La construction politique et économique
de l'Europe, entreprise depuis la fin des années 1940,
n'a pas pour autant précisé davantage la définition
de ses frontières. Il existe des acceptions plus ou
moins précises de ce qu'est ou a été
l'Europe, auxquelles l'expérience historique est parvenue
par une suite d'approximations successives; il existe une
conscience européenne, plus ou moins développée
selon les époques, mais qui a toujours surplombé
les diverses affirmations nationales, au point que chaque
tentative impériale - espagnole, française ou
allemande - a toujours tenté de surmonter l'étroitesse
de son projet en cherchant à s'annexer cette idée
européenne pour son propre compte. Mais jamais l'entité
européenne ne s'est réellement développée
qu'en négation d'autres réalités par
rapport auxquelles elle a eu à se définir, souvent
dans la douleur.
L'Europe, à l'origine tout à la fois impériale
et pontificale de son projet, c'est d'abord le monde latin
par opposition au monde byzantin, qui s'est développé
sans solution de continuité sur les bases de l'Empire
romain d'Orient, et ses frontières, qui viennent de
se réinscrire dans la géographie électorale
toute récente, recoupent, à travers la Yougoslavie
et entre Hongrie et Roumanie, celles qu'avait commencé
de tracer l'empereur Théodose à la fin du IVe
siècle. Est européen (on dit encore latin jusqu'au
XVe siècle), l'ensemble de nations et de monarchies
féodales qui se reconnaissent dans cette culture néo-latine
et catholique, dont l'espace impérial italo-allemand
de part et d'autre du Brenner constitue l'ossature médiévale
et le projet de monarchie européenne, cher à
Dante, la finalité. À l'ouest, les royaumes
français et anglais qui, au-delà de leur affrontement
récurrent, se retrouvent dans la volonté bien
ancrée de faire pièce à ce projet impérial,
les principautés combattantes ibériques qui
mènent une sorte de djihad retourné
contre les derniers bastions de l'Islam européen tendent
à se soustraire à l'emprise européenne
et développent déjà un embryon de conscience
nationale dont l'éveil de la France sera le modèle,
y compris pour une Angleterre si française encore par
ses élites à l'orée de la Renaissance.
À l'est aussi, les marches orientales de la latinité
- royaumes de Hongrie et de Pologne - échappent, à
la différence de la Bohême, à la suzeraineté
impériale et cherchent à s'étendre vers
l'est et le sud, au détriment d'une Russie des apanages
saccagée par les invasions mongoles et d'un Empire
byzantin qui succombe aux coups des Turcs et aux empiétements
des républiques marchandes italiennes.
L'échec de l'union des églises et de la croisade
pour Constantinople à la fin du XVe siècle scelle
durablement la division de l'Europe. Abandonnée à
son triste sort, l'Eglise orthodoxe grecque devra faire le
deuil de son mariage avec l'Empire d'Orient, en se faisant
protéger par les sultans ottomans; seule l'orthodoxie
russe échappe à la domination de l'Islam turc,
mais pour passer sous la férule non moins sévère
d'un pouvoir impérial autochtone, qui tire son modèle
du despotisme asiatique introduit par les Mongols islamisés.
En outre, dès la fin du XVIe siècle, cet Empire
russe annexe avec Kazan de nombreux sujets musulmans qui,
à la différence de l'Espagne, ne seront ni convertis
de force ni expulsés en masse. Dès lors, l'expansion
russe, vers l'est comme vers l'ouest, s'inscrit dans un projet
« eurasiatique » qui ne se démentira plus,
faisant de l'Europe des tsars une entité fortement
étrangère au projet européen proprement
dit.
