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LE
LOUP DE LA CÔTE OUEST
Un film de HUGO SANTIAGO
par Jean-Pierre Zarader
pappar
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Peut-être ce film fera-t-il sortir l’œuvre
de Hugo Santiago de cette étrange clandestinité
où elle est maintenue. Le loup de la Côte
Ouest est un vrai film, avec de la violence, du
sexe, des sentiments, une histoire ou une intrigue. Bref,
tout ce qu’il faut pour qu’un film soit, aujourd’hui,
acceptable. La philosophie –la métaphysique-,
si présente dans ses précédents films
qu’elle a servi de prétexte ou de fondement
à leur exclusion, n’est pas absente ici, mais
elle peut passer en contrebande. Car sur le fond, ce film,
comme tous les précédents, reste un film habité,
hanté par la philosophie. Comme l’œuvre
de Proust –et le parallèle n’est ni fortuit
ni forcé- est toute entière habitée
par la philosophie. Malraux disait : « Il faut avoir
une illusion-logique chevillée au corps pour ne pas
voir que le vrai sujet de La recherche,
c’est le temps ». C’est vrai du Loup
de la Côte Ouest. Et pas
seulement le temps qui passe, pas simplement la fuite du
temps, la nostalgie du passé et la quête éperdue
d’un temps retrouvé dans et par l’œuvre,
pas simplement la célébration de l’acte
créateur. Non. Un autre temps : celui de cette fin
de siècle ou de ce troisième millénaire,
peu importe, le temps des catastrophes. Le temps troué
par l’événement imprévisible,
insaisissable, impensable. Le temps de notre temps : le
temps de l’événement
qui crève le temps, comme le nez
de l’avion vient, dans le premier plan du film, crever
l’écran.
On ne raconte aucun film, et surtout pas Le loup
de la Côte Ouest. On peut seulement tenter
d’exprimer, dans une totale discontinuité délibérée,
la beauté de certains instants, discontinus comme
le sont ceux de notre vie, de toute vie, et dont nous tentons,
en aveugles, de saisir l’unité, ce qu’on
appelle pompeusement et faussement le sens d’une vie.
Mais l’ère des grands récits justificatifs,
Jean-François Lyotard l’a suffisamment souligné,
est passée. Le sens d’une vie, dans son unité,
renverrait assez bien à l’age, révolu,
des grandes idéologies. Si le post-modernisme est
d’abord la fin de ces grands récits, Le
loup de la Côte Ouest est un film résolument
post-moderne – même s’il est en réalité
un film intemporel. Car à l’opposé de
tout sens, de toute unité, ce que donne à
voir Hugo Santiago c’est la déconstruction,
l’éparpillement d’instants de vie, non
seulement divers, comme indépendants les uns des
autres, mais même antagonistes.
Non seulement un film de l’événement,
et non d’un temps continu et d’une narrativité
linéaire, mais des événements qui se
donnent comme tels, qui ne semblent pouvoir s’ordonner,
qui s’excluent. Des événements qui ne
pourraient faire l’unité d’un moi, une
identité stable. Le film d’un moi éclaté,
d’un moi explosé, d’un moi qui serait
un loup pour le moi, pour lui- même.
On dira : un moi fait de contradictions, et que ce n’est
pas très original, puisque chez Montaigne et Pascal
déjà, au moins en littérature, chez
Rimbaud en poésie, sans parler de Hegel, ce moi pluriel
est présent. Oui, mais voilà : ce n’est
ni le moi chatoyant de Montaigne, ni la « relève
» des contradictions chère à Hegel qui
sont ici donnés à voir. Nul dépassement
des contradictions vers on ne sait quelle unité.
Bien plutôt, à la place de la célèbre
Aufhebung hégélienne,
la présence de l’irréductible.
Ce pourrait être, entre autres, cela Le
loup de la Côte Ouest : un film sur
l’irréductible. Un film sur le concept-clef
de toute la philosophie de la deuxième moitié
du vingtième siècle, le concept d’événement.
Non pas filmer des événements –comme
une histoire de plus et donc toujours la même histoire-
mais tenter de penser en images et en sons, ce qui résiste
à la pensée, l ‘événement.
