B. Bourgeois,
Le vocabulaire de Fichte, Editions Ellipses, Paris
2000,
Définition de l'éducation
:
* Héritier, sur ce point aussi, de Rousseau et de Kant, dont
il intensifie encore l'éloge de l'éducation, Fichte
attribue à celle-ci une vertu anthropogène fondamentale.
Pour lui, en effet, elle n'a pas seulement à discipliner
et cultiver un être ayant déjà une conscience
humaine de lui-même, mais elle est ce par quoi il acquiert
originellement une telle conscience. Le concept d'homme étant
pour lui celui, non pas d'un individu singulier, mais d'un être
générique, l'homme ne devient homme que parmi les
hommes, et cela signifie d'abord que « tous les individus
doivent être éduqués à l'humanité,
sinon ils ne deviendraient pas des hommes» (GNR, SW,
3, p. 39), Faisant ainsi exister l'homme comme homme, donc tout
l'homme, l'éducation est une entreprise elle-même totale,
en ses moments, en ses méthodes et en ses agents.
** Dans l'Assise fondamentale du droit naturel selon les principes
de la Doctrine de la science, ouvrage représentatif
de sa première philosophie, Fichte déduit comme condition
de la possibilité du Moi fini, tel pour luimême comme
sujet actif ou libre s'opposant à un objet dont il pâtit,
l'existence d'un autre sujet agissant sur lui-même mais comme
sur un sujet, c'est-à-dire dans une relation d'éducation
originaire. En effet, l'objet qui détermine doit subsister
pour que le sujet s'auto-déterminant puisse, par opposition,
lui-même subsister, mais ce sujet ne peut subsister
comme sujet qu'en niant un objet d'abord rencontré comme
subsistant dans une relation d'opposition antérieure, etc.
Pour échapper à la régression infinie condamnant
toute auto-construction originaire de la conscience cependant existante,
il faut nécessairement supposer que le sujet est en relation
avec un objet qui le détermine en tant que lui-même
s'auto-détermine, c'est-à-dire qui le détermine
à s'auto-déterminer ou à se libérer,
à être un sujet, et qui est donc également un
sujet. Je ne suis un sujet que parce que je suis incité à
l'être par un autre sujet: je ne deviens libre, je ne me libère,
que parce qu'un autre me traite déjà comme libre.
Une telle éducation libératrice originaire, en quelque
sorte spontanée puisqu'elle consiste dans la première
rencontre, humanisante, entre les hommes, commande le sens de toute
l'entreprise éducatrice institutionnalisée; sur ce
point, Fichte ne variera pas à travers ses diverses conceptions
du milieu éducatif. L'éducation, libérant en
reconnaissant déjà la liberté, a un sens absolument
positif: elle n'a rien d'une discipline répressive, n'est
pas un agir efficient, une influence dominatrice [Einwirkung]
du maître sur l'élève, mais une interaction
[Wechselwirkung] entre eux, car nul ne peut être
éduqué ou cultivé s'il ne se cultive ou éduque
pas lui-même. D'où l'éloge de Rousseau et de
Pestalozzi, l'exaltation des méthodes éducatrices
nouvelles: privilégier l'oral par rapport à l'écrit,
l'exercice par rapport à la lecture... Une éducation
ainsi comprise comme libération ne peut procéder réellement
d'une instance contraignante comme celle de l'Etat en tant que tel.
Aussi voit-on Fichte, dans ses écrits révolutionnaires
initiaux, la confier plutôt à la société
- puissance positive de culture - qu'à l'État. Puis,
quand, dans sa première Doctrine de la science, il célèbre
cet État comme le seul pouvoir effectif capable d'assurer
la liberté extérieure, il ne manque pas de lui rappeler
qu'il doit se limiter pour permettre l'accomplissement culturel
de l'homme. Enfin, lorsque, dans sa dernière philosophie,
il loge l'union des Moi, non plus au terme idéal de leur
effort moral surmontant l'égoïsme, mais dans leur immersion
originelle au sein d'une vie divine qui se particularise naturellement
dans les communautés nationales, c'est à la nation,
dont l'État ne doit être que l'instrument institutionnel,
qu'il confie l'éducation, la rééducation, libérant
de la phase individualiste de l'histoire. Les Discours à
la nation allemande répètent bien que seule une
telle solution du problème pédagogique permet la solution
du problème politique.
*** Si, dans la libération éducative, retard ou détour
de la liberté ainsi limitée par rapport à elle-même,
cette limitation implique la relation à un être autre
dont la présence est nécessaire pour appeler ou rappeler
la liberté à elle-même, l'altérité
en question s'annule en quelque sorte dans une telle fonction. Le
vrai Non-Moi - l'autre Moi - s'affirme bien en affirmant le Moi
par l'incitation qu'il lui adresse à se libérer, bien
plutôt qu'il ne le nie, et la vie infinie, au lieu d'engloutir
la subjectivité finie, la promeut dans son amour. De la sorte,
le moment du négatif, qu'un « hiatus» sépare
- quelle que soit la lettre variable de la Doctrine de la science
- de l'essence de l'esprit, foncièrement positive, n'est
pas, pour évoquer un thème critique opposé
au ficbtéanisme, pris absolument au sérieux dans sa
théorie de l'éducation, en cela bien différente
de celle qu'élaborera Hegel."
Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Fichte,
Editions Ellipses, 2000, p. 25-27
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