Paradoxalement, en poussant son avantage vers l'est et en
s'annexant au XVe siècle le grand-duché de Lituanie,
la Pologne à son tour, malgré son catholicisme
romain que la menace suédoise et l'alliance espagnole
rendront fervent au XVIIe siècle, tourne le dos au
développement européen et se rapproche culturellement
du modèle russe, tout en écartant le fonctionnement
autocratique de l'Etat. Et l'annexion pendant un siècle
et demi de la plus grande partie de la Hongrie par les Ottomans
soustrait à son tour le royaume de Saint-Étienne
au développement européen : le fameux rideau
de fer de « Stettin à Trieste », que décrivait
Winston Churchill dans son discours de Fulton de 1946, lui
préexiste en réalité de quatre siècles
et crée, dès cette époque, une Europe
de l'Est fortement individualisée et séparée
désormais du monde latin bien davantage par l'organisation
sociale que par la foi religieuse. Car les frontières
de la catholicité ne sont plus probantes pour définir
les deux Europes. À l'ouest, la vague inflationniste
du XVIe siècle, déclenchée par les transferts
monétaires massifs d'Amérique à travers
Lisbonne, Séville et Anvers, culbute partout les derniers
remparts de l'ordre économique seigneurial, alors qu'à
l'est, ce nouveau courant économique libérateur
induit perversement l'instauration d'un « second servage»
fondé sur l'extension du grand domaine et l'extinction
du développement urbain. Au contraire, les réformes
de Pierre le Grand qui tiraient l'orthodoxie russe vers une
sorte de protestantisme d'Etat, puis la germanisation de la
noblesse russe, contribuaient à diminuer les différences
entre Pologne et Russie, préparant ainsi le grand tournant
des partages du XVIIIe siècle. Ni la libération
des peuples balkaniques au XIXe siècle, ni l'ère
des indépendances de l'Europe orientale entre 1918
et 1938 qui marque le zénith de la réeuropéanisation
de l'est du continent n'ont fondamentalement modifié
la géopolitique de cette région, fortement accolée
à l'espace russe.
Certes l'annexion à l'Empire soviétique en 1945-1948
reste un fait de violence produit par la supériorité
militaire de l'Armée rouge et l'effondrement concomitant
de la puissance allemande. Mais, vue à l'échelle
du siècle, cette absorption ressemble à un épisode
de cette longue guerre civile à base essentiellement
agraire qui s'ouvre en Russie dès 1905 et semble se
clore à présent dans l'effondrement général
du communisme à l'est : les Rouges conquièrent
un temps toutes les zones blanches de l'Adriatique à
la Baltique. Mais au bout de cette odyssée commune
aux Russes et aux peuples de l'Est - et qu'on pourrait baptiser
en référence à la collectivisation forcée
de « troisième servage » - une certaine
ruse de la raison a fait son oeuvre : les liens économiques
bâtis entre l'URSS actuelle et l'Europe de l'Est demeurent
vitaux pour la reprise des économies en voie de privatisation,
les expériences politiques sont souvent les mêmes,
comme est identique le débat idéologique entre
partisans et adversaires de l'économie de marché,
néo-conservateurs et néo-libéraux. Si
les Etats conservateurs de l'entre-deux-guerres, Pologne,
Roumanie, Hongrie, puis Bulgarie à partir de 1923,
font l'effet d'autant de zones blanches, maintenues par l'Occident
jusqu'à ce que la combinaison de l'Armée rouge
et des Partisans yougoslaves ne les prennent en tenaille,
à son tour l'immense zone rouge soviétique révèle
à l'heure de la Perestroïka les grandes
taches blanches inscrites dans son corps que sont les grandes
villes et les régions de minorités nationales,
voire l’Ukraine. Rien n’indique que dans cet ensemble
complexe où aucune frontière ne semble aujourd'hui
bien assurée une ligne de séparation nette puisse
être tracée entre des sociétés
qui se rattacheront à l'Europe de l'Ouest et celles
qui rejetteront ce modèle. Pour l'instant, c'est une
vaste désorganisation, un magma indescriptible qui
s'étend sans solution de continuité de Ljubljana
à Vladivostok, en se moquant de l'Oural certes, mais
aussi des frontières politiques qui semblaient avoir
séparé par exemple Yougoslavie et Albanie, voire
Roumanie, des autres Etats communistes plus étroitement
subordonnés à Moscou.
