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Quant Hugo Santiago affirme, intégralement,
la puissance survivante du cinéma
par
ALAIN BADIOU
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Qu’est-ce qu’un film ? Une impureté que seule
purifie la complication du Beau.
Dans le film qu’il nous offre (car un vrai film est toujours,
pour le spectateur, une offrande, et aussi une Visitation),
Le loup de la Côte Ouest, Hugo Santiago
accumule à plaisir les causes d’impureté.
Mais le labyrinthe maîtrisé des séquences
nous comble pour ce qui est d’une purification supérieure.
Les genres d’abord. C’est un film policier : le
héros est un détective, il y a les armes, les
complots, les mystères, les trafics, les rencontres,
les filatures…. C’est un film historique, ou de
guerre : méditation sur ce que furent, en fait de poison
durable des âmes, la vie des occupants et mercenaires
américains à Saïgon, pendant la guerre du
Vietnam. C’est un film d’amour : à l’image
multiforme et scintillante d’une femme d’il y a
trente ans, aimée de tous, se surimpose la jeune femme
d’aujourd’hui, avocate à la cour, précise
et latérale à la fois. C’est un film porno
: la partouze à Saïgon, filmée en noir et
blanc, dégage, de la danse sexuelle saisie dans sa crudité,
ce qu’elle contient de poème latent. C’est
un mélodrame de la virilité : les hommes qui furent
liés entre eux il y a trente ans, d’un lien plus
fort que les circonstances, se retrouvent dans les imbroglios
du jour avec cette sorte de compacité taciturne, cette
distance puissante des corps, si caractéristique de l’art
et de la vision des hommes propres à Hugo Santiago. C’est
un film littéraire, une méditation romanesque
sur le temps — on pense à Proust, très souvent,
quoique le matériau visible en soit très éloigné
—. C’est un film critique, une sorte de rapport,
clair et mystérieux tout à la fois, sur ce que
peut être, aujourd’hui, cet étrange impératif
: faire un film, raconter une histoire, et aller bien au delà
de cette narration, par les moyens du cinéma. C’est
un film théâtral : le jeu des acteurs s’arrache
à tout effet réaliste par l’alternance brusquée,
où passe quelque chose de l’enseignement d’Antoine
Vitez, entre une soustraction à tout effet, une simple
et massive présence, et une subite et brève vivacité.
Combinaison admirable de la méditation des corps et de
la décision des âmes. C’est un film prophétique
: la traque des emprises du passé, la prose peu à
peu éclaircie d’une vieille femme, le parcours
des lieux (Paris, la côte atlantique, l’Amérique,
Saïgon…), le dédale des enquêtes, les
morts obscures : tout annonce qu’il faut tenter de vivre,
tenter de voir clair dans ce qui advient. Qu’il faut demeurer.
Il y a aussi l’impureté du style, ramassé
finalement dans la puissance nocturne des peintures baroques,
mais d’abord livré par une sorte de parcours des
ressources, un inventaire soigneux des possibilités.
L’éclairage d’un bâtiment, tâche
jaune projetant l’encre de la nuit ; l’inquiétante
étrangeté d’une grille de jardin ; l’océan,
comme un gel bleu sombre ; les quais de la Seine, partage des
lumières, escaliers secrets, solitudes : du jamais vu
au point même du toujours déjà vu ; des
salons encombrés d’objets indéchiffrables
; des tractations vues de trop près pour que les corps
livrent le sens de ce qui se passe ; les voitures, les armes,
les escaliers, les portes, les verres d’alcool, les lits,
les fenêtres, tous ces emblèmes usés du
film ordinaire, sont ici revisités, restaurés,
projetés dans la construction lente du temps. Là
encore, le cinéma de Santiago opère le repli,
en bon ordre, d’un étalement infini du visible.
Il est, fermement, la tenue de ce qui, banalités
ou dérobades, fatigues de l’œil, accumulations
télévisuelles, n’en devrait avoir aucune.
Tel est un des miracles de ce film : accorder la grâce
d’une élévation, je dirais presque d’une
rédemption, à ce qui ne serait partout ailleurs
que des images corrompues.
M’accordera-t-on de dire, simplement, misérablement,
que le cinéma combine des narrations, des jeux, des lieux,
des sons et des coloris ? Et que le montage de tout cela doit
nous porter aux lisières de l’Idée, à
ce qu’il faut appeler son passage ? Sous
cette condition, je deviens le guide de ce monument que je vous
exhorte tous à visiter sans attendre : le film de Hugo
Santiago titré Le loup de la
Côte Ouest.
