On nomme souvent le XVIIIe siècle « siècle
des Lumières ». De cela Kant était bien
convaincu. Il est facile à un homme de s'éclairer,
de développer ses capacités intellectuelles,
mais il n'en va pas de même pour un peuple. Il ne peut
s'agir, dans ce dernier cas, que d'un processus lent et difficile.
Les Lumières sont, écrit Kant, la sortie de
l'Homme de la minorité dont il est lui-même responsable,
leur devise Sapere aude invite chacun à se
servir de son propre entendement (1), à faire un usage
autonome de sa Raison. La Raison* fait alors valoir son droit
d'être, pour l'esprit humain, l'unique critère
ou « pierre de touche » de la vérité
et permet à l'Homme de progresser indéfiniment
en se libérant des préjugés et de la
superstition, elle requiert donc d'exercer son magistère
critique sur tout (2). Il est facile de voir que cette exigence
humainement légitime va se heurter à deux autres
prétentions à la légitimité; la
« majesté » du pouvoir et la « sainteté
» de la religion.
Le premier obstacle à l'usage libre de la Raison est
le pouvoir civil, car la liberté de penser ne se sépare
pas de la liberté d'expression. Le travail de la Raison
suppose, en effet, une discussion publique, faute de quoi
la pensée de chacun serait pauvre et probablement délirante
(3) ; or si les pouvoirs civils n'ont, en théorie,
aucune action sur la pensée, ils ont la possibilité
d'interdire tout échange et toute publication.
Les hommes vivent dans un état civil qui est
un fait (on ne rencontre pas d'hommes à l'état
de nature) mais dont on peut dire aussi qu'il est un devoir
pour l'homme puisque l'état de nature ne peut être
représenté que comme un état sans loi.
Un peuple se constitue en État, du point de vue de
la pensée du droit, par un contrat originaire.
Un peuple est donc, certes, dans sa volonté unifiée
le pouvoir législatif, mais il est, dans le même
temps, soumis à cette loi que fonde sa volonté,
que le pouvoir exécutif a pour mission de rendre concrète
et le pouvoir judiciaire d'appliquer aux cas particuliers.
Un peuple n'est un peuple que s'il est soumis à ce
pouvoir suprême (4). Le seul devoir de ce pouvoir souverain
est de ne contraindre un peuple qu'à ce que celui-ci
pourrait vouloir pour lui-même (même si, à
un moment donné de l'histoire, ce peuple peut n'être
pas en mesure de formuler sa volonté). Le devoir du
peuple est d'obéir au pouvoir suprême (divisé
en trois pouvoirs) et l'origine réelle de ce pouvoir
n'a pas à avoir de conséquences sur le comportement
de ce peuple, « L'origine du pouvoir suprême est
pour le peuple qui y est soumis insondable au point
de vue pratique, c'est-à-dire que le sujet ne doit
pas discuter de ce droit comme d'un droit contestable relativement
à l'obéissance qu'il doit (5)». «Insondable
au point de vue pratique» signifie que nul ne peut
prendre prétexte de l'origine éventuellement
violente du pouvoir suprême (et tout pouvoir a, en fait,
eu, un jour, une origine violente) soit pour désobéir
à la loi, soit, a fortiori, pour fomenter
une révolution. Peu importe que le fait de
la prise du pouvoir ait précédé les lois
(et donc le contrat originaire). Saint Paul en son
temps avait exprimé une idée similaire en affirmant:
« tout pouvoir vient de Dieu », non que selon
Kant on puisse affirmer à bon droit une telle thèse
mais le caractère intangible du droit nous permet de
nous « représenter» de cette façon
les choses, « On doit obéir au pouvoir législatif
existant qu'elle qu'en puisse être l'origine (6) ».
On remarquera toutefois que Kant ne dit pas « insondable
» sans plus mais seulement « au point de vue pratique
», c'est-à-dire qu'il est parfaitement loisible,
au contraire, de travailler à savoir ce qui s'est passé,
bref que l'origine du pouvoir n'est nullement insondable au
point de vue théorique, Le pouvoir n'est donc pas fondé
à interdire la science dans son procès de connaissance.
Une telle interdiction reviendrait à condamner un peuple
à l'ignorance, ce à quoi un peuple ne saurait
consentir. Quand bien même un peuple y aurait un jour
par inadvertance consenti ce pacte serait sans valeur puisqu'il
s'agirait alors d'un crime contre la nature humaine dont nous
verrons que la mission est de développer entièrement
ses capacités (7).