Mais, nous l'avons vu, l'Europe moyenne des cités et
de l'empereur tendait à la fin du Moyen Age à
se séparer de l'espace occidental des monarchies absolues
tournées vers le Grand Large, France, Espagne, Portugal
et Angleterre. Cette frontière, à son tour,
a été profondément remaniée. La
force croissante des grandes monarchies occidentales, leur
avance politique, leur permet, comme le démontre non
sans effroi Machiavel, d'investir dès la fin du XVe
siècle les zones les plus fortes de l'Europe continentale,
Italie du Nord et Pays-Bas. Puissance maritime dominante encore
aux débuts de l'Age moderne, l'Espagne s'investit sans
mesure dans la politique d'unification catholique de l'Europe
pendant un siècle: elle y perdra successivement son
or, ses possessions extérieures européennes,
puis la cohésion fragile de la Péninsule avec
la sécession portugaise, et, pour finir, à terme,
son empire colonial trop éloigné de la métropole.
Mais murée désormais dans son identité
de bastion de la Contre-Réforme, rattachée par
ses dynasties successives à l'Europe centrale puis
à la France, l'Espagne, battue sur mer par le monde
anglo-saxon de l'Invincible Armada à la guerre de 1898
avec les Etats-Unis, commence sa lente remontée vers
la modernité, qui passe par la redécouverte
de son identité européenne et le déplacement
de son centre de gravité vers la Méditerranée
aragonaise et catalane; on peut considérer le processus
comme achevé avec la chute du franquisme et la montée
en puissance de Barcelone, le Portugal finissant à
son tour par lui emboîter le pas sous les effets conjugués
de la perte de son empire africain et de son mouvement d'émigration
industrielle vers la France. Quant à la France, le
mirage italien au XVIe siècle, le mirage impérial
de Louis XIV après l'effondrement de l'Espagne, le
mirage gibelin de Napoléon, puis la quête de
la ligne bleue des Vosges sous la IIIe République l'ont
constamment détournée du Grand Large, avec la
seule parenthèse de la fin de l'Ancien Régime
où sa puissance navale lui permet brièvement
mais décisivement de briser l'unité de l'Empire
britannique, en soutenant l'indépendance américaine.
Privée de véritables colonies de peuplement
et attirée vers le centre de l'Europe, alternativement
par la faiblesse ou la force trop grande de l'Allemagne, la
France, à son tour, s'inscrit de plus en plus clairement
dans une série de projets continentaux qui réaffirment
sans cesse son identité terrienne et européenne.
Et même la libre Hollande, tôt vaincue par Londres
comme centre de l'économie financière mondiale,
érodée dans son identité calviniste par
la remontée démographique de son sud catholique,
polarisée par le voisinage immédiat de la Ruhr
dont elle forme le débouché naturel, finira
par se détourner, la dernière, du Grand Large
pour accepter la construction d'un ensemble continental, dont
elle voudra seulement garantir le caractère libéral
par la présence à éclipses de l'Angleterre.
Mais c'est en fait la seule Grande-Bretagne et, à un
moindre degré, les Etats scandinaves qui s'appuient
sur elle qui sauront opposer à la conscience européenne
une altérité maintenue qui n'est pas inférieure
à celle de l'Europe de l'Est. Les origines de cette
altérité s'inscrivent dans la longue durée
: une indépendance toujours affirmée vis-à-vis
des constructions politiques du Continent tout au long du
Moyen Age se traduit par l'instauration d'une monarchie très
tôt juridifiée et anti-impériale. Le calvinisme
radical des puritains introduit au XVIIe siècle une
véritable rupture avec la politique européenne,
un désir de pureté par la préservation
de soi qui sera en définitive fatal aux constructions
dynastiques des Stuart et réapparaîtra dans tout
son tranchant avec la Révolution américaine
un siècle plus tard. Même assagi, ce refus puritain
inspire l'isolationnisme de Gladstone au XIXe siècle,
l'atlantisme de Churchill au XXe siècle et de Margaret
