du présent.
Mais voilà que Sartre remarque, dans
la structure même de l’attente, une tension, une
contradiction qui, pour tout dire, met en danger l’unité
même du moi dans l’attente, et partant, nous met
au seuil de la question de la mort. Car si nous vivions dans
la temporalité sans qu’il y ait la mort, ne pourrions-nous
pas imaginer que l’existence serait comme un cycle perpétuel
des attentes, un perpétuel retour sur soi, jamais achevé,
jamais présent, mais toujours en acte. Mais il semble
que la conscience ne puisse se satisfaire de la sempiternalité
de l’attente, qu’il y ait, au cœur de l’attente
même, une contradiction, un conflit.
C’est ce que le texte explique ensuite quand il parle
des références des attentes. Sartre découvre
que si c’est dans la temporalité et par la temporalité
que nous sommes ce que nous sommes, c’est cependant, au
fond une sortie hors de la temporalité que nous recherchons.
Telle est la structure même de l’idée de
bonheur : nous attendons au-delà du présent, nous
comptons sur la vertu transcendante du temps pour nous faire
advenir, mais le terme que nous voulons atteindre est l’absence
même de temps, le repos, la fin de toute attente. Ce repos
que nous cherchons, et qui semble, au fond, servir de principe
à la valorisation de chacun des actes de notre vie, est,
dit le texte, un plénitude du type « en
soi –pour soi ». Il faut ici, expliquer
la nature de ces termes.
L’en soi renvoie à la
pure et simple identité avec soi-même, telle que
les choses nous le montrent : elles sont, mais elles n’ont
pas à être ce qu’elle sont. Il n’y
a aucune négativité en elle ; elles sont leur
être, un point, c’est tout. Elles s ne sont pas
ce qu’elles sont par rapport à autre chose, elles
ne sont pas non plus l’autre d’un autre. L’altérité,
qui fait reconnaître l’identité leur échappe
totalement. C’est pourquoi le soi de l’en soi n’est
nullement une conscience de soi : car pour prendre conscience
de soi, il faut faire l’épreuve d’une déhiscence
dans l’être que je suis, l’épreuve
d’une altérité et d’une négation
de soi, d’une dépression dans l’être.
Alors nous dirons que le pour-soi est l’être de
la conscience, parce qu’il doit être ce qu’il
est par négation de l’en soi, parce que son être
est, non ce qui est, mais ce qui a à âtre, ce qui
se temporalise. Le pour soi, c’est
donc, en un sens non pas l’autre, mais l’altérité
en tant qu’elle est le mouvement de remonter à
l’identité de l’être, en tant cependant
que cette identité n’est pas encore, qu’elle
est en attente de soi, qu’elle devient elle-même
parce qu’elle ne l’est pas. L’unité
du type en soi pour soi serait donc la disparition de la distance
fondatrice qui crée à la fois la possibilité
de la conscience et l’impossibilité de sa réalisation
complète. Si nous pouvions un jour atteindre à
un repos, c’est parce que l’être serait enfin
totalement confondu au devoir-être de la conscience, que
je serais enfin tout ce que j‘ai à être,
et que je ne serais plus condamné à tendre vers
moi. Je serais enfin, purement et simplement, moi.
On voit l’intérêt qu’il y a à
envisager une telle perspective : elle fait se rejoindre non
seulement le sens et l‘existence, mais aussi le singulier
et l’universel, de sorte que chacun de mes actes serait,
d’un coup, justifié. En somme, l’idée
d’un repos final est une manière de supprimer la
contingence, et donc la liberté. Car on aurait tort de
croire que les hommes aspirent à la liberté. Celle
–ci, dès lors que nous sommes jetés dans
l’être sans excuse et sans justification, dès
lors que, contrairement aux choses, tout ce que nous sommes,
nous avons à l’être, et que nous portons,
par nos actes, l’entière responsabilité
du résultat, la liberté est un terrible fardeau.