La majesté du pouvoir interdit donc que l'on
s'appuie sur une connaissance, et même qu'on entreprenne
une recherche afin de désobéir aux lois, mais
la Raison interdit qu'un peuple soit voué définitivement
à l'ignorance. C'est un devoir du citoyen que d'obéir
aux lois, c'est un devoir pour l'homme des Lumières
de garantir les progrès de la Raison. La solution est
que la Raison (ou si l'on veut la discussion publique en Raison)
ne s'adresse pas au peuple en tant que tel. Le peuple
est ce qui par son contrat originaire fonde la loi et qui
est, de ce fait inconditionnellement soumis à cette
loi, il ne s'intéresse pas directement à la
Raison, lors même qu'il n'a pas le droit de s'en interdire
l'accès. La Raison doit s'adresser au public qui
lit. Le public est l'ensemble des hommes qui se soumettent
librement à la Raison et discutent, en Raison, par
le biais de la publication d'écrits. Être membre
du peuple suppose qu'on obéisse aux lois de l'État,
appartenir au public implique qu'on se soumette librement
à la Raison. Il faut donc pour le progrès des
Lumières (et donc pour que soit réalisée
la vocation humaine la plus haute) qu'au sein même de
l'Etat soit garanti un espace de totale liberté raisonnable.
Le progrès des lumières ne peut donc se trouver
garanti que si un accord implicite se trouve passé
entre les pouvoirs et la communauté des hommes pensants.
L'État n'interviendra pas sur le contenu des publications;
il ne se donnera pas le ridicule de vouloir légiférer
en matière de science ou de philosophie, là
où la majesté n'a pas à être
reconnue, car la Raison ne doit s'incliner devant rien. De
leur côté savants et philosophes doivent s'interdire
de s'adresser au peuple sujet et souverain sauf à tomber
sous le coup des lois et, dans tous les cas, à offrir
au pouvoir l'occasion d'interdire la libre publication c'est-à-dire,
en fait, le progrès de la Raison. Ainsi Frédéric
II est-il félicité par Kant de pouvoir dire
« Raisonnez tant que vous voulez sur tout ce que vous
voulez, mais obéissez ».
Pour que ce modus vivendi entre la légitimité
de l'exigence de Raison et la majesté du pouvoir soit
viable, il faut pouvoir distinguer deux usages de la Raison,
car il est impossible à l'homme, dans ses actes, de
ne pas utiliser la Raison et l'Entendement. Dans une charge
publique quelconque, bien qu'on agisse en fonction de directives
venues d'une autorité, il faut faire un certain usage
de sa Raison. Kant nomme cet usage (d'une façon un
peu déconcertante pour nous) un usage
privé de la Raison (8). Un tel usage, celui qu'on
doit faire lorsqu'on occupe une charge quelconque, peut et
doit toujours être limité, car l'autorité
se délègue à ses représentants
qui ne sont nullement fondés à la remettre en
cause. Un préfet ne saurait remettre en question l'État
qu'il représente, un juge critiquer la loi qu'il a
pour rôle d'appliquer, ou un prêtre le dogme qu'il
est censé enseigner. Ces personnes dans le cadre de
leurs fonctions sont les « agents d'affaire (9) »
de l'État ou de l'Église. Au contraire un usage
public de la Raison doit toujours être libre. L'usage
public est celui que chacun (et aussi les hommes dont il vient
d'être question) peut faire de la Raison en s'adressant
au public qui lit.
Si ce modus vivendi n'est pas facile à mettre
en oeuvre, il a cependant de bonnes chances de réussir
à s'établir car les princes, tous comptes faits,
n'ont pas intérêt à intervenir dans le
contenu des sciences; outre qu'ils risqueraient de compromettre
leur majesté dans un domaine où elle ne possède
aucune autorité, ils savent que le progrès des
sciences développe une richesse, une efficacité,
dans la guerre comme dans la paix, dont aucun prince calculateur
ne voudra se priver. Le danger pour les Lumières réside
plutôt dans le domaine des fins les plus hautes de l'humanité.
La Raison doit être aussi ce qui détermine ce
qu'un homme, en tant qu'homme, doit viser pour être
libre et bon, elle seule sera capable de nous indiquer quelle
est la fin ultime que nous devons viser et que vise la totalité
de la création, de fonder sur une morale universelle
une religion dans les limites de la simple Raison.
L'ambition de la Raison se heurtera dès lors à
ce qu'on nomme religions et que Kant nomme «
fois d'Église (10) ». Ces « religions
» représentent l'absolu et la divinité
à l'aide de symboles c'est-à-dire des analogies
empruntées à l'imagination et prétendent
prescrire les comportements agréables à Dieu,
en se fondant sur des faits historiques relatés dans
des livres saints. Il est inévitable que des hommes
aient tenté de se représenter le divin et l'absolu
sous forme de symboles et qu'ils aient demandé pendant
de longs siècles à des prêtres de diriger
leur conscience, c'est là la définition de leur
minorité. Une foi d'Église n'est pas, en soi,
fondée sur des lois de contrainte et il n'est nullement
question ici de soumission nécessaire comme dans l'état
civil; l'adhésion à un symbole et à un
rituel doit être libre puisqu'il n'engage pas la vie
des hommes entre eux, mais la représentation qu'ils
se font du but de leur existence et de la manière dont
ils doivent la mener pour faire leur salut. Toutefois la tentation
est grande (et continuellement attestée au cours de
l'histoire) d'appuyer les symboles et les rites sur l'autorité
politique et donc de soustraire la pratique religieuse et
ses représentations au libre examen de la Raison, comme
elle fut grande aussi de la part des autorités civiles
d'appuyer leur majesté sur la Sainteté de la
religion. La voie est donc étroite qui reste à
la Raison pour faire valoir son droit qu'elle ne peut fonder
que sur sa propre autorité.