Thatcher sa continuatrice. C'est moins une géographie
qu'une morale qui tient encore maintenant les îles britanniques
à distance du reste de l'Europe. Le régime parlementaire
et l'Etat de droit britanniques cherchent depuis l'origine
à se mettre à l'écart, et seules les
classes dirigeantes, par sens de leur responsabilité
historique et nostalgie de la puissance, parviennent, toujours
faiblement et provisoirement, à réinsérer
l'Angleterre dans le champ européen. Certes Pitt impose
contre Fox et le parti whig une politique active contre Napoléon
mais, dès 1815, Londres s'oppose à la Sainte-Alliance
que le Paris de la Restauration s'efforce au contraire à
tout prix de rejoindre; et dès l'avènement de
la reine Victoria, le Hanovre, dernier pied à terre
sur le continent, est abandonné à l'ambition
prussienne. C'est vers les Indes que Disraéli ira chercher
les clefs de la puissance britannique, c'est vers l'Amérique
retrouvée que Churchill opérera les transferts
de souveraineté nécessaires à la sécurité
du royaume. Car on n'observe pas assez que l'hostilité,
si vive encore avec Margaret Thatcher, envers la supranationalité
ne concerne que Bruxelles et jamais Washington, où
depuis 1942 est concentrée la puissance militaire commune
du monde anglo-saxon, nucléaire, conventionnelle et
intellectuelle. Et rien n'indique, au-delà des solidarités
économiques, que ces liens si forts, parce que directement
politiques, qui unissent l'Angleterre aux Nouveaux Mondes
anglophones d'Amérique du Nord et d'Océanie
soient voués à se distendre. On a plutôt
l'impression, en cette fin de siècle où les
Etats-Unis renouent avec l'Inde, orpheline de l'alliance soviétique,
réinstallent tacitement un mandat protecteur sur Israël,
et peut-être demain la Palestine, et s'apprêtent
à conduire des' sortes de traités de protectorat
avec l'Egypte et les monarchies arabes tout en favorisant
l'émergence d'un pouvoir noir modéré
en Afrique du Sud, que l'ancien Empire britannique se reconstitue
à petites touches, mais dirigé cette fois depuis
l'outre-Atlantique par un actionnaire majoritaire américain,
incomparablement plus puissant, qui conserve l'ancien propriétaire
britannique comme associé et tuteur. Dans cette configuration,
comme l'avait toujours craint le général de
Gaulle, la présence britannique au sein de la Communauté
européenne risque fort de manifester en permanence
la volonté de l'ensemble anglo-saxon tout entier d'être
partie prenante du nouvel espace économique créé
par la CEE en Europe, tout en limitant au maximum l'émergence
politique autonome du continent.
Nous avons par conséquent bien délimité
un espace européen à peu près stable
qui émerge de siècles de fluctuations géopolitiques:
cet espace, l'Empire carolingien élargi, recouvre le
monde allemand et ses marches, la France, l'Italie et la péninsule
ibérique. Si l'Angleterre, la Pologne, la Russie et
les Balkans appartiennent sans nul doute à la culture
européenne mais guère plus ou moins que l'Amérique
ou l'Australie, elles demeurent pour l'instant relativement
autonomes par rapport à cet ensemble fortement particularisé.
Bien sûr, la construction d'un pôle de puissance
à partir de ce centre aurait d'immenses répercussions
que nous analyserons, sur chacune de ces régions frontières
de l'Europe. Mais la constitution de celui-ci dépend
d'abord et presque exclusivement de ces vieilles nations du
centre et du sud du continent que l'on voit associées
les unes aux autres depuis 1950 environ.
Allons à l’essentiel : si l’on parle beaucoup
de « Grande Europe » de l'Irlande à Sakhaline,
depuis la chute du Mur de Berlin, c'est le plus souvent pour
différer le débat sur la « Petite Europe
», de Séville à Prague, qui d'ores et
déjà s'édifie sous nos yeux sans que
sa portée historique soit pleinement discutée
ni admise. Or c'est celle-ci qu'il faut penser, non comme
pure répétition du passé, mais à
l'aide des modèles que le passé nous fournit.
