Les vandales
Bientôt il n'y aura plus de professeurs.
On le sait et l'on feint à peine de s'en émouvoir.
Peut-être soupçonne-t-on que la société
des machines n'a pas besoin d'écoles. Car s'il s'agit
d'apprendre des techniques, il suffit que les techniciens
consacrent quelques heures aux enfants pour leur communiquer
un savoir-faire. On y a déjà pensé. Comme
le forgeron forme son apprenti, l'ingénieur dispensera
à ses élèves les connaissances strictement
nécessaires à l'exercice de son métier.
Après tout il est légitime d'utiliser les compétences
et d'économiser un temps précieux par le choix
des notions utilisables et des méthodes efficaces.
On entend dire partout que les enfants perdent leur temps
à apprendre de belles choses qui ne leur seront d'aucun
usage et qu'à la fin de leurs études livresques
ils se trouvent démunis devant les tâches sérieuses
du métier. La culture classique appartient à
un autre âge. Elle occupait les loisirs d'une aristocratie
de la naissance et de la fortune. Qu'elle disparaisse donc
avec les derniers privilèges ! Les plus libéraux
veulent bien la faire garder au musée par des conservateurs
débiles. Mais qu'elle n'entrave pas la marche du progrès,
comme on dit.
Il faut plutôt avouer que les amis de la
démocratie rejoignent ici les pires réactionnaires
dans le culte de l'efficacité technique, religion nouvelle
dont les dieux n'ont pas besoin d'âme pour susciter
l'adoration. Or le latin et le grec font connaître d'autres
dieux et d'autres hommes. Ils nous apprennent à ne
point trop adorer, car ils nous font voir des passions communes,
des guerres qui ne sont plus les nôtres, des temples
qui ne sont plus consacrés. On craint cette expérience
millénaire, c'est-à-dire ce scepticisme. Mais
les " humanités " préparent aussi
à l'admiration, parce qu'elles montrent les uvres
qui ont vaincu le temps, les pensées qui ont tenu plus
sûrement que les colonnes de marbre. Les dieux meurent
et l'esprit est éternel.
Une civilisation n'est pas un système
de moyens, c'est un ensemble de valeurs. Elle se justifie
non par sa puissance, mais par sa culture. Elle se perpétue
par l'école où les hommes grandissent ensemble
avant d'être séparés par les métiers.
Car les métiers séparent les hommes, quoi qu'on
ait dit, tandis que la culture les réunit. L'école
est donc la seule chance qui leur reste de se comprendre et
d'aimer l'uvre commune. Elle doit être défendue
contre la mode et l'impatience des réformateurs. S'il
s'agit de l'agrandir pour donner son plein sens au mot d'Université,
afin que nul n'en soit exclu injustement, travaillons pour
la réforme. Mais d'abord défendons l'école
contre " les humeurs brouillonnes et inquiètes
" qui ne songent qu'à la détruire en l'asservissant
aux intérêts bornés d'une civilisation
mécanique. L'école est faite pour que les hommes
n'oublient pas l'humanité et apprennent ainsi le prix
de la paix.
18 avril 1958
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Muglioni : L'école ou le loisir de penser
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