Analyse
Le premier travelling de l'extrait expose
parfaitement les mutations internes sus-citées,
après une ouverture au noir, où le cadre
dépeint un bâtiment dont l'architecture
évoque clairement l'influence étrangère.
Le cinéaste nous présente, par le point
de vue subjectif, observateur, de Sanshiro, des Japonais
arborant le chapeau melon typiquement occidental, et
présente avec insistance un officier de police
vêtu d'un costume similaire à ceux des
agents de l'ordre américains. Cette figure démontre
en outre que l'autorité n'est plus détenue
par des samurai divisés mais par une structure
solide, un état réunifié après
de nombreuses guerres de clans féodales. Par
ce regard subjectif, le réalisateur absorbe le
public japonais dans un passé, où l'Occident
était un allié, non un ennemi. Ce travelling
d'exposition spatio-temporelle se poursuit vers la gauche,
où l'on observe, dans une petite ruelle, des
femmes dansant et chantant joyeusement. Là encore
cette attitude symbolise le passage à la modernité
; durant l'époque féodale une femme ne
parlait que si on le lui permettait, et restait généralement
cloîtrée. Lorsque Sanshiro passe devant
elles, celles-ci en arrivent même à le
chahuter ; quelques décennies plus tôt,
un simple effleurement déplacé envers
un samurai leur aurait coûté la vie. Il
leur confie qu'il souhaiterait voir le maître
de jiu-jutsu Saburo Monma, qu'il devra attendre jusqu'à
la tombée de la nuit.
La seconde séquence prend place à l'intérieur
du dojo de jiu-jutsu, et reflète une des constantes
de l'uvre kurosawaïenne : il s'agit d'une
scène de complot. Sa fonction est d'exposer clairement
les enjeux problématiques et stratégiques
de l'intrigue du film, en présentant notamment
les protagonistes ainsi que les relations qui les unissent.
Ainsi les fidèles du maître Monma souhaitent
tendre un guet-apens au maître Yano, qui aurait
transformé l'art guerrier du jiu-jutsu en une
voie spirituelle d'accomplissement personnel. De ce
fait il est considéré comme un traître
influencé par l'Occident et ses idées
modernes. Cette séquence présente les
pratiquants de jiu-jutsu comme des réactionnaires
autoritaires, nostalgiques de l'époque féodale
et de l'ordre instauré par la force. La scène
est découpée en plans assez proches du
sol, immobiles, selon des coupes sèches : ces
choix esthétiques témoignent des idéaux
rigides, peu honorables des protagonistes. De plus ils
sont décrits tels des barbares aux cheveux hirsutes,
abusant de l'alcool, complotant. Sanshiro assiste à
cette scène décadente en retrait par rapport
aux disciples, figurant par ce placement et par la perplexité
lisible sur son visage, sa réserve quand à
l'idéologie développée ici.
La troisième séquence dépeint
justement le guet-apens mis au point par les pratiquants
de jiu-jutsu. On voit arriver un pousse-pousse, de face.
La caméra suit un léger travelling latéral.
Puis apparaissent dans le cadre les lutteurs que l'on
voit de dos. Le conducteur de pousse-pousse s'arrête
brusquement, ulcéré par la peur. L'homme
qui était à son bord bondit et se retrouve
face à ses adversaires. On sait qu'il s'agit
de maître Yano grâce à la séquence
précédente ; d'autre part l'homme porte
un chapeau melon, figurant ainsi les affinités
qu'il a développées avec la culture occidentale.
A ce propos il semble clair que cette partie de la vie
du personnage réel, Jigoro Kano, ait été
fortement atténué du fait des règles
imposées par la censure militaire japonaise.
Plus loin le personnage de Yano est cadré en
contre-plongée pendant qu'il se présente
et évoque la discipline qu'il pratique. L'angle
adopté ici met à distance le personnage,
ce qui appuie l'impression apparente de fragilité
et de solitude face au groupe qui l'agresse. Par ailleurs
on sent la dimension pacifique de ce caractère
qui souhaite s'assurer qu'il n'y a aucune erreur sur
la personne attendue par les lutteurs. En contre-champ
se trouvent ces derniers, qui eux sont filmés
en plan moyen afin que le nombre des corps emplisse
pleinement le cadre et renforce ainsi la fausse impression
de puissance. La caméra suit le maître
de jiu-jutsu en travelling latéral de gauche
à droite, alors que défient les disciples
en arrière plan. Cette trajectoire associé
à leur attitude corporelle évoque des
fauves tournant autour de leur proie. Néanmoins
un élément de contraste surgit en la personne
de Sanshiro : ce dernier reste immobile, le visage figé,
alors que tous s'agitent à l'écran. Là
encore le doute ressenti par le personnage sur cette
violence gratuite s'avère palpable. Le cinéaste
effectue ensuite un retour sur maître Yano qui
demande leur identité aux agresseurs ; il est
cadré en plan large, à la taille, ce qui
renforce cette impression de faiblesse face à
ses adversaires qui envahissent le cadre. Ces derniers
se présentent sous le nom de leur école
de jiu-jutsu.
