Il y a, selon Kant, trois
questions fondamentales: « Que puis-je savoir? Que dois-je
faire? Que suis-je en droit d'espérer? »
À la première, nous avons vu comment la philosophie
critique apportait une réponse quant à la partie
pure; la seconde sera le problème de la morale, la
troisième sera celui de la religion pour l'individu,
celui de la philosophie de l'histoire pour l'espèce.
La question « Que dois-je faire? » est la plus
fondamentale, en ce que notre intérêt pour la
première est purement intellectuel et que la troisième
en dépend de façon évidente.
S'il s'agit de savoir ce que je dois faire, dans telle occurrence
précise, la réponse prendra la forme d'un impératif
hypothétique: si tu veux ceci alors tu dois faire
cela. L'impératif est le mode grammatical de l'ordre
mais il est soumis, ici, à la condition que ma volonté
se propose un but déterminé. Ces impératifs
sont dits impératifs de l'habileté.
La fin visée est seulement une fin possible
parmi toutes celles qu'un individu peut avoir à se
proposer. Toutefois tout individu humain, en tant qu'être
sensible et fini, se propose comme fin la satisfaction de
toutes ses tendances (1) et besoins. En d'autres termes, tout
homme se propose comme fin le bonheur. La réponse
à la question du bonheur ne saurait toutefois être
simple, elle nécessite la connaissance du monde, l'expérience,
et suppose du temps, les désirs des êtres immatures
ne pouvant aboutir au bonheur. Le bonheur est un donc une
fin réelle (que tout homme se propose), mais, parce
que son obtention est conditionnée par de nombreux
facteurs et qu'il n'est jamais garanti, il serait absurde
de le considérer comme un devoir. L'impératif
qui répond à la question « Que dois-je
faire afin d'être heureux? » est un impératif
de la prudence. À la question « Que dois-je faire?
», sans plus, inconditionnellement, la réponse
ne peut-être qu'un impératif catégorique.
L'ordre formulé ne sera assorti d'aucune restriction
ou hypothèse. Il faut donc qu'un tel impératif
trouve son fondement tout à fait a priori.
Ce fondement est un fait de la Raison, une loi que
tout homme connaît en lui-même: la loi morale.
Une telle loi ne saurait être l'équivalent simple
de ce qu'on nomme loi naturelle parce qu'elle n'énonce
pas seulement le rapport nécessaire entre une cause
et un effet, mais constitue un principe objectif d'action
pour une volonté. La volonté agit en se représentant
une fin et non simplement comme l'effet d'une cause. Dans
la loi morale, la Raison détermine immédiatement
la volonté sans le secours d'aucun mobile sensible;
elle ne peut le faire qu'à l'aide du seul principe
absolument a priori de l'entendement, le principe
de contradiction. Notre volonté ne doit pas être
contradictoire. De même je ne dois pas affirmer, dans
le même temps et sous le même rapport, A et Non
A, de même je ne dois pas vouloir en même
temps A et Non A. Le principe subjectif de ma volonté
(la fin qu'à titre personnel je me propose), que Kant
nomme une maxime, doit pouvoir valoir comme un principe objectif
obligeant toute volonté - ce qui caractérise
en effet une loi est l'universalité: rien
ne peut être dit une loi si elle n'oblige « tous
les (2) ». On peut donc dire que l'universel est
la forme de la loi; la loi morale m'ordonne donc de vouloir
que ma maxime (formulation subjective de ma volonté)
puisse, en même temps, valoir comme loi universelle.
Je dois pouvoir penser que ce que je me propose puisse, sans
contradiction, devenir une loi pour tout sujet moral. Kant
formulera ainsi l'impératif catégorique «
Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux
vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle
(3) ». Comme il fallait, dans l'analytique transcendantale,
comprendre comment les catégories s'appliquaient au
réel sensible (ce qu'accomplissait le schématisme),
de même pour nous représenter cette loi morale
nous pouvons, à l'aide de l'entendement, penser la
loi naturelle comme type de la loi morale, évidemment
pas quant au contenu, mais quant à la forme. On peut
donc aussi formuler l'impératif catégorique
de la façon suivante: «Agis comme si la maxime
de ton action devait être érigée en loi
universelle de la nature (4) ».