« La vie, c’est tout ce qui vient ». Cette
phrase que prononce Lew Millar –cette phrase qu’il
adresse à Mai- résume peut-être toute
la philosophie du film. Ce n’est d’ailleurs
pas un simple constat, c’est aussi toute une éthique,
qu’on pourrait dire nietzschéenne. C’est
une affirmation qui va à l’encontre de nos
résistances les plus profondes, de notre désir
d’ordre et de clarté, de notre conception de
la vie et de l’identité. C’est une phrase
qui pourrait être une phrase de psy , tant elle est
éloignée de, opposée à, notre
attitude naturelle. Au fond, nous voulons vivre comme dans
une biographie. Nous voulons que tout soit, sinon ordonné,
du moins ressemblant à ce que nous croyons ou voulons
être notre identité. Car c’est de cela
dont il s’agit : de l’identité. Tous
les films de Hugo Santiago sont une méditation sur
l’identité. Tous ses films mettent en images
une identité à la fois brisée et plurielle.
En ce sens, Lew Millar (comme Mai) est bien le frère
de Roger Spinoza (dans Les autres),
comme de Fabian Cortès (dans Les trottoirs
de Saturne). Mais ici, un certain abandon du fantastique,
l’apparence réaliste du film rendent cette
identité éclatée encore plus sensible.
La vie, c’est tout ce qui vient. Tout, y
compris ce que nous ne voulons pas voir, ce que nous ne
voulons pas accepter, y compris l’inacceptable –ce
qui est en contradiction totale avec ce que nous sommes,
ce que nous avons choisi être, ou ce que nous croyons
être.
Mais ce n’est pas seulement l’inacceptable que
nous devons accepter (comme une exception qui confirmerait
la règle) : si « la vie, c’est tout ce
qui vient », c’est le surgissement même
qui est notre lot, l’événement pur,
l’impensable. Il faut donc abandonner nos chimères,
nos biographies imaginaires, qui nous aident peut-être
à vivre mais qui nous emprisonnent et font parfois
de nous des morts vivants. Car ce qui arrive, par cela même
que cela arrive, vient crever toutes nos fantasmagories,
toutes nos défenses et toutes nos résistances.
Toutes les digues que, péniblement et patiemment,
nous élevons pour nous protéger de l’événement,
de l’imprévisible comme de l’inacceptable.
L’image lisse –visage et corps- de Mai exprime
admirablement cette fantasmagorie. Et l’image de Mai
défaite donne à voir, en exact contrepoint,
l’affrontement de l’irréductible. Une
fois toutes nos défenses et toutes nos digues défaites,
reste la profusion multiforme de la vie dont la mer est,
tout au long du film, l’image exacte.
L’identité est pourtant là, à
la fin, mais Hugo Santiago joue sur la confusion du héros
et de l’auteur (le réalisateur). Hugo Santiago
apparaît dans la plupart de ses films (Les
autres et Les trottoirs de saturne),
mais son apparition dans celui-ci est partie intégrante
et de l’intrigue et du sens même du film. Ce
n’est pas un hasard si Hugo Santiago joue, tout au
long du film, sur la ressemblance entre Lew Millar et lui-même,
l’homme auquel Madame Némo se confie : de dos,
ils ont la même corpulence, la même apparence.
La présence, de face, à la fin, du réalisateur,
dont l’image vient se substituer à celle de
Lew Millar, du héros, exprime, à elle seule,
en un seul plan, admirable, l’acte créateur
qui a tenté de saisir le fil rouge de tous ces événements,
ou plutôt qui constitue ce fil même.
En ce sens, la présence de Hugo Santiago à
l’écran, dans les derniers plans du film, est
le contrepoint exact du premier plan qui, sous la forme
d’une cabine d’un avion venant crever l’écran,
évoquait comme par avance le caractère imprévisible
et proprement impensable de l’événement,
le surgissement de « tout ce vient » -et qui
s’appelle la vie. Toute la philosophie du Temps retrouvé
est là, dans ces derniers plans, qui expriment –sans
un mot- le rapport du créateur à sa création
(et à ses créatures).
