Portrait de Socrate par Merleau-Ponty (1908 - 1961)
"Le même principe le rend universel et singulier."
"
la philosophie mise en livres a cessé
d'interpeller les hommes. Ce qu'il y a d'insolite et presque
d'insupportable en elle s'est caché dans la vie décente
des grands systèmes. Pour retrouver la fonction entière
du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs
que nous lisons et que nous sommes n'ont jamais cessé
de reconnaître pour patron un homme qui n'écrivait
pas, qui n'enseignait pas, du moins dans des chaires d'État,
qui s'adressait à ceux qu'il rencontrait dans la rue
et qui a eu des difficultés avec l'opinion et avec
les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate.
La vie et la mort de Socrate sont l'histoire
des rapports difficiles que la philosophe entretient, - quand
il n'est pas protégé par l'immunité littéraire,
- avec les dieux de la Cité, c'est-à-dire avec
les autres hommes et avec l'absolu figé dont ils lui
tendent l'image. Si le philosophe était un révolté,
il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part
soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien
que cela soit écrit, pour l'honneur de l'humanité,
quitte à l'oublier quand on retourne aux affaires.
La révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate,
c'est autre chose. Il enseigne que la religion est vraie,
et on l'a vu offrir des sacrifices aux dieux. Il enseigne
qu'on doit obéir à la Cité, et lui obéit
le premier jusqu'au bout. Ce qu'on lui reproche n'est pas
tant ce qu'il fait, mais la manière, mais le motif.
Il y a dans l'Apologie un mot qui explique tout, quand Socrate
dit à ses juges : Athéniens, je crois comme
aucun de ceux qui m'accusent. Parole d'oracle : il croit plus
qu'eux, mais aussi il croit autrement qu'eux et dans un autre
sens. La religion qu'il dit vraie, c'est celle où les
dieux ne sont pas en lutte, où les présages
restent ambigus, - puisque, enfin, dit le Socrate de Xénophon,
ce sont les dieux, non les oiseaux, qui prévoient l'avenir,
- où le divin ne se révèle, comme le
démon de Socrate, que par une monition silencieuse
et en rappelant l'homme à son ignorance. La religion
est donc vraie, mais d'une vérité qu'elle ne
sait pas elle-même, vraie comme Socrate la pense et
non comme elle se pense. Et de même, quand il justifie
la Cité, c'est pour des raisons siennes et non pour
des raisons d'État. Il ne fuit pas, il paraît
devant le tribunal. Mais il y a peu de respect dans les explications
qu'il en donne. D'abord, dit-il, à mon âge, la
fureur de vivre n'est pas de mise ; au surplus, on ne me supporterait
pas mieux ailleurs ; enfin, j'ai toujours vécu ici.
Reste le célèbre argument de l'autorité
des lois. Mais il faudrait le regarder de près. Xénophon
fait dire à Socrate : on peut obéir aux lois
en souhaitant qu'elles changent, comme on sert à la
guerre en souhaitant la paix. Ce n'est donc pas que les lois
soient bonnes, mais c'est qu'elles l'ordre et qu'on a besoin
de l'ordre pour le changer. Quand Socrate refuse de fuir,
ce n'est pas qu'il reconnaisse le tribunal, c'est pour mieux
le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi d'Athènes,
il rendrait la sentence vraie. En restant, il a gagné,
qu'on l'acquitte ou qu'on le condamne, soit qu'il prouve sa
philosophie en la faisant accepter par les juges, soit qu'il
la prouve encore en acceptant la sentence. Aristote, soixante-treize
ans plus tard, dira en s'exilant qu'il n'y a pas de raisons
de permettre aux Athéniens un nouveau crime de lèse-philosophie.
Socrate se fait une autre idée de la philosophie :
elle n'est pas comme une idole dont il serait le gardien,
et qu'il devrait mettre en lieu sûr, elle est dans son
rapport vivant avec Athènes, dans sa présence
absente,dans son obéissance sans respect. Socrate a
une manière d'obéir qui est manière de
résister,comme Aristote désobéit dans
la bienséance et la dignité. Tout ce que fait
Socrate est ordonné autour de ce principe secret que
l'on s'irrite de ne pas saisir. Toujours coupable par excès
ou par défaut, toujours plus simple et moins sommaire
que les autres, plus docile et moins accommodant, il les met
en état de malaise, il leur inflige cette offense impardonnable
de les faire douter d'eux-mêmes. Dans la vie, à
l'Assemblée du peuple, comme devant le tribunal, il
est là, mais de telle manière que l'on ne peut
rien sur lui. Pas d'éloquence, point de plaidoyer préparé,
ce serait donner raison à la calomnie en entrant dans
le jeu du respect. Mais pas non plus de défi, se serait
oublier qu'en un sens les autres ne peuvent guère le
juger autrement qu'ils font. La même philosophie l'oblige
à comparaître devant les juges et le fait différent
d'eux, la même liberté qui l'engage parmi eux
le retranche de leur préjugés. Le même
principe le rend universel et singulier. Il y a une part de
lui-même par où il est parent d'eux tous, elle
se nomme raison, et elle est invisible pour eux, elle est
pour eux, comme disait Aristophane, nuées, vide, bavardage.
Les commentateurs disent quelquefois : c'est un malentendu.