À dire vrai, ce droit que la Raison fait valoir, et
que tout homme raisonnable honore librement, s'appuie sur
le besoin qu'elle a d'être « à un moment
ou à un autre satisfaite (11) ». Dans l'opuscule
Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? Kant
développe l'idée fondamentale d'un droit du
besoin de la Raison qui est d'achever la pensée dans
un système, lors même qu'elle se serait convaincue
qu'il n'y a pas de connaissance qui vaille hors du donné
sensible. Un besoin n'est qu'un principe subjectif et la Raison,
hors du domaine où elle dispose de principes objectifs
de connaissance (principes qui sont ceux de l'entendement,
les catégories schématisées), ne peut
que s'orienter sur une croyance rationnelle. Au-delà
de la connaissance certaine des sciences, le besoin de la
Raison nous mènera à des hypothèses
(12) qui ne vaudront pas plus qu'une opinion raisonnable.
Encore faudra-t-il, pour en rester à cette modestie,
que la Raison se soit tirée d'un piège que,
cette fois, elle s'est tendu à elle-même. Un
besoin de la Raison avant de se contenter d'hypothèses
aura nécessairement plongé cette dernière
dans l'illusion d'une capacité à connaître
les êtres suprasensibles. Cette illusion, interne à
la Raison, conséquence fâcheuse de son besoin
sera au principe de la construction d'une « science»
métaphysique dogmatique, « science pure a
priori à partir de simples concepts », historiquement
donnée mais qui n'a jamais abouti à autre chose
qu'à un Kampfplatz où se sont affrontés,
sans jamais pouvoir l'emporter, les plus grands philosophes.
Lorsqu'il s'agit de fins suprêmes que la Raison peut
viser, le besoin de la Raison, comme pratique, mène
à des postulats. Ici la Raison peut s'appuyer
sur une loi qui lui est intérieure et qui
définit le devoir d'agir selon la loi morale. Postuler
un être n'est cependant pas un devoir et la foi de la
Raison est bien le résultat de son besoin d'achever
le système de la pensée.
Afin de se garder d'être obérée par la
contrainte civile ou le fanatisme religieux, la Raison doit
donc entreprendre de définir les domaines où
elle peut connaître, où elle peut ordonner sans
discussion, et où elle est fondée par le droit
de son besoin à croire et à espérer.
Ici elle ne se heurtera pas à des autorités
extérieures à elle, mais à sa propre
illusion, une illusion que Kant a nommée transcendantale
parce qu'elle fut au principe d'une science métaphysique
déconsidérée. Le travail de la Raison
pour discriminer le droit de son besoin et la pente fatale
de sa propre illusion est la critique, menée
par elle-même, de son propre pouvoir. Les trois ouvrages
les plus importants de Kant s'intitulent tous critique,
ils s'efforcent de donner satisfaction au besoin de la Raison,
au besoin en luttant contre l'illusion de sa toute-puissance.
Notes :
(1) Réponse à la question: Qu'est-ce que
les Lumières ?, GF,1991, p. 43.
* Tout au long ce petit ouvrage nous écrivons Raison
et non simplement raison. L'emploi systématique de
la majuscule pour ce seul mot ne se fonde ni sur l'écriture
du mot Vernunft en Allemand puisque cette langue
accorde à tous les substantifs le privilège
de la lettre majuscule, ni même sur les habitudes de
Kant. Kant avait remarqué que la Raison exerçait
son droit, celui d'être la pierre de touche de toute
vérité, sans le secours d'un appareil prestigieux
de symboles comme c'est le cas pour la majesté
du pouvoir ou la sainteté de la religion,
L'emploi de la majuscule est donc contestable mais signale
que cette « faculté» chez Kant est à
la fois ce qui fait valoir le droit de son besoin
et ce qui est capable par soi-même de penser ses limites.
Écrire Raison et non-raison est donc déjà
par soi-même approcher la vérité de la
pensée de Kant.
(2) Préface de la première édition de
la Critique de la Raison pure, PUF, p. 6, note.
(3) Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée
?, GF, 1991, p. 69.
(4) Métaphysique des moeurs. Doctrine du droit,
§ 45 à 49, Vrin. 1971.
(5) Ibid., p, 201.
(6) Ibid.
(7) Réponse à la question: Qu'est-ce que
les Lumières ?, op. cit., p. 45.
(8) Réponse à la question: Qu'est-ce que
les Lumières ? op. cit., p. 45.
(9) Conflit des facultés, Première
section. Vrin. 1973. p. 14-15.
(10) La religion dans les limites de la simple Raison.
Vrin. 1979. p. 144. 3e partie, 1ère section §
5.
(11) Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée
? GF. 1991. p. 59.
(12) Critique de la Raison pratique. Assentiment
venant d'un besoin de la Raison pure, PUF. 1943. p. 151.s
Joël Wilfert,
Kant, Éditions Ellipses, 1999, pp.
7-12
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