Ce film donne donc à voir la facticité
la plus radicale (tout ce qui vient : tout ce passé
que Mai n’a pas choisi et qu’elle rejette en
bloc parce qu’elle le juge incompatible avec sa vie,
ou ce qu’elle croit être sa vie : ce qu’elle
a choisi d’être). Mais il donne aussi à
voir la nécessité où nous sommes de
nous réconcilier avec cette facticité,
d’apprendre à vivre avec ce passé qui
ne nous ressemble pas. Ce qui suppose que nous changions,
que nous abandonnions notre identité choisie pour
en accepter, et même sans doute en vouloir, une autre,
moins linéaire, moins lisse, moins biographique,
mais plus vraie. Non pas plus authentique, simplement plus
véridique. Notre véritable identité,
non celle que nous avions rêvée : celle que
nous avons vécue et qui nous constitue, qui nous
a fait ce que nous sommes.
Cette dualité, voire cette pluralité, de l’identité,
cet antagonisme intérieur du moi est incarné
par Mai : à la fois avocate bcbg très parisienne
et qui semble vietnamienne (comme par un retour du refoulé,
de sa naissance à Saigon dont elle sait tout mais
dont elle prétend ou entend ne rien savoir), fille
de caïd (Nike Nemo) et d’un illustre officier
américain (Franck Costello) – fille donc d’un
père d’élection, un ancien du Vietnam,
à la fois héros et criminel, et d’un
père réel qui lui semble inacceptable, grand
argentier de la drogue (sans oublier ce père purement
fictif, ce « Danois de merde » que sa mère
avait inventé pour couvrir sa liaison avec Nike Nemo,
au moment même où, Mai déjà née,
elle allait épouser Franck Costello). L’ironie
de l’histoire veut du reste que ce père glorieux,
ce père de substitution, cet officier américain
se révèlera être plus inavouable encore
que le père réel, Nike Nemo, qu’elle
a refusé de reconnaître. L’identité
de Mai, cette identité qu’elle s’est
appliquée, sa vie durant, à masquer, n’est
autre que celle que reconstruit Hugo Santiago à l’écran
: entre reconstitution et reconstruction, cette identité
est, comme le « vrai » en philosophie, un «
résultat ». Pascal se demandait, dans une de
ses Pensées célèbre : « Qu’est-ce
que le moi ? » Et il mettait en scène un moi
introuvable, puisque la substance se dérobait sous
les accidents ou les qualités. En un sens, le film
de Hugo Santiago reprend la même question. Mais la
question même, tout en demeurant la même, a
changé de nature. Sans cesser d’être
métaphysique, ce qu’elle est manifestement
chez Pascal, elle s’est chargée d’histoire,
ou d’historicité. Le moi est, dans ce film,
de part en part histoire. Et doublement, puisque l’histoire
ici doit s’entendre à la fois au sens individuel
et au sens collectif. Mai est, comme Lew Millar, la résultante
de ces deux histoires inextricablement mêlées.
(Mai : ne lui reste-il donc que son prénom,
comme une trace de ses origines avec sa consonance asiatique,
mais aussi comme une occultation de sa filiation réelle
ou comme signe de la complexité de cette filiation,
complexité de son identité, qui rend celle-ci
innommable ?)
Cette complexité est celle de la vie même,
telle que la définit Santiago : la vie, c’est
tout ce qui vient. Non pas ce qui arrive ou ce qui advient,
puisque ce serait encore trop dire, trop préjuger
de la nature de l’événement (qui serait
alors pensé, de manière banale, comme avènement).
Non, simplement tout ce qui vient. Simplicité extrême
de l’expérience, qui touche presque à
la mystique et à son ouverture au monde. «
Enlève le superflu », affirmait Plotin. Le
film de Santiago ne dit pas autre chose, malgré les
apparences. En demandant à Mai d’accueillir
« tout ce qui vient », de s’ouvrir à
la vie, et d’abord à l’événement
qui nous semble inacceptable, inassimilable, irréductible,
Lew Millar n’est pas très éloigné,
malgré les apparences, de Plotin. Simplement, le
superflu, ce sont nos prothèses, nos constructions,
toutes nos idées préconçues, tous nos
préjugés, tout cet imaginaire qui est comme
soudé à notre image et qui, comme une fausse
monnaie, vient, à nos propre yeux, prendre notre
place. Le superflu, c’est bien tout ce qui nous rassure,
notre propre histoire totalement reconstruite, entre conscience
et inconscience, entre mensonge et mauvaise foi. Une histoire
sans doute intelligible et acceptable, mais totalement usurpée.