Et voici mon boniment :
“ Mesdames et Messieurs, j’ai le plaisir de vous
présenter une œuvre à tous égards
exceptionnelle, en ces temps où le cinéma subit
une sorte d’écrasement par ce qui ne mérite
qu’un seul nom : l’art pompier. S’exercer
au plaisir de voir, de recevoir, de visiter, le film dont je
suis ici le guide, répond à la très difficile
question : “ comment ne pas être, nous spectateurs
de films, entièrement pompiérisés ? ”.
“ Pour ce qui est de la narration, ce film raconte une
enquête, portant en apparence sur des gens et des crimes,
en réalité sur la substance du temps, et sur les
effets à longue portée des passés puissants
et corrompus sur les présents incertains. En sorte que
tout ce qui vous est raconté doit être compris
au futur antérieur : ce qui sera (un amour ? un retour
? une libération ? une disparition ?) est enfoncement
dans ce qui aura été (la corruption, la guerre,
la mort, le secret), cependant que ce qui aura été
n’est enfin éclairci que par ce qui devient.
“ Pour ce qui est des jeux, ce film, au terme d’exercices
écrasants, dans la descendance de Bresson et de quelques
autres, impose aux acteurs d’indiquer ce qu’ils
pourraient jouer s’ils étaient naturels, tout en
ne le jouant jamais. Parce qu’ils doivent eux aussi demeurer.
Demeurer dans les gestes et les voix, dans la matérialité
filmique de l’image et du son, sans jamais s’immobiliser
dans la fixité psychologique d’un rôle. Tous
sont admirables, ainsi livrés à la puissance du
film, qui les étreint mais aussi les présente,
comme des joyaux charnels dans l’écrin dur du monde.
“ Pour ce qui est des lieux, rues dans la nuit, façades
muettes, falaises sur la mer, jardins secrets, décors
parisiens, appartements surchargés, confessionnaux laïques,
quais de la séparation, ce film les incorpore tous dans
un clair-obscur qu’il invente, où certes nous reconnaissons
le Caravage, mais modifié, ré-éclairé,
avec des touches de gaieté mobile, et des profondeurs
fixes où, comme le proclame Wagner dans Parsifal,
“ espace et temps ici ne font qu’un ”.
C’est que l’Idée passe par le lieu : l’idée
que bien que nous soyons dispersés et égarés
dans les exils que l’histoire nous impose, bien que tout
dans notre vie ne soit qu’incertitude et clair-obscur,
il ne faut pas céder sur la lumière. Il faut faire
le film.
“ Pour ce qui est des sons et des couleurs, tout le point
est de les accorder en secret à la construction générale.
Ils n’en sont pas les ornements après coup, mais
la vérité. Car les premiers ponctuent la délivrance
du temps, et les secondes disent la flexibilité du visible,
que nous plions à nos chimères comme à
nos convictions. On se délectera du jeu subtil des références,
classiques, nostalgiques, aventureuses, par lesquelles la musique
et les voix disent que l’âme n’est que le
devenir d’une énigme, celle de l’emprise
du passé, et de la difficulté de la délivrance.
Et on apprendra la discipline des couleurs dans la nuit : que
le jaune vaut pour l’attente, le bleu pour la fixité,
le blanc pour l’incertitude, le noir pour le passé…Ou
le rouge, du velours ou du vin, pour l’amitié.
“ Pour ce qui est du montage, ce film est dans la tradition
la plus dense. Celle de Welles, sans l’hystérie.
Car dans ce film, comme dans celui d’il y a trente trois
ans, Invasion, j’aime par dessus tout
le calme étonnant qui enchevêtre
les décisions les plus radicales, les quêtes les
plus improbables, les risques les plus terribles. Celle d’Eisenstein,
mais sans l’épopée. Car dans ce film, j’aime
par dessus tout la proximité
narrative, qui nous fait partager avec le devenir du
film, comme s’ils étaient les nôtres, les
secrets qu’il invente et dissipe. Reste la capacité
de Hugo Santiago à tenir d’une main de fer le contraste
des séquences et à ne nous livrer le vif de l’histoire
que par des fragments si bien jointés, en même
temps que si surprenants, qu’on pense aux inventions du
cubisme.
“ Mesdames et Messieurs, j’espère vous avoir
convaincus : pour le cinéma, qui en ce film perdure comme
désir d’art et de pensée ; pour votre plaisir,
car ce film est succulent et passionnant ; pour votre salut,
auquel ce film contribuera; pour la lutte contre l’art
pompier : suivez le guide, suivez moi ! Entrons tous, par le
porte des salles, dans Le loup de la Côte Ouest.
Alain BADIOU
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