Le combat commence alors. Il est d'abord
filmé en contre-plongée, afin que l'on
puisse ressentir cette tension inhérente à
l'affrontement, ainsi que le rapport d'inégalité
numérique régissant les deux parties.
Un premier combat s'engage alors, cadré cette
fois en gros plan, car Kurosawa souhaitait dans ces
films que les affrontements physiques soient porteurs
de sens, et que les lutteurs soient caractérisés
afin de figurer les valeurs défendues dans la
lutte. On remarque en outre le hiératisme des
personnages, que seul le vent semble animer, appuyant
ici la tension de la lutte ainsi que la focalisation
sur les visages, donc l'intériorité, des
protagonistes. Le premier adversaire de Yano est jeté
à l'eau d'un mouvement souple ; on remarque ici
reste placé le dos tourné à l'eau
du port, ce qui figure une certaine sérénité
face à l'adversité. De plus cette position
permet au maître de projeter ses adversaires dans
l'eau, ce qui illustre parfaitement la philosophie du
film. En effet, le judo, par rapport au jiu-jutsu, se
veut une méthode moderne, orientée sur
un enseignement universel et non plus à une hiérarchie
militaire. De plus ses fondements se trouvent dans la
douceur, et dans une finalité éducative
pour l'individu, rompant ainsi avec la tradition guerrière.
En ce sens l'eau joue ici un rôle figuratif primordial
: elle permet d'abord d'annihiler la brutalité
du combat, en ce que les agresseurs sont amortis par
elle dans leur chute ; de plus elle est un élément
souple, fluide et doux, qui s'adapte aux obstacles et
aux changements, au même titre que le judo dont
elle symbolise parfaitement la philosophie, et qui est
issu d'une adaptation au changement d'ère historique
donc de mentalité, par rapport au jiu-jutsu.
Les combats s'enchaînent rapidement, dévoilant
ainsi la face la plus sombre des agresseurs, qui attaquent
le maître à plusieurs en même temps
ou ramassent des armes, souillant ainsi le code de l'honneur
du combat auquel ils se disaient précédemment
si fidèles. Le dernier combat se clôt par
une immobilisation au sol. Maître Yano demande
au maître de se nommer, ce qui figure un autre
aspect de la thématique développée
: en judo la valeur de l'individu prévaut sur
le reste, et particulièrement sur les notions
traditionnelles japonaises de sacrifice, de mort pour
l'honneur. A ce titre on remarque que lors des présentations
antérieures au combat, les lutteurs s'étaient
présentées sous le nom de leur école,
et non individuellement comme l'avait fait Yano. On
observe donc ici l'opposition entre la valorisation
de l'être humain, qui se réalise dans la
pratique du judo, et les valeurs guerrières issues
des samurai, régies par le mépris de l'individu
au profit de l'honneur ou du sacrifice. A travers ce
dernier face-à-face s'affrontent le passé
guerrier et la modernité progressiste : maître
Yano évoque la sérénite par les
traits de son visage, alors que le maître de jiu-jutsu
exprime la haine et la souffrance dans la crispation,
n'aspirant qu'à mourir.
On remarque également que la philosophie développée
par le judo s'inscrit, implicitement, en totale opposition
à l'esprit japonais contemporain à la
sortie du film ; durant la seconde guerre mondiale cette
mentalité guerrière basée sur la
fidélité à l'honneur au détriment
de l'individu, avait reconquis les esprits japonais,
ce qui déboucha notamment sur le phénomène
des kamikazes. Kurosawa, influencé par la philosophie
occidentale de valorisation individuelle, s'oppose donc
clairement à ces idées sacrificielles
qu'il considère comme obsolètes.
Le jeune Sanshiro réapparaît à la
fin de la séquence, et propose au maître
de conduire son pousse-pousse : son visage radieux indique
l'illumination, du fait qu'il vient de trouver, à
travers maître Yano, la voie dont il était
en quête. Il abandonne alors ses geta ou sandales
de bois, geste hautement symbolique : par ce choix il
laisse derrière lui le poids de la tradition
japonaise, et les idées relatives à la
violence, la rigidité spirituelle prônée
par les maîtres de jiu-jutsu. Ainsi il peut aller
pieds nus, donc libre et épuré, vers l'évolution
de sa personne. Les fameuses geta vont être filmées
en un petit montage signifiant, d'abord, une ellipse
temporelle entre deux séquences ; mais surtout
cette avancée du personnage. En effet les sandales
sont abandonnées, couvertes par la pluie, la
neige, et finalement emportées par un courant,
au même titre que la tradition est emportée
par l'évolution des mentalités.
Ainsi Kurosawa fait l'apologie de l'ouverture au monde,
autant que de la paix et de la douceur ; la rigidité
et la violence n'ont lieu d'être, sans quoi elles
seront forcément retournées à leur
géniteur selon les lois de la nature : les techniques
de judo s'avèrent être l'expression de
cette philosophie, déséquilibrant l'adversaire
par la force de sa propre attaque. Pour son film on
peut même dire que Kurosawa a pratiqué
un judo abstrait : face à la rigidité
du gouvernement japonais il a su éviter, contourner
la censure pour insuffler avec subtilité ses
idées au sein de l'image.
Jérémie ROCUL, Sèvres, le 27
février 2003
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