Texte intégral
de l'article :
Philosophie et réalité
d'Eric Weil
La lecture d'un livre posthume (1) peut susciter chez le lecteur
des sentiments contradictoires, la joie d'abord; la grande
voix qui s'est tue va encore parler, parmi des textes déjà
connus vont se glisser des inédits qui avaient échappé
à la quête de l'élève ou du disciple,
joie aussi de sentir que la publication est due à la
piété et à la sagacité de disciples
passionnés (2). Mais cette joie n'exclut pas une certaine
inquiétude : S'agit-il vraiment d'un livre ? À
cela s'ajoute qu'Eric Weil, lorsqu'il travaillait sur Hegel,
prenait soin de n'utiliser que des textes expressément
autorisés par l'auteur et n'acceptait qu'à titre
d'illustration ceux dont l'édition n'était due
qu'à la piété des auditeurs. Ajoutons
encore que la nature des textes (articles de revues, conférences)
n'est pas dans la continuité de ses grands livres qui
se développent de façon systématique,
et que la diversité des sujets traités est telle
qu'elle semble plus attester la contingence de sollicitations
diverses, qu'un projet unique (3). Il nous semble toutefois
qu'à travers cette dispersion et qu'en dépit
de cette diversité se donne à lire une pensée,
la pensée du système Weilien et que même,
grâce à la familiarité du ton, à
l'exceptionnel effort de simplicité d'expression chez
un philosophe de cette envergure, nous trouvons dans ce livre
une remarquable introduction aux ouvrages fondamentaux.
Puisqu'il faut commencer, il semble que la fréquence
d'un thème constitue un bon critère. Ce thème
qui court à travers l'ouvrage est celui de la modernité.
L'individu qui se décide à faire de la philosophie,
c'est-à-dire à s'efforcer vers l'universel le
fait dans un "monde" qui lui fournit sa tradition.
Nul ne pense à partir de rien, on ne commencerait pas
à réfléchir dans le chaos, à partir
de l'entropie totale. Notre monde, à nous, c'est précisément
cette modernité dont il convient de dessiner les traits.
Or le fait massif pour qui entreprend de réfléchir
sur la modernité est l'apparition d'une société
technicienne et calculatrice, centrée sur le travail
et son efficacité dont le but (implicite?) a été
clairement formulé par Descartes : " nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature ". À
cette fin le travail, souffrance, besogne basse pour les grecs
est devenu une valeur très positive(4). L'Homme moderne
est l'héritier de l'esclave libéré, il
n'a plus de discours qui lui livre le cosmos comme c'était
le cas pour les maîtres déchus, il se trouve
en face d'une matière à transformer, à
informer. Il sait, en outre, que l'organisation est fondamentale,
que c'est même cette organisation sociale imparfaite_
imparfaite par définition car une organisation parfaite
ne poserait aucun problème_ qui constitue son donné
(bien plus que la nature qui n'a plus, pour lui, de sens précis),
qui constitue une véritable pseudo-nature (5). Organisée
cette société moderne est rationnelle dans ses
moyens parce qu'il se trouve que le calcul rationnel est aussi
ce qui garantit l'efficacité la plus grande et que
s'il convient de se rendre comme maîtres et possesseurs
de la nature, l'efficacité constitue la valeur cardinale
pour laquelle il faudra renoncer aux autres.
Il n'est pas étonnant que, pour cette société,
les disciplines scientifiques occupent la première
place parmi les activités de l'intelligence; en effet
aussi éloignée de toute application pratique
qu'elle se veuille, une science est toujours dirigée
vers une action possible (6). Ainsi existe-t-il un problème
des études humanistes par exemple. La valeur de ce
type d'études ne paraît plus évidente.
C'est toutefois sous ce terme que nous trouvons groupées
toutes les études qui tiennent compte de l'Homme en
sa totalité. De même parler de la nature risquera
de sembler suranné et le philosophe renoncera à
une philosophie de la nature parce que sa culture scolaire
l'en dissuadera d'en attendre quelque chose (7). La physique,
la biologie mais aussi la psychologie et la sociologie moderne
découvrent des régularités exprimées
de façon quantitative, réduites à des
lois fonctionnelles et ce qui n'est pas connu ainsi le sera
un jour ou se révèlera comme tout à fait
insignifiant. En effet ce n'est pas seulement sur la "nature"
que porte la science, mais aussi sur cette "pseudo- nature"
qu'est l'organisation sociale et sur l'individualité
humaine elle-même dans la mesure où l'Homme se
regarde comme un mécanisme (8) (9). Il n'est certes,
pas question de nier la valeur de la science moderne et l'exactitude
de ses résultats, mais précisément par
son exactitude même cette science montre son abstraction
(10).