Tout se passe ici comme si notre propre mythe nous séparait
de la vie. Il nous faut donc, comme Mai, nous en défaire.
Ou plus exactement, puisque l’homme ne saurait exister
sans mythe, il faut, après l’avoir déconstruit,
le reconstruire. C’est bien dire que chacun doit,
non pas écrire, mais réécrire sa propre
histoire. C’est cette réécriture
que donne à voir Le loup de la Cote
Ouest, dans une écriture cinématographique
d’une rare beauté.
Le loup de la Côte Ouest (suite)
Déjà l’un des premiers films de Hugo
Santiago, Les autres, posait le problème,
spinoziste entre tous (d’où sans doute le nom
du héros : Roger Spinoza) de la substance et des
accidents. Lorsque Roger Spinoza affirmait, à la
fin du film, dévoilant son unité à
la fois originelle et finale : « J’ai été
tous ces autres », il soulignait que la substance
assurait seule l’unité des attributs ou que
ceux-ci n’existaient et n’étaient connaissables
qu’en elle. La métamorphose de Roger Spinoza,
tout au long du film, en différents personnages -dont
on comprend qu’ils ne tiennent tout leur être
et toute leur intelligibilité que de lui- fait de
ce film un film métaphysique. C’est
dire qu’il s’agissait bien, dès ce premier
grand film, d’une identité qui ne soit pas
une simple identité de soi à soi mais qui
se donne à connaître dans ce qui lui est le
plus dissemblable.
C’est, de toute évidence, ce même problème
de l’identité plurielle qui constitue l’une
des grandes interrogations du Loup
de la Cote Ouest. Mme Némo n’affirme-t-elle
pas, dès le début du film, que Lew Millar,
le grand Millar, lui avait raconté toute cette histoire,
conté ce récit, comme tout cela « était
arrivé à un autre ». Et peut-être
en effet tout cela est-il arrivé à un autre,
non seulement parce que Millar est autre que lui-même,
mais parce que cela est arrivé à chacun d’entre
nous. Qui n’a laissé derrière lui, présent
comme un remords, un événement ou un acte
à la fois essentiel et inavouable ? Qui ne porte
en lui, comme un creux qu’aucune présence ne
saurait combler, le souvenir d’une femme aimée
(1) ? Qui n’a fait ce voyage vers un lieu censé
conserver la trace d’un passé qu’on porte
en soi, ne se l’avouant qu’à demi ?
Le loup de la Cote Ouest n’a qu’un
seul sujet, c’est le temps. Qu’il le traite
avec ironie, comme lorsque Millar affirme : « je trouverai
», à propos d’un rendez-vous qu’on
lui donne par téléphone, alors qu’il
a déjà trouvé, puisqu’il appelle
d’une cabine qui se trouve dans la rue même
du rendre-vous, qu’il voit le lieu qu’évoque
la voix de son interlocuteur (2). Ou qu’il joue sur
le décalage entre la vie et le sens, entre ce qui
a été vécu il y a vingt-cinq ans et
la signification, qui excède, qui crève toute
situation. Le sens n’apparaît donc qu’après
coup, non pas seulement parce que nulle totalisation n’est
contemporaine du vécu, mais parce qu’un événement
présent, imprévisible, impose la recomposition
de tout le passé.
Ce que montre le film de Hugo Santiago, c’est que
ce décalage, cet aveuglement (ce retard du conçu
sur le vécu) est essentiel à la vie –qu’il
est peut-être la vie même. Sans lui –et
c’est ce que l’image de Maï première
version met en lumière- nous serions tentés
de choisir, de trier, de sélectionner (n’est-ce
pas là le propre de la conscience, et surtout de
la conscience morale) et nous l’entraverions, ainsi,
la vie, au point de l’épurer, de l’étouffer
et de la rendre insipide. Une vie minérale, comme
on dit une eau minérale, voilà ce que serait
sans doute la vie si nous étions omniscients, si
notre existence n’était pas fondée sur
ce décalage entre le vivre et le comprendre, sur
ce retard ou cette différance comme aurait dit Derrida.
