L'oeuvre de René
Clément, datant de 1951, est centrée sur
le thème de l'enfance, plus précisément
sur l'observation de celle-ci dans un contexte hostile
à son épanouissement. En effet Jeux
interdits dépeint la France de Juin 1940,
mutilée par les atrocités et par les affrontements
de la guerre. Au milieu de cet environnement apocalyptique
une jeune enfant dénommée Paulette voit
ses parents périr sous un bombardement. Elle
sera recueillie par une famille de paysans, les Dollé,
et se prendra d'affection pour le jeune Michel. Au sein
du contexte morbide mûrira l'inquiétant
projet des deux jeunes enfants de constituer un petit
cimetière où seront enterrés Jock,
le chien de Paulette, puis moult autres animaux "pour
tenir compagnie à Jock". René Clément
instaure une telle situation afin de se livrer à
la description poétique de l'innocence propre
à l'enfance, confrontée à la mort,
implacable autant qu'insinuée dans chaque parcelle
de cet environnement.
La séquence
analysée ici se situe à l'ouverture du
film, après que Paulette a vu ses parents et
son chien mourir. L'enfant erre sur la route, serrant
le cadavre de son animal contre elle. Ce dernier est
jeté à la rivière par une passante,
mais Paulette, qui ne peut se résigner à
se séparer de son chien, rejoint le cours de
la rivière afin de le récupérer.
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Le premier plan de ce
passage dépeint Paulette se frayant un chemin
sous une charrette afin d'accéder au bord du
pont. Le point de vue subjectif du plan suivant montre
le chien de l'enfant emporté par les eaux. On
voit alors la frêle masse de Jock entraînée
vers l'arrière-plan selon une trajectoire oblique.
La description de ce courant associé à
la subjectivité du point de vue, qui s'avère
justement être celui de la petite fille, semble
évoquer la symbolique d'un destin inexorable,
à l'image de la rivière que l'on ne peut
remonter. Paulette se dirige ensuite vers le bord de
cette dernière ; elle suit la foule de personnes
qui fuient les bombardements. La hauteur de la caméra
correspond ici à celle de l'enfant, ce qui confère
à l'image une impression d'écrasement
de ce fragile personnage par les adultes qui semblent
des géants par rapport à Paulette et dont
on ne voit le haut du corps. En cela réside la
dimension pathétique de ce plan : au milieu de
cette agitation de corps démesurés la
fillette paraît dramatiquement seule. Puis une
autre image symbolique succède à la précédente
: un cheval abandonné galope, rendu fou, tirant
une charrette. Il est dépeint par un travelling
latéral et suit le courant de la rivière
sur un chemin tout proche. Au début du plan le
cadre contient le bord du pont, où se reflètent
les ombres mouvantes des personnes qui traversent celui-ci
(cf. figure 1), renvoyant
une image dont la connotation mortifère s'avère
clairement prononcée. De plus cette thématique
de la mort liée au cheminement vers le destin
se retrouve dans l'image du cheval, incarnation d'une
sorte de messager funeste. A travers son galop furieux
et incontrôlé, comme par sa couleur ténébreuse,
il incarne la présence du deuil dans cet environnement
narratif chaotique.
La caméra
revient sur Paulette, parvenue au bord de la rivière.
L'objectif s'éloigne ensuite de ce lieu et prend
une certaine distance, afin de cadrer la course du personnage
en travelling latéral de gauche à droite.
Cette trajectoire s'avère être parallèle
au courant de la rivière, et correspond également
au sens de lecture occidental ; ce travail iconographique
ne fait que renforcer l'image du destin. En celui-ci
vient s'insinuer, une fois de plus, celle de la mort
à travers le plan suivant. En contre-plongée
le cadre dépeint un avion de guerre fondant vers
le sol (cf. figure 2),
et symboliquement vers Paulette, tel un prédateur
sur sa victime. L'apparition aussi brutale qu'inopinée
de cette image est établie afin de connecter
ce puissant symbole mortifère avec Paulette,
fragile fillette dénuée de toute protection.
En outre,
un second parallélisme est mis en place par le
réalisateur, au moyen du montage alterné
de deux plans. On retrouve d'une part le cheval abandonné
(cf. figure 3), suivant
le courant de la rivière, et décrit par
un panoramique latéral de gauche à droite.
Le plan consécutif dépeint d'autre part
Paulette (cf. figure 4),
qui suit la même trajectoire et est filmée
selon le même procédé. Cette récurrence
des lignes de forces au sein des deux images instaure
le lien entre la fillette et les puissances morbides
qui l'entourent. Le montage renforcera la proximité
entre Paulette et ce climat de mort, en mêlant
les trois éléments que sont la fillette,
le cheval et l'avion. La première parviendra
enfin à repêcher le cadavre de son animal,
figure emblématique de la tendresse à
laquelle aurait droit tout enfant, mais dont est privé
le personnage par les atrocités de la guerre.
Ces derniers plans illustrent parfaitement la force
pathétique de la situation. La fillette ne possède
qu'un cadavre pour seule compagnie, et semble perdue
au sein d'un lieu abandonné dont la végétation
sèche et aride témoigne d'une désolation
autant contextuelle, celle de la guerre, qu'intérieure,
du fait que le personnage s'avère soudain livrée
à la fragilité de son être sans
aucune protection. A ce stade du film, et comme en témoignent
les éléments visuels étudiés
précédemment, les seuls guides que la
fillette semble suivre sont figuratifs de la mort. D'ailleurs
les deux derniers plans de ce passage résument
ce propos. Le cheval, arrivant de l'arrière-plan,
poursuit son chemin. L'aspect mortifère de cet
image s'avère renforcée dans le sens où
l'animal ne galope plus mais suit une marche harassée,
comme si la vie s'évacuait progressivement. De
plus, la charrette à laquelle le cheval est attelé
ne repose plus que sur une roue, l'essieu mis à
nu traînant lamentablement sur le sol. Il ressort
de ce plan une tonalité sordide, misérable,
qui précède la marche de Paulette encore
une fois mise en parallèle : le plan consécutif
la décrit , empruntant le même chemin,
et selon le même cadrage. A travers l'ultime plan
de cette séquence, le réalisateur va même
jusqu'à réunir la fille et le cheval dans
le même plan : la caméra passée
en contre-champ expose Paulette qui court vers l'animal
(cf. figure 5). La fillette
semble ainsi s'acheminer vers la mort.
Cette ouverture
de Jeux interdits évoque ainsi, à
travers ses composantes visuelles et suggestives, la
confrontation de la fragilité enfantine dans
un cadre monstrueux où ne peuvent survivre les
faibles. L'omniprésence de la mort semble ainsi
menacer la pureté d'une enfant entourée
d'éléments funestes, et dont la fragilité
ainsi que la solitude l'exposent au chaos environnant.
Par ailleurs l'uvre de René Clément
approfondit une réflexion assez singulière
concernant le thème de l'enfance. Les personnages
les plus immatures du film, par leur attitude, s'avèrent
être les adultes, incapables de réagir
et de s'entraider face à la souffrance du fait
de leur égoïsme latent. C'est cet infantilisme,
au sens péjoratif du terme, qui entraîne
la dénaturation de l'enfance, contrainte à
se confronter seule aux évènements.
Jérémie Rocul
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Plans fixes illustrant l'analyse
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4
Figure 5
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