La société moderne place l'individu devant une
situation que, ni l'antiquité grecque, ni la société
chrétienne n'avait connue. La nature n'est plus le
cosmos sensé, l'Homme n'est plus à ses propres
yeux le citoyen ou l'âme dans son dialogue avec Dieu
(11).
La pensée de la modernité constitue donc l'impératif
fondamental pour Eric Weil comme pour Husserl, Heidegger,
Adorno. Car que penserions-nous si nous ne pensions pas notre
temps, à partir de notre temps qui voit l'extraordinaire
développement des capacités de calcul de la
raison humaine, la victoire de la rationalité dans
le travail et l'organisation mais qui semble exclure de son
horizon la visée du raisonnable par laquelle s'est
toujours définie la philosophie, et tenir pour survivance
historique (12) ce qui jusqu'ici a constitué ce à
partir de quoi l'Homme s'orientait et qu'il est commode d'appeler
le sacré ? L'Homme moderne sait qu'il doit travailler,
se fondre dans l'organisation et qu'en échange il recevra
de quoi satisfaire sa nature d'être besogneux et même
bien au-delà. Il sait aussi qu'il est le premier, historiquement
à se trouver dans cette situation (13) et qu'il n'est
pas prêt à payer le prix qu'impliquerait le refus
authentique de cette société, (14) (15) et,
de ce fait, il se sait intéressé au maintien
de l'organisation. Il est toutefois désorienté
parce que sa vie n'a plus, à ses yeux, de contenu évident
(16). Libéré du besoin, assuré de son
égalité formelle avec les autres par l'État
il est, du coup, renvoyé à la particularité
de son existence et au problème du sens de l'existence.
Il s'ensuit qu'en satisfaisant le besoin, la société
moderne mécontente beaucoup de monde et que nos contemporains
manifestent ce mécontentement de diverses manières
(résurgences de pratiques magiques, sectes en tout
genre, violences gratuites, " maladies mentales ",
repli de communautés entières sur les valeurs
ancestrales qu'il faut cependant adapter au monde moderne).
La rationalité technique semble ne laisser à
certains que le choix entre l'adoration du rationnel pour
lui-même (or la rationalité ne propose aucun
sens) ou la tentation d'un retour à la " nature
" qui n'est en fait qu'une négation de l'antinature
que constitue la société moderne (une ani-anti-nature)
(17). La modernité est le résultat de l'histoire,
de notre histoire et comme il ne saurait s'agir de se contenter
de sa rationalité nécessaire mais insensée
ou de se replier sur notre nature déterminée
et violente, il convient d'affronter ce problème que
l'analyse nous a permis de voir. En libérant l'homme
moderne du besoin, la société moderne l'a aussi
placé devant la question du sens de son existence.
Ce problème est posé à l'individu qui
souhaite se penser et se comprendre, en d'autres termes c'est
le problème de la philosophie.
La philosophie, nous dit E. Weil, a souvent cru, au moins
depuis Platon, qu'elle pouvait et même devait négliger
le contingent et l'accidentel. La vérité ne
peut être exprimée que dans une déduction
sans faille à partir de principes évidents et
indiscutables, le reste constitue l'inessentiel, comme tel
négligeable. La métaphysique classique, à
partir de Descartes est, à cet égard, particulièrement
typique. La déduction " more geometrico "
devient le modèle, modèle qui en effet a tous
les prestiges de l'exactitude et de la fécondité,
une philosophie qui construit la réalité en
la déduisant de l'être nécessaire dont
l'essence enveloppe l'existence. L'ennui, le seul, mais il
est de taille, est que ces systèmes sont plusieurs
sinon nombreux, cela suffit à constituer un scandale,
mais, en outre, aucun d'eux n'est en mesure de réfuter
les autres. Chacun de ces systèmes constitue un tout
cohérent ou du moins peut-être reconstruit de
façon à l'être, et devient évident
pour tout esprit vraiment sensé. Il s'ensuit un effet
désastreux (18) : que la nécessité elle-même
en devient contingente. N'importe quelle idée peut
être centrale dans un système si toutes les autres
sont mesurées à son aune et si celui pour lequel
elle est centrale est décidé à lui sacrifier
tout le reste, y compris la vie.