Il y a donc bien une ignorance indissociable de la vie elle-même.
Ce film ne chante pas la vertu de l’oubli, comme la
seconde des Considérations inactuelles de
Nietzsche (« L’homme doit apprendre à
oublier »), il est un chant de la différance
: il explore le champ du retard –vital- de la compréhension
sur la vie. C’est le thème même de La
Recherche, si l’on veut donner, au film comme
au livre, un autre thème (qui serait encore le même)
que le temps.
Voyage dans le temps que cette omniprésence de Saigon,
où Mai est née, et qui revient inlassablement
comme un refoulé que rien ne saurait abolir. Saigon
qui, par un anachronisme absolu, un décalage fantasmatique,
se met à revivre un quart de siècle plus tard.
Lorsque Millar ouvre la porte de cette chambre qui renferme
tous les souvenirs et toutes les photos de Saigon, la porte
ouvre sur le temps. Cette chambre, fermée, comme
nos souvenirs les plus profonds sont enfermés dans
notre inconscient, est l’inconscient,
le non-dit, l’inavouable, le refoulé (3). Le
voyage dans l’espace de Lew Millar (de l’Amérique
à Paris) se double d’un voyage dans le temps
: car entre les deux Cotes Ouest se trouve Saigon, la ville
fantasmée, la ville de toutes les horreurs et de
tous les rêves – la ville originaire.
C’est la remontée vers Saigon, la remontée
vers le passé, qui permettra de découvrir
des événements qui n’avaient pas, à
l’époque, libéré toute leur charge
de sens. C’est cette plongée dans Saigon, un
quart de siècle après que tous les protagonistes
l’ont quitté, qui va entraîner la métamorphose
de tout ce passé. Et de même que Malraux affirmait
: « Il n’y a que les œuvres mortes qui
ne changent pas », de même doit-on dire qu’il
n’y a qu’un passé mort qui ne change
pas. C’est ce passé mort, immuable, figé
dans un rituel, que –comme un contrepoint- laissent
pressentir les relations de Lew Millar et de son vieux compagnon
qui l’accueille à son arrivée (et qui
le raccompagnera à son départ –cette
circularité même étant ici l’image
d’une immobilité de mort). Tout est alors dans
la répétition, qui semble n’avoir plus
d’autre contenu qu’elle-même. À
l’encontre d’un tel passé mort, le passé
de Mai comme celui de Millar est en perpétuelle métamorphose.
C’est bien en effet le passé de Millar qui
se métamorphose lorsqu’il apprend que Franck
Costello et Nike Némo se connaissaient, et que Nike
connaissait Simone, la future femme de Franck, bien avant
que celui-ci ne l’épouse – et il n’est
pas insignifiant que cette métamorphose ait pour
origine la découverte d’une photographie (du
temps mis en boite, pourrait-on dire, mais une boite dont
on n’épuisera jamais le contenu… Ce qui
en dit long, au passage, sur les films et leurs critiques
ou leurs interprétations). Et c’est évidemment
le passé de Maï qui se métamorphose lorsque
Lew Millar arrive à Paris, venant d’Amérique,
sans doute, mais en étant passé par Saigon
et en apportant avec lui toute cette mémoire de Saigon,
que Maï s’était appliquée à
rejeter.
C’est cette métamorphose que le film donne
à voir. Entre mille autres choses. Car ce dernier
film de Hugo Santiago est un film qui contient tout, qui
ouvre sur tout – comme toutes les grandes œuvres.
Jean-Pierre ZARADER
1) Sans doute faudrait-il parler ici de la
femme aimée. Car Simone n’a certainement pas
été –pour Nike Némo, pour Franck
Costello ou pour Lew Millar- une femme
aimée. Elle ne fait pas nombre. Elle ne pourrait
faire nombre avec les autres femmes que ces trois hommes
ont aimées (Maï mise à part, mais Maï
est la fille de Simone…). De Simone, nous ne savons
du reste presque rien, sinon qu’elle a été
l’objet de tous les désirs, et qu’elle
est, comme la vie, incompréhensible, immaîtrisable.
Elle est une métaphore de l’événement.