On a souvent reproché à Kant son « formalisme»
moral, ce reproche n'est pas fondé; ni la Critique
de la Raison pratique, ni les Fondements de la métaphysique
des moeurs ne prétendent constituer une morale
concrète, mais établir les fondements rationnels
d'une morale universelle. Il existe une « morale kantienne»
mais elle se trouve dans la Doctrine de la vertu
(deuxième partie de la Métaphysique des
moeurs). D'autre part, on conçoit bien aisément
qu'une morale ne peut être à la fois universelle
et concrète c'est-à-dire constituer le contenu
des maximes. Historiquement, il y a des morales c'est-à-dire
des systèmes historiques obligeant à des comportements
définis et en interdisant d'autres, Ce sont ces morales
qui constituent, autant que les désirs particuliers,
le contenu des maximes. L'impératif catégorique,
formulation de la loi morale permet cependant de passer au
crible de l'exigence de la Raison les préceptes de
toute morale concrète qui doit s'incliner devant la
majesté infinie de la loi morale rationnelle. La loi
morale n'exige que l'universalité des maximes, mais
elle l'exige sans condition; c'est là le critère
qui me permet de juger la morale dans laquelle je vis, car
il n'y a jamais de vide moral, tout homme à tout moment
de l'histoire étant toujours orienté. Comme
tout principe formel a priori (il en va de même en logique,
qui, n'ayant pas de contenu, ne dit que la forme de la vérité)
l'impératif catégorique ne me dit pas ce que
je dois faire mais m'indique, et ce, avec une certitude totale
ce que je ne dois pas faire.
Une action est conforme à la loi morale lorsque la
volonté qui y préside se détermine à
agir en se représentant l'universel comme tel, c'est-à-dire
la forme de la loi. Une telle volonté ne peut être
conçue comme déterminée par des mobiles
sensibles car aucun de ces mobiles ne pourraient permettre
de viser l'universel. Le problème que pose Kant au
début de la Critique de la Raison pratique est
celui-ci: « supposé que la simple forme législative
[l'universel] soit seul le principe suffisant de détermination
d'une volonté, trouver la nature de cette volonté
qui ne peut être déterminée que par ce
moyen (5) ». La réponse, tirant les conséquences
du fait que l'universel, en tant que non phénoménal,
est un principe d'action fondamentalement différent
de tous les autres, implique qu'une telle volonté soit
totalement indépendante de toute loi de causalité.
«Donc une volonté à laquelle la simple
forme législative de la maxime peut, seule, servir
de loi est une volonté libre ». Une telle volonté
libre n'appartient pas au monde des phénomènes
où sa présence ne pourrait en aucun cas être
établie (voir 3e antinomie dans la Dialectique
de la Raison pure) par les moyens de la Raison spéculative.
Seule la loi morale, en ordonnant inconditionnellement, fait
savoir au sujet qu'il est libre. La loi morale est donc ce
qui nous fait connaître que nous sommes libres (6).
La loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté
et la liberté la ratio essendi de la loi morale.
C'est par la loi morale que nous savons positivement que nous
sommes libres; et c'est parce que nous sommes libres, en tant
que volonté, que nous pouvons obéir à
une loi morale, qui ordonne exclusivement la forme pure de
la loi. La loi morale nous ouvre donc un autre règne
que celui de la nature car la volonté libre n'est pas
de l'ordre des phénomènes, mais est un être
intelligible, non sensible, un noumène.
Dans la mesure où on doit la considérer comme
noumène (ou« chose en soi») cette volonté
libre (morale et raisonnable) ne peut jamais être considérée
comme une simple chose qui peut, elle, toujours être
considérée comme un moyen en vue d'une fin.
La volonté libre est donc une « fin en soi ».
La liberté, en effet, ne peut se résoudre à
vouloir un simple contenu particulier car alors elle se perdrait
dans ce contenu. La volonté libre ne peut avoir pour
visée que la volonté libre elle-même.
Le sujet moral (en tant que libre) est donc ce que notre action
d'être moraux doit viser comme fin (aux deux sens du
terme de but et de limite absolue à nos entreprises).
Tout sujet moral (capable de se déterminer à
agir en se représentant la forme de la loi) doit donc
être considéré comme la fin de notre action.
Empiriquement, toutefois, il se trouve que de tels êtres
(des sujets moraux) ne se trouvent que sous la forme de l'humanité.
On peut donc reformuler à nouveau l'impératif
catégorique: « Agis en sorte que tu traites l'humanité
en ta personne et en la personne de tout autre toujours en
même temps comme une fin et jamais simplement comme
un moyen (7)».