Nous en arrivons à cette conclusion fâcheuse
que la nécessité d'un système suppose
la contingence du choix d'un critère différenciant
l'essentiel de l'inessentiel. On peut tenir pour essentiel
ce que le voisin tiendra au contraire pour épiphénomène.
Il suffit de rappeler avec E. Weil l'exemple de l'histoire.
On peut certes s'accorder sur les faits et les événements,
mais ils n'auront pas nécessairement le même
sens et ce qui est central, cause première et décisive
dans une historiographie ne sera qu'accessoire dans une autre.
La science d'ailleurs ne dispose d'aucun privilège
de ce point de vue. Toute science doit tenir certains faits
pour importants, pour seuls réels et d'autres pour
absolument négligeables, c'est même ce qui la
caractérise. Elle ne pourra pas convaincre celui qui
n'admettra pas que le quantitatif soit le seul critère
décisif ou qui tiendra ce critère pour abominable;
tant pis pour lui si son attitude est inefficace car l'efficacité
elle-même est une valeur qui peut ne pas être
tenue pour centrale et donc être éventuellement
refusée. Toute pensée nécessaire se révèle
donc comme hypothético-déductive, on ne peut
déduire qu'à partir d'hypothèses et la
science n'est exacte qu'à la condition de renoncer
à traiter du tout.
Allons plus loin encore. Il semble que le reproche vaille
même pour la tentative la plus radicale, celle d'un
discours absolument cohérent tel que nous le trouvons
développé par Hegel. Ce qui est rationnel est
réel, ce qui est réel est rationnel, on peut
déduire la " réalité ". Certes
la réalité est contradictoire (19) c'est ce
qui amenait Parménide à récuser tout
discours non-tautologique, mais la dialectique, mouvement
même de la pensée et de l'être dépasse
l'apparente contradiction entre une réalité
apparemment " extérieure " et le discours
non contradictoire. La déduction retrouve ce qui est
apparemment contingent et rattrape, si l'on ose s'exprimer
ainsi, l'événement. Hegel réussi-il donc
à rompre la malédiction, le système permet-il
de justifier son point de départ en ne laissant rien
en dehors?
Le problème est d'importance, car nos rapports avec
cet auteur ne sont pas clairs. On l'invoque souvent et les
grands thèmes hégéliens courent à
travers toute la modernité. L'intérêt
que nous lui portons n'est pas le même que celui que
nous portons par exemple à Jamblique ou Scot Erigène
pour reprendre les exemples choisis par Eric Weil. Hegel n'est
pas pour nous définitivement dépassé.
Faut-il donc être hégélien, avec tout
ce que cela implique? Qui se dirait hégélien,
qui se dit hégélien. Qui pensera que la logique
est la pensée de Dieu d'avant la création du
monde? Faut-il admettre une philosophie de la nature en contradiction
constante avec la science contemporaine dont nous sommes si
fiers? Si toutefois nous tenons Hegel pour important, il faudra
se contenter des dépouilles du système dont
beaucoup sont encore très utilisables (20).
Il faudra toutefois choisir ce qu'on tient pour vivant et
écarter ce que l'on tient pour mort, or tout choix
suppose un critère et ce critère est arbitraire.
Hegel aurait beau jeu de montrer qu'un argument dont l'origine
est inaperçu, simple option non fondée, ne peut
valoir qu'entre le système, et de nous sommer de produire
notre propre système afin de donner consistance à
nos objections. Nous serions bien obligés de reconnaître
que nous sommes incapables de produire quelque chose de semblable.
Il faudra donc lire Hegel non pour le piller mais pour le
suivre afin de nous comprendre par opposition à lui,
quoique grâce à lui. Le discours hégélien
est l'ultime tentative pour penser le fini à partir
de l'infini en déguisant le fini, que nous appelons
le réel, afin de construire le discours absolument
cohérent, le système qui développe la
totalité en ramenant au point de départ. Il
est le dire de la construction une du monde. Mais nous sommes
en droit de nous demander si le programme est bien rempli,
si l'Encyclopédie ramène effectivement à
la conscience finie dont part la Phénoménologie
de l'Esprit? Le système contient-il bien tout, Hegel
n'est-il pas contraint lui aussi de séparer l'essentiel
de l'inessentiel? Or Hegel continue de maintenir une séparation,
la " Wirklichkeit ", la réalité effective
n'est pas le "da-sein", la simple existence, la
mauvaise réalité. "La philosophie se veut
savoir absolu : quel est le prix qu'elle doit payer pour y
parvenir? Hegel le dit clairement : Il faut se débarrasser
de l'accidentel, du fortuit, de ce qui tombe" (21). La
boucle n'est pas bouclée, tout n'est pas compris, d'autant
que ce que Hegel tient pour négligeable peut apparaître,
et est apparu, à Kierkegaard, par exemple, comme ce
qui compte par dessus tout, l'essentiel.