Or que nous disent ces modèles? Que l'Europe dont nous
parlons a failli être catholique, puis allemande. Passons
sur la brève fulguration napoléonienne, si étrangère
à l'esprit français de délimitation des
frontières et d'équilibre des Etats, qui n'est
que le branchement d'un vieux rêve impérial italien,
rêve des Gibelins, puis de Dante, sur l'extraordinaire
machine conquérante que représentait l'armée
française jacobinisée : l'instabilité
des formules territoriales, l'abandon des forces jacobines
autochtones qui rapidement renient leur francophilie, le recours
permanent aux moyens de la guerre condamnent très vite
l'entreprise à n'être qu'une extension délirante
de la sphère de puissance française très
au-delà de ses limites, dont la conséquence
ultime sera le déclin français du premier XIX"
siècle. Les deux tentatives sérieuses d'unification
européenne, à la différence de celle-là,
ont eu pour elles de disposer d'un complexe de forces associées
de nationalités diverses, capables de donner naissance
à un projet global et cohérent, à l'échelle
de la région européenne.
Premier projet, l'Europe de la Contre-Réforme des Habsbourg
a bien failli voir le jour au début du XVIIe siècle,
quand la combinaison de diplomaties actives, de forces armées
coordonnées avec l'ossature intellectuelle remarquable
que les jésuites mettaient à la disposition
de la Maison d'Autriche permettait d'imaginer une unification
du continent derrière l'Eglise post-tridentine. Au
lendemain des défaites de l'Union évangélique
allemande en Bohême et dans le Palatinat, les armées
combinées de l'Espagne et de l'Empire atteignent Hambourg
et envahissent le Danemark et le Brandebourg. En France, le
parti aristocratique lié à la régente
et qui admire le modèle social espagnol de «
l'Homme de Cour » a rogné l'indépendance
et le pluralisme religieux établis par Henri IV. Les
luthériens de Saxe ont fait leur soumission au Pouvoir
impérial catholique et craignent le calvinisme extrême.
En Italie, le Piémont s'est aussi soumis et seule Venise
tient tête à l'hégémonie espagnole,
sans pouvoir, par ailleurs, freiner son déclin. Transformée
en île politique, la Hollande, à l'autre extrémité
par rapport à Venise de cette veine jugulaire de l'Europe
constituée dès Charlemagne, résiste encore,
mais mal, aux tercios espagnols.
Nous savons, avec les avantages de la rétrospection,
combien cette apparente victoire était encore précaire:
la ruée de Gustave-Adolphe, «le Lion du Nord»,
stipendié par les trésors de l'Angleterre et
de la France, l'affirmation par Richelieu d'une politique
nationale et gallicane tout entière tendue vers l'extension
des libertés de l'Europe, bientôt la révolte
du Portugal et même de la Catalogne, les complots des
princes allemands et la suprématie navale hollandaise
allaient mettre à mal, en quelques années, cette
Europe catholique un instant rêvée, peut-être
aussi crainte, par une papauté qui n'eût pas
manqué d'y être soumise à son tour. Mais,
l'histoire étant souvent, selon le mot de Musil, l'illustration
« du principe de raison insuffisante », c'est-à-dire
le déploiement de ce qui aurait pu se passer, afin
de penser la réalité dans son inachèvement,
essayons de penser ce qu'aurait pu être une Confédération
européenne résultant d'une victoire hispano-impériale
dans la guerre de Trente ans: peut-être le protestantisme
eût-il été progressivement éradiqué
d'Allemagne et du continent, comme il le sera définitivement
de Pologne et partiellement de Bohême à la même
époque; peut-être l'édit de tolérance
qu'un empereur restauré n'eût pas manqué
de prendre dans un premier temps eût-il été
révoqué en même temps que celui de Nantes
sous la pression des jésuites? Peut-être, enfin,
comme le voulait Spinola, l'Espagne eût-elle tenté
avec la France et la ligue hanséatique de reconstituer
une puissance navale contre la Hollande et l'Angleterre. Et
peut-être enfin un mariage français eût
réuni un jour les couronnes de Madrid et de Paris,
comme Louis XIV songera à le faire pour son petit-fils,
un peu plus tard. Un tel ensemble, ayant annulé le
ferment de la compétition en son sein, étouffé
les libertés urbaines sous le poids des cours royales
et des armées permanentes, instauré le retour
à la religion apostolique et romaine par le fer et
par le sang, aurait sans doute explosé à terme
devant les révoltes que déjà les Habsbourg
ont su susciter au Portugal, en Catalogne, en Hollande, en
Bohême. Mais peut-être aussi cet immense empire
jésuite eût-il connu le destin de la Chine non
moins immense: une administration impériale féodalisée,
un ralentissement formidable de l'innovation intellectuelle
et scientifique, la constitution d'un mandarinat rhétorique
formé à l'éloquence et à la pure
administration, tout ce que les Lumières italiennes
de Vico à Croce ont stigmatisé sous le nom d'
« espagnolisme » et que la France a connu à
doses homéopathiques pendant la seconde moitié
du règne de Louis XIV. Les révolutions inévitables
que ce système post-tridentin ne pouvait pas ne pas
engendrer à terme auraient-elles produit un éclatement
national à l'instar de l'Autriche-Hongrie en 1918,
ou au contraire le maintien de liens confédéraux?