Cette formulation est si importante et si décisive
qu'il convient de la commenter avec soin. Le sujet moral doit
absolument être traité par nous seulement
comme une fin mais, quant à l'humanité,
il s'agit aussi d'une simple espèce animale qui, en
tant que telle, n'a pas à susciter un respect absolu.
Il est donc possible (et cela est toujours déjà
fait) de traiter l'humanité, en même temps, comme
un moyen: travailler, utiliser la force de son corps ou les
capacités de son intelligence pour gagner sa vie, ou
utiliser les services rémunérés d'un
autre homme consiste à traiter l'humanité comme
moyen.
L'impératif catégorique nous enjoint toutefois
de ne jamais trouver l'humanité seulement comme
moyen et de voir en tout homme (y compris soi-même)
un être en soi, seulement intelligible, dont la
dignité surpasse toute appréciation. L'équivalence
suppose le fait que deux choses puissent être échangées,
le prix marchand exprime cette équivalence de façon
presque exacte. Un être possédant une valeur
sentimentale ne peut déjà plus être estimé
exactement; comment estimer la valeur, pour un Français,
de la Tour Eiffel ou de Notre-Dame de Paris? Quant à
la personne humaine elle excède tout prix, au sens
strict elle n'a « pas de prix» ; elle ne peut
être, eu égard à son caractère
intelligible, que la fin des actions. Cette formulation de
l'impératif catégorique même si elle ne
me dit pas quoi faire concrètement pour respecter en
l'homme l'humanité est cependant d'une extrême
utilité pour m'indiquer ce qu'en aucun cas, je ne peux
faire, (réduire quelqu'un en esclavage, ou me faire
moi-même esclave de mon propre plaisir). En d'autres
termes seul l'homme individuel est une personne et possède
donc, outre son caractère sensible un caractère
intelligible et suscite le respect (8).
Si l'humanité doit être traitée en moi-même
et tout autre homme comme une fin et donc limiter mes entreprises,
cela a pour conséquence que je dois vivre, ici et maintenant,
comme dans un monde ou ces sujets moraux se traitent réciproquement
comme des fins et se donnent à eux-mêmes la loi
morale comme principe objectif de leurs actions. Se donner
à soi-même la loi est la définition de
l'autonomie (autos: soi-même, nomos
: la règle) qui constitue la seule véritable
forme de la liberté. L'idée de cette totalité
des sujets moraux libres ne peut être représentée
qu'en utilisant comme type la nature qui est conçue
comme une totalité soumise à des lois (ce qui
est d'ailleurs purement analytique car on ne nommerait
pas nature un chaos désordonné).
La nature est donc, pour nous, la totalité des phénomènes
soumis à une loi, mais une loi extérieure, subie
et non voulue; nous la concevons donc comme un règne
mais un règne de l'hétéronomie.
Sur ce type nous pouvons penser un règne
des fins, une totalité de sujets humains sous
la loi de l'autonomie c'est-à-dire, en fait, un
règne de la liberté. L'homme appartient
au règne de la nature et doit agir comme dans un règne
de la liberté.
C'est cette appartenance de l'homme à deux règnes
qui pourrait sembler une claudication désastreuse qui
va permettre, à terme, la solution du problème
de la métaphysique.
Notes :
(1) Critique de la Raison pratique, Principes de la Raison
pratique, Scolie II, PUF, 1943, p. 24.
(2) Une loi peut-être particulière dans sa visée,
il y a des lois obligeant les parents, les contribuables,
etc. mais ce qui la caractérise est qu'elle oblige
tous les parents, tous les contribuables.
L'universalité est donc la caractéristique de
la loi.
(3) Fondements de la métaphysique des moeurs,
Delagrave, p. 136.
(4) lbid., p. 137.
(5) Critique de la Raison pratique. Des principes de la
Raison pratique, Problème l, PUF. 1943. p.28.
(6) Critique de la Raison pratique, Problème
II, scolie, 1943.
(7) Fondements de la métaphysique des moeurs,
Delagrave, 1965, p. 148 à 150.
(8) Le respect est un sentiment et donc agit sur la sensibilité
d'un être sensible et raisonnable mais sa source est
a priori dans la loi morale. Le respect est donc
un sentiment moral pour la loi et donc aussi sur ce qui est
susceptible d'obéir librement à la loi. Le respect
s'adresse toujours aux personnes, jamais aux choses.
Joël Wilfert,
Kant, Éditions Ellipses, 1999, pp.
21-26
|