La conclusion s'impose : la philosophie ne peut pas être
déductive (22). Un discours portant sur la totalité
ne peut pas être déductif sans choisir et donc
rejeter. La philosophie doit tenir compte de la totalité
du réel dont font partie les discours. Le réel
ne peut qu'être énoncé dans un discours,
les discours ne sont pas hors du réel.
L'Homme qui philosophe, comme tout homme, se découvre
dans un monde qui lui préexiste, qu'il ne peut jamais
nier totalement, qu'il ne crée pas, et il s'efforce
librement de tenir un discours vrai, valable universellement.
Cette décision, choix du discours universel est lui-même
un choix libre. Nul ne peut être contraint, par des
arguments de raison à choisir la raison. Discours en
raison sur un monde qui lui même n'était pas
nécessaire. Car le monde est de la liberté qui
s'est comme déposée en institutions, en discours,
en réponse à des problèmes. C'est l'ensemble
de ces discours qui constitue la réalité (23).
La philosophie est donc un discours second, une activité
pensante au second degré. Elle doit tenir pour réel
tous les discours. Il n'y a pas de "primitif" ou
de fou pour la philosophie (24) parce que leurs discours ont
sens. Par le langage les hommes font le monde et l'histoire,
désignant au philosophe ce qui, pour eux constitue
l'essentiel. La philosophie instaure le dialogue entre les
discours qu'elle ne crée pas, elle est de nature dialogique
et ne peut présenter la structure monologique des différentes
sagesses qui proclament ce qui pour elles est aussi évident
qu'il l'est peu pour les autres. C'est pourquoi l'unité
du discours philosophique n'est jamais réalisée,
étant dialogue des philosophies et des thèses
réellement soutenues (25) entre lesquelles elle tend
à instaurer la discussion universellement valable (raisonnable).
Ce sont ces sagesses, ces thèses qui guident les hommes
d'action et dont la violence constitue l'histoire, histoire
sur laquelle la philosophie n'agit pas comme ceux-ci qui transforment
violemment la réalité violente. Confrontant
les discours unilatéraux elle en amène les fondements
à la conscience et fait donc l'histoire. La philosophie
est l'histoire (ou la réalité) saisie par la
pensée ou pour reprendre l'expression hégélienne,
elle est son temps saisi par la pensée. Comme cette
histoire ou cette réalité ne peut finir (sauf
dans la catastrophe totale) l'acte de philosopher ne comporte
pas de fin, car cet acte est d'instaurer le dialogue universel.
Elle peut toutefois parvenir à la compréhension
de soi précisément comme cet acte de penser
tout le réel. Elle se comprendra comme volonté
d'élever à l'universel les discours tenus dans
la réalité, de saisir le monde comme structuré,
toujours différemment structuré. "Car la
pluralité des discours prouve qu'il n'existe pas d'interprétation
unique, que le monde se prête aux interprétations,
pas d'interprétation unique, que le monde se prête
aux interprétations, qu'il en admet un nombre indéfini,
et qu'il n'en réfute aucune aux yeux de celui qui s'en
contente et est prêt à regarder comme inessentiel
ce qui, dans une autre vue, serait la preuve évidente
de l'échec de sa propre entreprise" (26).
Il faut renoncer à un rêve; celui du discours
formellement cohérent, nécessaire et contenant
la totalité. Rêve qui s'achève avec Hegel,
qui nous propose un discours absolument cohérent mais
qui ne peut répondre à ses contradicteurs qu'en
les renvoyant à la folie ou à l'opiniâtreté.
Encore Hegel tente-t-il d'achever le système,
seul moyen de ne pas adopter un point de vue inconscient,
sûr de son fait, autant qu'insatisfaisant pour tout
autre point de vue. Ce que le philosophe peut comprendre,
après Hegel c'est qu'il ne découvrira pas la
structure du monde parce que cette structure n'existe pas,
puisque le monde est ce que l'homme dit dans son discours.