Il faut laisser aux auteurs d'histoire-fiction le soin de
le déterminer.
Mais la seconde grande tentative de même nature, survenue
sur le même espace entre 1870 et 1914, nous présente
une autre configuration possible fondée sur un autre
type d'unification. Bismarck en effet n'a jamais rêvé
de se rendre maître de l'Europe. Allemand du Nord protestant,
hostile aux rêveries impériales qui sont encore
l'obsession de Metternich, il favorise l'émergence
des nationalismes italien et hongrois, maintient l'Autriche
des Habsbourg à bout de bras ainsi que le rôle
propre du royaume de Prusse au sein du nouveau Reich. S'il
n'avait tenu qu'à lui, il eût continué
à réorienter une France rendue subalterne vers
l'expansion coloniale et maritime et une Russie germanophile
vers Constantinople et les Indes, tout en rassurant l'Angleterre
sur la neutralité de Berlin. Mais ce jeu d'équilibre
classique sur lequel ont reposé tous ses triomphes
diplomatiques méconnaissait en réalité
la formidable dynamique sous-jacente que l'explosion de la
révolution industrielle européenne mettait en
réalité en branle.
La révolution industrielle continentale, qui précède
la victoire allemande de Sedan et les dix années de
la Grande Dépression économique qui la suivent,
entraîne une homogénéisation très
rapide de la culture européenne et la réalisation
à grandes enjambées de ce rêve qui fut
celui de Marx et de son cousin Heine à l'époque
encore romantique des Annales franco-allemandes,
l'union de la liberté politique française et
de la philosophie d'outre-Rhin. La première, cela va
sans dire, est surtout rêvée comme idéal,
dans l'Espagne de 1872 où la Ire République
périt en quelques mois, l'Italie, la Belgique et l'Autriche-Hongrie
censitaires, et l'Allemagne du césarisme bismarckien
où le Reichstag ne dispose encore d'aucune souveraineté
; mais la pensée allemande en revanche pénètre
très largement, qu'elle soit militaire, scientifique
ou politique, dans la France néo-kantienne de la IIIe
République, l'Italie de Crispi et de Giolitti et surtout
le vaste ensemble centre-européen dont Vienne est la
capitale, où l'allemand atteint pour la première
fois la dimension de l'Universel, tout en étant privé
de la domination politique. Car c'est Vienne et non Berlin
la véritable métropole de cette Allemagne seconde
qui progresse comme l'ombre portée de la première,
bismarckienne et industrielle. Et, second paradoxe, cette
unification européenne pour l'Allemagne, ou plutôt
pour sa culture technique et politique, est le produit non
de ses forces dominantes encore étroitement nationalistes
mais de ses forces dominées et montantes, la classe
ouvrière social-démocrate et la bourgeoisie
juive libérale, qui ensemble projettent sur l'Europe
un modèle de démocratisation radicale du Continent,
dont les gauches socialistes et républicaines sont
ailleurs les relais.