Socrate croit à la religion et à la Cité
en esprit et en vérité, - eux, ils y croient
à la lettre. Ses juges et lui ne sont pas sur le même
terrain. Que ne s'est-il mieux expliqué, on aurait
bien vu qu'il ne cherchait pas de nouveaux dieux et qu'il
ne négligeait pas ceux d'Athènes : il ne faisait
que leur rendre un sens, il les interprétait. Le malheur
est que cette opération n'est pas si innocente. C'est
dans l'univers du philosophe qu'on sauve les dieux et les
lois en les comprenant, et, pour aménager sur terre
le terrain de la philosophie, il a fallu justement des philosophes
comme Socrate. La religion interprétée, c'est,
pour les autres, la religion supprimée, et l'accusation
d'impiété, c'est le point de vue des autres
sur lui. Il donne des raisons d'obéiraux lois, mais
c'est déjà trop d'avoir des raisons d'obéir
: aux raisons d'autres raisons s'opposent, et le respect s'en
va. Ce qu'on attend de lui, c'est justement ce qu'il ne peut
pas donner : l'assentiment à la chose même, et
sans considérants. Lui, au contraire, paraît
devant les juges, mais c'est pour leur expliquer ce que c'est
que la Cité. Comme s'ils ne le savaient pas, comme
s'ils n'étaient pas dans la Cité. Il ne plaide
pas pour lui-même, il plaide la cause d'une cité
qui accepterait la philosophie. Il renverse les rôles
et le leur dit : ce n'est pas moi que je défends, c'est
vous. En fin de compte, la Cité est en lui, et ils
sont les ennemis des lois, c'est eux qui sont jugés
et c'est lui qui juge. Renversement inévitable chez
le philosophe, puisqu'il justifie l'extérieur par des
valeurs qui viennent de l'intérieur.
Que faire si l'on ne peut ni plaider ni défier
? Parler de manière à faire transparaître
la liberté dans les égards, délier la
haine par le sourire, - leçon pour notre philosophie,
qui a perdu le sourire avec son tragique. C'est ce qu'on appelle
ironie. L'ironie de Socrate est une relation distante, mais
vraie, avec autrui, elle exprime ce fait fondamental que chacun
n'est que soi, inéluctablement, et cependant se reconnaît
dans l'autre, elle essaie de délier l'un et l'autre
pour la liberté. Comme dans la tragédie, les
adversaires sont tous deux justifiés et l'ironie vraie
use d'un double sens qui est fondé dans les choses.
Il n'y a donc aucune suffisance, elle est ironie sur soi non
moins que sur les autres. Elle est naïve, dit bien Hegel.
L'ironie de Socrate n'est pas de dire moins pour frapper davantage
en montrant de la force d'âme ou en laissant supposer
quelque savoir ésotérique. " Chaque fois
que je convaincs quelqu'un d'ignorance, dit mélancoliquement
l'Apologie, les assistants s'imaginent que je sais tout ce
qu'il ignore. " Il n'en sait pas plus qu'eux, il sait
seulement qu'il n'y a pas de savoir absolu et que c'est par
cette lacune que nous sommes ouverts à la vérité.
Hegel oppose à cette bonne ironie l'ironie romantique
qui est équivoque, rouerie, suffisance. Elle tient
au pouvoir que nous avons en effet, si nous voulons, de donner
n'importe quel sens à quoi que ce soit : elle fait
les choses indifférentes, elle joue avec elles, elle
permet tout. L'ironie de Socrate n'est pas cette frénésie.
Ou du moins, s'il y a chez lui des traces de mauvaise ironie,
c'est Socrate lui-même qui nous apprend à corriger
Socrate. Quand il dit : je me fais détester, c'est
la preuve que je dis vrai, il a tort suivant ses propres principes
: tous les bons raisonnements offensent, mais tout ce qui
offense n'est pas vrai. Quand il dit encore à ses juges
: je ne cesserai pas de philosopher, quand je devrais mourir
plusieurs fois, il les nargue, il tente leur cruauté.
Il cède donc quelquefois au vertige de l'insolence
et de la méchanceté, au sublime personnel et
à l'esprit d'aristocratie. Il est vrai qu'on ne lui
avait pas laissé d'autres ressources que lui-même.
Comme le dit encore Hegel, il apparut " à l'époque
de la décadence de la démocratie athénienne
; il s'évada de l'existant et s'enfuit en lui-même
pour y chercher le juste et le bon ". Mais, enfin, c'est
justement ce qu'il s'était interdit de faire, puisqu'il
pensait qu'on ne peut être juste tout seul, qu'à
l'être tout seul on cesse de l'être. Si vraiment
c'est la Cité qu'il défend, il ne peut s'agir
seulement d'une Cité en lui, il s'agit de cette Cité
existante autour de lui. Les cinq cents hommes qui s'assemblèrent
pour le juger n'étaient pas tous des importants ou
des sots : il y en eut deux cent vingt et un pour l'innocenter
et trente voix déplacées auraient sauvé
Athènes du déshonneur. Il s'agissait aussi de
tous ceux, après Socrate, qui courraient le même
danger que lui. Libre peut-être d'appeler sur soi la
colère des sots, de leur pardonner dans le mépris
et de passer au delà de sa vie, il ne l'était
pas d'absoudre par avance le mal que l'on ferait à
d'autres et de passer au delà de leur vie. Il fallait
donc donner au tribunal sa chance de comprendre. Tant que
nous vivons avec les autres, aucun jugement de nous sur eux
n'est possible qui nous excepte et les mette à distance.
Le tout est vain, ou le tout est mal, comme d'ailleurs le
tout est bien, qui s'en distingue à peine, n'appartiennent
pas à la philosophie. "
M. MERLEAU-PONTY, Éloge de la philosophie,
Gallimard, Paris,1953, pp.48-57
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