L'homme parle de son monde et agit dans son monde. Le fait
irréductible et premier est le langage. Absurdes sont
les questions sur l'origine du langage qui ne sont pas des
questions sur l'origine d'une langue. Le langage a sens, est
sens. L'homme est créateur de sens et tout ce qui est
humain a sens. Le philosophe sait qu'il n'a créé
ni le monde, ni le sens du monde, qu'il réfléchit,
qu'il ne déduit pas, et qu'il a choisi, librement choisi,
de soumettre son discours à la règle de la cohérence
et de l'universalité. La philosophie réfléchit
le monde, elle propose la compréhension du langage
humain comme sens, et la vue du sens la théorie. La
nécessité n'existe pas sinon dans un domaine
pour les discours hypothético-déductifs. La
philosophie porte sur l'histoire qui est le tout de la réalité,
elle n'aurait pas lieu d'être si la liberté de
l'homme, liberté dans la "condition " ne
s'était pas déposée en institutions,
en monde organisé, en "culture" qu'on ne
peut pas déduire. La philosophie est cette libre compréhension
que l'homme est sens et que sens est la liberté. Libre
compréhension visant la liberté. Il est normal
que la philosophie ne donne pas toute satisfaction à
l'homme qui agit, poursuit des buts particuliers dans un monde
particulier en s'appuyant sur des "évidences",
bref l'homme qui a du "bon sens". Il ne veut pas
de la "vue" du sens, de la théorie, il veut
qu'on résolve ses problèmes, problèmes
qui sont précisément ceux du bon sens. Il est
satisfait de la philosophie dans la mesure où celle-ci
engendre la science et, elle aussi, produit de la liberté.
"Seulement la différence est que dans l'activité
scientifique la liberté ne se comprend pas comme liberté.
Précisément elle se cache à elle-même
sous la forme de la nécessité, mais cette nécessité
est son fait, elle est liberté inconsciente de la propre
nature " (27).
Au moment où nous terminons cet article viennent de
paraître les Actes du colloque de Chantilly (mai 1982)
consacré à Eric Weil sous le
titre Actualité d'Eric Weil
Beauchesne 1984.
Notes :
(1) Éric Weil, Philosophie
et réalité. Derniers essais et
conférences
Beauchesne Paris 1982. Notés P.R. dorénavant.
Rappelons que les deux premiers tomes sont parus chez Plon
:
Essais et conférences T.
I. Paris 1970, T.II. Paris 1971
(2) Le professeur E. Naert et MM. G.
Kirscher et J. Quillien
Les deux derniers ont signé chacun un article sur Éric
Weil dans les Cahiers Philosophiques
(C.Ph).
G. Kirscher: La philosophie comme
logique de la philosophie. C. Ph. Numéro
8,
J. Quillien: Heidegger et Weil.
C. PH. Numéro10.
Notons encore sous leur direction:
Sept études sur Éric Weil,
Université de Lille 3 – 1982.
(3)
Chap.I : Souci pour la philosophie. Souci de la philosophie
Chap. II: Philosophie et réalité
Chap. III: De la dialectique objective
Chap. IV: Bon sens et philosophie
Chap.V: Hegel et nous
Chap. VI : La dialectique hégélienne
Chap. VII : Hegel et le concept de la révolution
Chap. VIII : La « philosophie du droit » et la
philosophie de l'histoire hégélienne
Chap. IX : La fin de l'histoire
Chap. X : Valeur et dignité du récit historiographique
Chap. XI : Qu'est-ce qu'une « percée» en
Histoire?
Chap. XII : Le particulier et l'universel en politique
Chap. XIII : Le particulier et l'universel en politique
Chap. XIV : Faudra-t-il à nouveau parler de morale?
Chap. XV : Vertu du dialogue
Chap. XVI : L'éducation en tant que problème
de notre temps
Chap. XVII : Les études humanistes, leur objet, leurs
méthodes et leur sens
Chap. XVIII : Pierre Bayle (1647-1700)
Chap. XIX : De la nature
Chap.XX : Réflexions sur la liberté, le contentement,
l'organisation.
(4) P. R. p. 284–5
« Nous vivons dans un monde où tous et chacun
travaillent, et où ne pas participer au travail social
est considéré comme déshonorant encore
par ceux qui, au jugement des autres, n'y prennent pas part.