Et plus généralement de la vie: dans sa richesse,
sa dureté, son indifférence à toute
morale, son imprévisibilité essentielle. Et
si l’attitude initiale de Maï est intenable,
c’est bien parce qu’elle est la fille de Simone-qui
–symbolise-la-vie. MaÎ, avant l’arrivée
de Millar, était donc bien une morte-vivante : ayant
choisi de n’être qu’un rempart contre
la vie, le contraire de Simone que pourtant, à son
insu, elle imite dans sa manière de tourner autour
de Millar, de s’offrir impudiquement à lui
… Mais la-fille-de-Simone était amoureuse de
Lew Millar (et l’attendait) avant même son arrivée
: sans doute parce que l’imaginaire est déterminant
dans tout rapport amoureux ; sans doute aussi parce qu’elle
ne pouvait attendre que lui sa délivrance.
2) Millar voit ce que la voix
de son interlocuteur lui présente comme difficile
à trouver…
3) Si Saigon est le refoulé de Maï (au point
qu’elle se demande, ou feint de se demander, pourquoi
on alors parle toujours de Saigon, et non de la «
Laponie ») celui de Lew Millar est davantage à
chercher du côté de Harry Némo. Maï
et Lew Millar ont donc tous deux à se réconcilier
avec leur destin, s’il est vrai que le destin est
« la conscience de soi-même, mais comme d’un
autre ».
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Dès l’ouverture du film, le décalage
entre l’image et le son est là : on entend
le bruit d’un avion qui se rapproche de nous, alors
que l’image est absente et que le générique
défile sur l’écran. Ce décalage,
constant dans l’œuvre de Hugo Santiago, pourrait
être interprété comme une figure archétypale
: car il s’agit tout aussi bien du décalage
entre le moi et l’image que les autres ont de lui,
que du décalage entre le moi et lui-même, du
décalage entre la patrie et l’exil, entre le
présent et le passé. Et bien sûr, notamment
dans ce film, du décalage entre l’événement
et sa compréhension. C’est qu’on est
toujours en retard d’une signification. Parce qu’aucune
situation ne peut être saturée de sens, parce
que –pour reprendre ici Derrida- la signification
«crève » ou excède tout contexte.
Ce décalage ne signifie donc pas seulement le refus
de la redondance, il fait signe vers le temps dont il souligne
le caractère essentiel. Mais autre encore est le
décalage par excellence, pour un cinéaste
: c’est le décalage entre la vie et l’œuvre,
entre le vécu et le filmé, le décalage
entre le cinéma et tout le reste. Et toute la magie
du cinéma de Hugo Santiago est peut-être dans
cet art qu’il a de faire se télescoper ou s’entrelacer
ces différents décalages. Et encore est-ce
mal dit, car l’important est qu’ils s’unissent
tous –sans pour autant se confondre- sous l’autorité
du décalage essentiel qui est proprement formel,
celui du la forme cinématographique
et de tout ce qui n’est pas elle.
C’est peut-être là ce qui constitue le
caractère inacceptable de l’œuvre
de Santiago : il donne et il reprend, d’un même
geste. Il donne à voir la fiction la plus forte qui
soit (du film politique – Invasion
ou Les Trottoirs de Saturne - au film policier
– Le Loup de la Côte ouest
- en passant par le film fantastique - Les
autres), nous y plonge totalement, tout
en nous révélant, alors même que nous
étions sur le point de l’oublier, cédant
à l’illusion de réalité, qu’il
n’y a là qu’une forme cinématographique
–ou mieux : qu’il y a là cet au-delà
du réel qu’est la forme. Et
de même que Malraux affirmait : « l’imagination
est un domaine de rêves, l’imaginaire, un domaine
de formes », et que l’Olympia
de Manet n’était pas Victorine Meurend nue,
de même faut-il sans doute reconnaître que les
films de Hugo Santiago n’accordent tant à l’imagination
que pour mieux mettre en lumière et révéler
son incommensurabilité avec l’imaginaire. Ce
n’est pas un cinéma de la « distanciation
», mais un cinéma dans lequel la distance entre
le réel et l’imaginaire se révèle
dans la présence d’un pur imaginaire qui troue
littéralement le réel...
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