En Autriche-Hongrie, c'est la social-démocratie qui
prend ainsi les rênes de la vieille droite dynastique
et catholique pour tenir à bout de bras ce vaste ensemble
multinational mais de culture allemande. En Italie, le Parti
socialiste, qui s'inspire directement du modèle allemand
lui aussi, modère les revendications irrédentistes
sur Trente et Trieste, et propage dans la culture nationale
les philosophies de Hegel et de Marx. En France, enfin, c'est
Jaurès qui prend la tête d'un parti de la paix,
effectivement pro-allemand comme l'en accusera Péguy,
mais sans doute alors pour le bien de l'Europe et d'un certain
avenir de la démocratie. Car, là aussi, procédons
une nouvelle fois à la méthode chère
à Musil, une telle Europe allemande était possible.
Sans guerre de 1914, la social-démocratie allemande
pouvait sans doute forcer les portes du pouvoir, alliée
aux tenants de la Parlementarisierung prônée
par Max Weber et aux partisans de la restructuration industrielle
démocratique tels que Walter Rathenau; sans cette même
guerre, le modèle fédéral triomphait
en Autriche-Hongrie, Giolitti poursuivait son intégration
« transformiste » du socialisme italien au nouveau
pouvoir démocratique, et surtout Jaurès allié
à Caillaux parvenait à dissoudre l'Alliance
russe au profit d'une véritable entente franco-allemande.
Un tel processus eût fait de l'Europe continentale et
socialisante le moteur de la démocratie à l'échelle
mondiale. Là encore, un second modèle d'union
européenne, celui-ci vertueux, dont le rêve se
prolonge dans Weimar, le Front populaire et l'eurocommunisme,
se dessine pour définir notre même espace géopolitique,
rêve rose cette fois-ci et non plus cauchemar, rêve
d'une Europe « Settembrini » après l'esquisse
de l'Europe « Naphta » dévoilée
pendant la guerre de Trente ans, pour reprendre la polarité
des rôles tragiques imaginés par Thomas Mann
dans La Montagne magique. On sait quelles sont les
forces qui ont interrompu ce rêve rose : l'arriération
russe qui, une première fois, entraîne la France
nationaliste à la traîne du tsar, et une seconde
fois le socialisme européen dans l'aventure désespérée
du bolchevisme; l'antisémitisme conservateur qui va
trouver dans l'effondrement de Vienne et la fièvre
de Berlin l'aliment pour ravager toute l'Allemagne et bientôt
l'Europe entière ; le volontarisme romantique, socialiste
et bourgeois, qui dès l'épisode mussolinien
enclenche la révolution conservatrice européenne,
précipite l'effondrement de la conscience naissante
du Continent et brise les Etats de droit, les uns après
les autres, jusqu'à Auschwitz et l'anéantissement
de la Prusse.
La nouvelle tentative d'unification de l'Europe que nous vivons
aujourd'hui tient de Settembrini et tient aussi de Nafta.
Elle s'inscrit dans le triomphe des idéaux démocratiques
que symbolise l'élection de Vaclav Havel à la
présidence de l'Etat tchécoslovaque. Elle s'inscrit
aussi dans l'effondrement de la Pologne libérale de
Tadeusz Mazowiecki au profit du populisme sinistre de Walesa.
Les forces humanistes, républicaines, démocratiques
ou simplement libérales, qui ont brisé la première
Europe et ont été brisées dans l'avortement
de la seconde, n'ont pas encore donné pleinement. C'est
de leur action que dépendra la viabilité de
cette Europe nouvelle.