S'il faut indiquer la véritable différence entre
ce monde et celui dans lequel l'humanité a vécu
jusqu'au début de l'age contemporain (qui se situe
pour l'Europe selon les pays entre 1600 et 1800), elle se
trouve ici, et non pas dans l'importance donnée a l'histoire,
dans les convictions religieuses, l'idéal de vie. Ce
qui est nouveau c'est que le travail, qu'on le regarde comme
un bien ou comme un mal, comme bénédiction ou
comme résultat d'un crime originaire, est reconnu comme
la réalité de la vie humaine. 11 n'y a plus
d'hommes qui travaillent et d'autres dont l'existence est
noble parce qu'elle se passe dans les occupations du loisir…,
il n'y a plus d'esclaves en droit, non que tout le monde soit
affranchi du travail, mais parce que tout le monde travaille
et est donc esclave au sens de l'homme antique, mais esclave
sans maître ».
(5) P.R. p. 368-9
« Or ce monde, pour l'homme moderne, est celui de l'organisation
et il lui est devenu impossible (pour autant qu'il veut rester
moderne) de tirer le contentement de lui-même hic et
nunc, a l'instar du sage antique, qui vivait dans un cosmos
sensé en lui-même et par lui-même, pouvait
vivre « selon la nature ». L'homme veut transformer
la pseudo-nature du monde humain et ce n'est qu'ainsi qu'il
veut se transformer lui-même. Il ne pense pas être
heureux en se libérant immédiatement pour l'accord
avec un monde un, beau, vrai, source de toute beauté
et de toute vérité: il doit d'abord introduire
la beauté et la vérité dans une pseudo-nature
laide et mensongère ».
(6) P.R. p. 345 « Notre physique est essentiellement
interventionniste, même la où elle se conçoit
comme pure théorie : l'expérience de laboratoire
impose aux phénomènes des conditions qui n'existent
pas dans la nature donnée, elle modifie ce donné
».
(7) P.R. p. 343 « Qu'est-ce que la nature? Il suffit
de poser cette innocente question pour que ceux qui ont quelques
connaissances en matière d'histoire de la philosophie
soient pris de crainte, à moins qu'ils ne se détournent
immédiatement d'un chemin dont on voit les traces de
ceux qui l'ont pris, mais pas celles de ceux qui seraient
revenus de cette expédition ».
(8) P.R. p. 366 : « Notre époque est caractérisée
par le fait que la façon de voir scientifique a fait
irruption dans des domaines qui, il y a à peine deux
siècles, étaient considérés comme
entièrement indépendants et inaccessibles à
la méthode scientifique. C'est l'apparition de la sociologie,
de la psychologie exacte, des sciences de l'organisation technique
et politique... »
9) P.R. p. 336
« Car il appert que l'homme moderne ne se voit plus
comme être naturel (ou surnaturel, mais existant dans
une nature) : il se voit comme être social, et comme
tel il se sent pris dans une pseudo-nature, une quasi-nature,
un système de conditions réglées par
des lois qu'il peut connaître s'il le désire,
mais qu'il ne peut pas comprendre humainement et dan s son
sentiment, qui ne lui parlent pas mais restent froidement
l'autre de sa sensibilité
de ses désirs, de ses aspirations ».
10) P.R. p. 333
« Les humanistes n'ont aucune raison de se sentir en
état d'infériorité face aux sciences
dont la rigueur même prouve qu'elles sont « abstraites
». C'est-à-dire qu'elles ne considèrent
que des aspects isolés de l'humanité et de la
réalité. 11 n'est pas absurde de demander pourquoi
1'on devrait étudier, la physique ou la sociologie;
il serait absurde de demander pourquoi l'on devrait se consacrer
aux études humanistes, parce que seul l'humaniste,
sinon le physicien, peut formuler la question et, s'il y réussit,
y répondre ».
11) La description qui est faite ici de la société
moderne ne rend pas compte de la totalité de la pensée
de la modernité selon Éric Weil. Une recherche
dans les oeuvres (ex. Philosophie politique)
montrerait que la société est une abstraction,
aucun homme ne vivant sa vie sur le seul plan de la société.
L'individu vit le sens de son existence
à travers ce qui demeure de la tradition ou en conciliant
diverses bribes de traditions différentes. Le plan
défini ci-dessus se résume grâce à
ce que E. Weil nomme dans Logique de la philosophie
: la condition.