Rien, dans la situation, et partant, dans l’être,
ne nous soutient dans les actes que nous entreprenons. Rien
ne nous sépare de l'échec, de l’erreur,
et même de la mauvaise foi ; rien, sinon nous-mêmes,
notre conscience, sa distance et sa capacité de néantisation.
Mais, en même temps, nous aspirons perpétuellement
à un retour à la simplicité de la chose,
qui est simplement ce qu’elle est.
L’homme n’est pas simplement ce qu’il est,
de sorte qu’il a à être ce qu’il est.
Mais, en même temps, il ne pourra pas être ce qu’il
a à être, parce qu’il est mortel, et que,
partant, il cessera d’être avant même d’avoir
pu achever ce qu’il a à être, qui, du reste,
n’est as de l’ordre du fini.
Tel est le profond paradoxe que Sartre nos
donne à penser : je ne suis pas ce que je suis, et donc,
j’ai à l’être, je dois e devenir. Mais
c que j’ai à devenir ne peut cependant jamais être
advenu, parce qu’il se repousse au-delà de toute
attente, et que ma vie cesse avant que mes attentes soient remplies.
2. La mort rend la vie indéterminée
C’est dans ce cadre que Sartre va exposer
ses réserves concernant la théorie heideggérienne
de la mort. Pour lui, la mort n’apporte aucune signification
à la vie et, au contraire, sa perspective entache l’existence
d’un essentiel caractère d’absurdité.
C’est que, tout simplement, la mort est la suppression
de l’attente, non vers l’être, mais vers le
néant. Si j’attends de la mort, la résolution
des problèmes de ma vie, alors c’est le rien que
j’attends. Et ce rien est absurde, et pas seulement scandaleux.
Le scandale se décrète lorsqu’on oppose
absolument une chose à une autre, comme par exemple,
la vie à la mort. Ici, il n’en est rien : rien
dans la mort ne donne sens, on ne peut rien opposer à
la mort, elle est au-delà même de l’opposition
parce qu’elle est hors de mes possibilités, et
pourrait-on presque dire, y compris de mes impossibilités.
La mort rend la vie totalement indéterminée quant
au sens, parce que la mort nous renvoie à l’ordre
de l’en-soi : non seulement je deviens la proie des autres,
mais mon existence ne peut plus se transcender dans l’ordre
du possible ; elle n’est plus projet, mais devient sa
propre situation. La route est déjà parcourue,
mais elle n’est plus mienne, au sens où je ne suis
plus, ni celui qui en décide, ni celui que cela concerne.
L’exemple de l’écrivain n’est évidemment
pas pris au hasard par Sartre. C’est
de sa propre existence qu’il doute, dans le moment où
il l’écrit. Mais, par-delà, ce qui importe,
c'est que l’écriture soit l'exemplarité
de l’attente. C’est un mouvement, un processus,
une marche infinie vers quelque chose qui n’est pas de
l’ordre de l’être. Écrire, ce n’est
pas décrire le monde, ni décrire le soi, mais
se libérer par les mots de la simplicité de ce
qui est donné. « Car c’est bien
le but final de l’art : récupérer ce monde-ci
en le donnant à voir tel qu’il est, mais comme
s’il avait sa source dans la liberté humaine. »
Qu’est ce que La littérature ? L’écrivain
est celui qui fait appel à la liberté du pour
soi, en tant qu’il se manifeste dans les mots, en tant
que les paroles sont une manière de réaliser nos
attentes, l’attente de l’homme au monde, pour «
refermer l‘humanité sur l’univers »,
comme le dit Sartre. On comprend dès
lors que l’art soit le rapport à autrui dans ce
qu’il a de plus pur : loin de la relation utilitaire,
l’art donne à l’altérité sa
forme la plus puissante : autrui écrit le monde pour
moi, et je me donne à lire à un autre.