HERDER
« L'Europe est, surtout en comparaison de l'Asie
du Nord, un pays plus doux, plein de fleuves, de côtes,
de sinuosités et de baies ; cela seul suffit à
décider du destin de ses peuples de façon avantageuse
par rapport à cette dernière... par là,
entre l'Asie du Sud et l'Europe orientale, entre le Nord de
l'Asie et celui de l'Europe se trouva nouée une sorte
de communauté de peuples à laquelle participaient
aussi des nations très incultes... Du fait de tout
cela, et les longues migrations par voie de terre s'y ajoutant,
finit par s'ébaucher dans ce petit continent une grande
association de peuples que sans le savoir les Romains par
leurs conquêtes avaient préparée et qui
pouvait difficilement naître ailleurs qu'ici. En aucun
continent les peuples ne se sont autant mélangés
qu'en Europe ; en aucun autre ils n'ont si radicalement et
si souvent changé de résidences, et avec celles-ci
de mode de vie et de moeurs. En maints pays, les habitants,
surtout les familles prises isolément et les individus,
seraient bien en peine de dire de quel lignage et de quel
peuple ils sont, s'ils descendent de Goths, de Maures, de
Juifs, de Carthaginois, de Romains ; ou de Gaëls, de
Kymris, de Burgondes, de Francs, de Normands, de Saxons, de
Slaves, de Finnois, d'Illyriens, et de quelle façon
dans la série de leurs ancêtres le sang s'est
mêlé. Sous l'effet de cent causes, l'ancienne
complexion héréditaire de mainte nation d'Europe
s'est atténuée et modifiée au cours des
siècles ; fusion sans laquelle l'esprit général
européen aurait difficilement pu s'éveiller.
... De même que les couches de terrain dans notre sol,
se superposent dans notre continent les strates des populations,
souvent mêlées il est vrai, mais néanmoins
encore reconnaissables dans leur situation originelle. Ceux
qui étudient leurs moeurs et leurs langues doivent
utiliser le moment où elles sont distinctes ; car tout
en Europe tend à l'extinction progressive des caractères
nationaux. Mais que l'historien de l'humanité, ce faisant,
se garde bien de choisir avec exclusivité un certain
peuple pour favori et de diminuer par là l'importance
de lignées auxquelles les circonstances refusèrent
chance et gloire. Des Slaves aussi l'Allemand eut à
apprendre ; le Kymri et le Letton auraient peut-être
pu devenir un Grec s'ils avaient été placés
autrement parmi les peuples. Nous pouvons être très
satisfaits de ce que ce furent des peuples si forts, si beaux,
si nobles de corps, de moeurs si chastes, d'intelligence si
probe et de caractère aussi loyal que l'étaient
les Allemands, et non pas des Huns ou des Bulgares, qui occupèrent
le monde romain ; mais les considérer pour cette raison
comme le peuple élu de Dieu auquel le monde appartiendrait
en vertu de sa noblesse innée et auquel à cause
de cette prérogative d'autres peuples seraient destinés
à servir de valets, ce serait un orgueil sans noblesse
de barbare. Le barbare domine ; le vainqueur civilisé
civilise.
De lui-même, aucun peuple en Europe ne s'est élevé
à la civilisation ; chacun au contraire s'est efforcé
de conserver ses anciennes moeurs grossières aussi
longtemps qu'il l'a pu, ce à quoi contribuèrent
fortement la pauvreté et la rudesse du climat, ainsi
que la nécessité d'une organisation guerrière
barbare. Aucun peuple d'Europe par exemple n'a eu d'alphabet
à lui ou n'en a inventé un ; les ruines, tant
d'Espagne que du Nord, proviennent de l'écriture d'autres
peuples ; toute la civilisation de l'Europe du Nord, de l'Est
et de l'Ouest est une plante issue d'une graine romaine-grecque-arabe.
Il fallut longtemps à cette plante avant de pouvoir
seulement prospérer sur ce sol assez dur et finir par
porter des fruits bien à elle, qui au début
furent fort aigres, il y fallut en outre un véhicule
singulier, une religion étrangère,
pour accomplir au moyen d'une conquête spirituelle
ce que les Romains n'avaient pu faire par la conquête.
Avant toute chose, il nous faut donc examiner ce nouveau moyen
de civilisation qui avait pour but rien de moins que de faire
de tous les peuples un seul peuple, de faire leur bonheur
dans ce monde et dans l'autre, et qui n'agit nulle part avec
plus de force qu'en Europe. »
Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité,
liv. XVI, trad. Rouché, Paris,
Aubier-Montaigne, 1962. p. 307-311.
Alexandre Adler
in Philosophie Politique, n°1, P.U.F., 1991,
pp. 151-162 |