12) Cf. Philosophie Politique, Vrin
1971 p.95
« La société ébranle toutes les
valeurs traditionnelles ; elle les remplace, en principe,
mais en principe seulement par sa valeur unique. Aux yeux
de l'individu, cette valeur est réelle : la rationalité
le protège de la violence extérieure, de la
nature et des hommes. Mais cette valeur n'est pas positive
en soi, elle n'est que l'absence d'un mal (du plus grand des
maux, il est vrai, parce que sa présence empêcherait
la réalisation de tout bien). Ce qui signifie que la
société rejette l'individu sur lui-même
: elle lui promet un avenir entièrement rationnel,
mais elle ne fait que le promettre; ce n'est qu'un avenir
et elle attend de lui qu'entre temps
il s'arrange comme il peut, c'est-à-dire selon les
valeurs qu'il connaît encore... Elle laisse l'individu
dans l'insécurité de sa situation sociale et
le prive progressivement de ce qui fait le contenu positif,
le sens de son existence; elle le plonge dans un désespoir
(une absence d'espoir) de plus en plus profond en lui annonçant
que ce contenu de sa vie personnelle et qu’il appelle
humaine disparaître a la longue, qu'en droit, ses valeurs,
dès aujourd'hui sont dévaluées. Elle
le rejette vers ce même historique que, par son principe,
elle vit. »
13) P.R.
p.235 : « Au contraire il (l'universel de l'organisation)
représente la plus grande victoire que l'humanité
ait remportée sur elle-même, puisque, pour la
première fois, les hommes ont compris que la satisfaction
des besoins et des désirs est obtenue, non par la lutte
entre les hommes pour des biens en quantité limitée,
mais par la multiplication de ces biens au moyen de la lutte
en commun contre les conditions naturelles et historiques
».
14) Non pas qu'il soit impossible de s'y résoudre.
Le prix pourrait certes paraître exorbitant (il faudrait
en effet renoncer à tout ce que la société
moderne assure comme maîtrise de la nature), mais aucun
prix n'est absolument exorbitant aux yeux de qui pense défendre
ce qu'il tient pour sacré. (Il va de soi que n'est
envisagée que l'attitude cohérente et non le
dandysme du thuriféraire du retour au passé
mais qui jouit en parfaite quiétude des « horreurs
" de la société moderne).
15) P.R.
p. 300 « Le fait dans sa simplicité est que personne
ne veut renoncer au progrès, au simple progrès
bassement matériel. Le problème qui se pose
aujourd'hui, au contraire, est de savoir comment l'apporter
a ceux qui n'en bénéficient pas".
16) P.R. p.236
« Jusqu'à nos jours l'humanité a constamment
vécu dans le besoin; ce qu'il y avait de désintéressé,
- morale, religion, art, civilisation - tout cela était
artide de luxe; la seule chose sérieuse était
le besoin c'est-à-dire la survie physique... on n'avait
pas le temps pour autre chose, l'homme était essentiellement
besogneux, dans les deux sens de ce mot, et le sacré
était pour le commun des mortels, non la réalité
mais ce qui en cachait l'horreur. Le vrai contenu de la vie
était le souci matériel; plus exactement le
besoin cachait le vide de l'existence... Mais le besoin vaincu,
l'absence de contenu positif de la vie s'est montrée
et le sacré qui y suppléait s'est révélé
comme consolation d'une souffrance qu'on accepte plus et que,
en principe, on n'a plus à accepter. Les hommes sous
l'aspect du besoin sont devenus libres, mais comme ils ne
savent pas quoi faire de leur liberté, la nouvelle
forme de vie est insensée à leurs yeux. Un certain
universel est réalisé : sa réalisation
nous a mis en face du vide».
17) P.R.p.360
« Notre société qui, pour la première
fois dans l'histoire peut mettre au centre non la production
du nécessaire, mais la consommation du superflu et
qui doit d'abord être rendu souhaitable avant d'être
consommé pour être consommé, cette société
apparaît comme révoltante... Le résultat
surprenant seulement au premier et superficiel regard, est
une sorte de retour à la nature. Mais ce n'est pas
la nature sensée qui embrasse, situe, rend sensé
tout ce qu'elle contient et supporte, c'est si l'on veut bien
nous passer cette expression, une anti-anti-nature, la négation
de tout ce que l'humanité a réalisé...,
la nature dont parle le révolté moderne est
sa propre nature déterminée, nature de pulsions
de forces intérieures subies, librement subies, si
l'on veut mais aveugles: la sexualité, la violence,
la jouissance immédiate au contact des choses, des
êtres, des humains ».
18) P.R. p. 27
« La nécessité intérieure du discours,
des discours, se montre donc comme nécessité
nullement universelle. Si j'accepte les règles du jeu,
je suis obligé de m'abstenir de l'incohérence.