L’écrivain est donc à la fois au plus proche
de la liberté et au plus proche aussi de l’aliénation.
Au plus proche de soi, mais dans la démarche de l’autre.
Il écrit pour que le lecteur finisse son œuvre,
mais l’œuvre finie, il est lui-même, comme
écrivain, transformé en chose, en deçà
de la vivacité des mots.
On comprend dès lors que la relation à la mort
soit aussi centrale dans la vie propre de l'écrivain
: car si écrire, c’est manifester à la liberté
de l’homme dans et par les mots, on ne sait jamais si
l’on a vraiment écrit. Peut-être s’est-on
contenté de reprendre les paroles des autres peut-être
s’est-on glissé sans honneur dans les significations
déjà données, pour les reproduire. Comment
le savoir, puisque la création est, comme la mort, ce
qui échappe à la pure présence, ce qui
diffère toujours de ce qui est toujours là, devant
moi, comme une fin qui m’échappe. Je ne sais pas
si je serais un jour un grand écrivain, simplement parce
que l’écriture est attente, comme la vie, et qu’écrire
revient simplement à vivre l’attente comme telle,
comme l’épreuve la plus pure de l’existence,
comme la souffrance de la terrifiante liberté.
Si donc la mort est là comme la perspective, il ne saurait
être nécessaire d’écrire, pas plus
qu’il ne saurait être nécessaire d’agir,
car le sens est dans l’attente et qu’aucune attente
ne peut être, encore une fois, satisfaite. «
Si nous devons mourir, dit le texte, notre vie n‘a pas
de sens parce que les problèmes ne reçoivent aucune
solution et parce que la signification même des problèmes
reste indéterminée. ».
Pour comprendre cette formule, qu’il nous soit permis,
un instant, de reprendre l’image de l’écriture
: la mort fait que le livre de la vie se termine sans être
achevé, et, pire, sans que ce qui reste puisse nous permettre
d’en discerner le sens. Un livre sans signification et
sans histoire, dont on ne sait pas même pourquoi il fut
écrit, comme ces fragments que l’on retrouve dans
le désordre des archives, comme autant de tentative de
significations avortées. La fin manque. Mais à
quoi bon é
Conclusion : L’aporie ou la liberté
Ainsi Sartre nous met-il volontairement devant
l’aporie de la mort comme finalité de la vie, pour
mieux nous la faire abandonner ensuite : si la mort rend la
vie absurde, c'est que la mort n’entre pas dans mon projet,
et quelle n’advient, dit-il que « par dessus le
marché ». La mort est comme la limite externe de
ma liberté et de ma subjectivité. « ainsi devons-nous
conclure, contre Heidegger, que loin que la
mort soit ma possibilité propre, elle est un fait contingent
qui, en tant que tel, m’échappe par principe, et
ressortit originellement à ma facticité. (…)
La mort est un pur fait, comme la naissance. Elle vient à
nous du dehors et nous transforme en dehors ».
La mort est la facticité même, et en ce sens elle
est précisément cette absence de signification
qui requiert la liberté pour y répondre, pour
lui opposer le projet, le sens et la valeur. La mort, c’est,
pour Sartre, le donné à l’état
pur, en tant qu’il ne peut même pas être représenté,
y être pensé, ni nommé. C’est la limite
externe du sens et de la conscience. Et ce faisant, elle hante
tous mes projets comme leur « inéluctable envers
». Elle limite donc bien ma liberté, mais ma liberté
ne trouve pas dans cette limite une source de connaissance ou
un fondement. La mort finit la vie, mais ne la définit
pas. La mort n’ôte pas la liberté à
l’homme, elle ôte tout fondement à la liberté
de l’homme. Elle fait que cette liberté est absolument
sans fondement dans l’être. Elle fait que je suis
absolument sans fondement dans l’être.crire une
histoire dont on sait ne pouvoir jamais trouver la fin ?
Philippe Touchet |
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