Semblables
Pourquoi s'étonner de ce que les hommes
ne se comprennent pas entre eux ? Il faut en chercher la cause
à peine cachée : ils ne se comprennent pas eux-mêmes
et chacun reste aussi éloigné de soi qu'il est
de tous les autres. En vérité ils ignorent l'homme
qui est en eux, qui les unit tous et les fait semblables.
Faute d'avoir aperçu cette idée
très ancienne, l'esprit réformateur a imaginé
maint palliatif. Par exemple une langue commune à tous
les peuples, qui leur permettrait enfin de se communiquer
leurs pensées. Or on oublie qu'une langue est seulement
un moyen, et qu'il ne manque jamais à celui qui a quelque
chose à dire. On feint de croire que chacun comprend
naturellement sa propre langue et les idées, les sentiments
qu'elle a formés au cours des siècles. Qui sait
bien le langage de son pays est plus près de comprendre
un Allemand ou un Espagnol que l'amateur de langues parlées
ou d' "espéranto" n'est capable de se comprendre
lui-même. Car l'homme n'est divers qu'en surface, par
la mode de ses habits, de sa cuisine, de sa prononciation.
Mais il vient de trop loin pour n'être pas resté
le même à travers tous les temps et il est environné
de tous pour n'être pas semblable à tous. La
connaissance de cette universalité, voilà ce
qui s'appelle culture.
Tout sépare les hommes : la mode, le métier,
le langage en apparence ; mais une commune notion les unit.
Seulement elle se cache à la plupart. Elle n'apparaît
qu'à celui qui l'étudie dans ses oeuvres les
plus anciennes où sont fixés les traits de l'homme
éternel qu'aucune mode ne changera jamais. C'est en
contemplant ce visage-là qu'un Français peut
comprendre un étranger - mot vrai et faux à
la fois - aussi bien que son plus proche voisin, puisque c'est
par ce visage-là que nous cessons d'être tous
des étrangers pour nous connaître enfin semblables.
L'ordre de paix et de justice dépend donc
moins de réformes particulières, qu'on imagine
pour l'établir et qui trop souvent contrarient le but
souhaité, que d'une éducation vraiment universelle.
Auguste Comte ne séparait pas l'idée de paix,
internationale et sociale, de l'éducation positive
qui est connaissance de l'homme dans ses oeuvres de science
et d'art, dans ses moeurs et sa plus constante philosophie.
Mais le siècle méprise ce loisir coupable. Il
veut qu'on grimace comme un Anglais, qu'on se brosse comme
un Suisse et qu'on fabrique comme un Américain. L'homme
n'est pas là, car ce sont des singeries !
23 janvier 1959
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Muglioni : L'école ou le loisir de penser
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