Or il n'est d'abord pas nécessaire que j'accepte ces
règles; les philosophes s'en sont souvent scandalisés
et, en se scandalisant ont reconnu le fait. Mais les règles
acceptées, le choix de ce a quoi elles seront appliquées
reste ouvert, indéterminé, arbitraire».
19) P.R. p.62-63
« La réalité est contradictoire : la formule,
à présent, devient compréhensible. La
réalité se montre ainsi à qui veut en
parler dans un discours objectif
à partir de la subjectivité, contraignant pour
toute subjectivité qui accepte à collaborer
au même projet. La réalité est contradictoire
pour qui veut en parler sans contradiction. Bien plus il n'y
aurait aucune raison de parler de la réalité,
de vouloir la penser si elle n'était pas contradictoire
si, en d'autres termes elle se prêtait immédiatement
au discours ».
20) P.R. p. 97
« Il reste néanmoins toujours la possibilité
de déclarer contre Hegel que dans Hegel il y a à
prendre et à laisser - et le grand mérite de
Benedetto Croce a été d'avoir le courage de
faire son tri en proclamant qu'il s'agissait d'un tri, de
déclarer que la construction s'était écroulée,
mais que dans les décombres on trouvait beaucoup de
choses précieuses ».
21) P.R. p. 123
ou encore P.R. p. 112 : « Nous vivons êtres finis,
dans le fini, dans l'accidentel; ce n'est qu'en saisissant
notre liberté, la possibilité de ne pas nous
contenter de ce qui, accidentel, tombe toujours et n'est jamais
réel au sens fort du terme (Zufällige
= Fallendes, jeu de mots philosophique) - y
correspond la thèse partout répétée,
que le fini est nichtig; et en tant
que tel sans consistance ni substantialité... »
22) P.R. p.29 :
« D'abord la philosophie n'est pas une science. En effet,
la co-existence des domaines limités pose un problème,
si la pensée ne doit pas devenir schizophrène;
si la philosophie était une science et avait son domaine,
il se poserait aussi en son cas. Il faudrait alors une autre
philosophie, pour poser et, si possible, pour résoudre
le même problème, et ainsi in infinitum. Il en
découle en même temps avec une contradiction
purement apparente, que la philosophie est scientifique eminenter;
la tache qu'elle considère comme la sienne est l'établissement
d'un discours sans arbitraire, c'est-à-dire totalement
cohérent et conscient de sa nécessité
posée par elle-même. Il en découle enfin
que la Philosophie n'est pas nécessaire, de ce que
les discours nécessaires présentent comme nécessaire
dans l'ordre des choses et des événements ».
23) « Le philosophe aboutit ainsi à la constatation
que lui - et avec lui, tout homme, mais peut-être de
façon inconsciente - est à la fois libre et
conditionné, qu'il est libre dans la condition. Ce
conditionnement, il le trouve d'abord dans l'histoire : il
ne commence pas par la pensée, la pensée lui
préexiste et le précède, insuffisante,
primitive, mythique mais toujours antérieure à
son entreprise personnelle, condition restreignante autant
que fondante. La liberté de ceux qui l'ont précédé
s'est déposée dans le langage, dans les discours
qu'il accepte ou refuse, mais qu'il ne pourrait même
pas refuser s'il ne les trouvait pas dans son monde: qu'il
pense avec les autres, qu'il pense contre eux, il n'évitera
pas de se référer a ce qui est».
24) P.R. p. 39
« Il n'y a pas d'illusion, il n'y a pas de primitif
ou de fou pour la philosophie, pas d'erreur absolue, quoique
la philosophie comprenne parfaitement, que tout cela existe
dans telle perspective, à telle époque, pour
tel homme ». Sur tout ceci voir J. Wilfert., Plan et
dépassement, in Actualité d'Éric
Weil - Beauchesne 1984.
25) P.R. p. 12
« Autrement dit, la philosophie
si elle doit être, est le dialogue des philosophies,
c'est-à-dire, pour éviter une expression qui
prête a malentendu, et donc dangereuse, elle est la
relation, mieux : la mise en relation des thèses soutenues
dans le monde, en quoi il est indifférent - la remarque
n'est pas sans importance - que ces thèses soient présentées
comme philosophiques ou comme non-philosophiques ».
26) P.R. p. 31
27) P.R. p. 51
J.WILFERT
Paris, Juin 1985
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