Dans la Pensée 553 (édition
Brunschvicg), Pascal médite sur la situation de Jésus
au jardin de Gethsémani, entouré de ses disciples
qui dorment. C’est l’épisode dit de «l’agonie
du Christ» au Mont des Oliviers, évoqué
notamment dans l’Evangile selon Matthieu (XXVI).
Ce texte comprend deux parties : d’abord l’évocation
intense des souffrances de Jésus, qui conduit à
entrer en sympathie avec lui et à « partager
» sa peine infinie ; puis la « réponse
» de Jésus qui console, guide et apaise l’inquiétude
du pécheur qui s’est senti responsable de ces
douleurs.
Voici quelques extraits caractéristiques de cette méditation
:
« Jésus était délaissé seul
à la colère de Dieu.
« Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur
de la nuit.
« Il se plaint comme s’il n’eût plus
pu contenir sa douleur excessive : « Mon âme est
triste jusqu’à la mort. »
« Jésus cherche de la compagnie et du soulagement
de la part des hommes. (…) Mais il n’en reçoit
point car ses disciples dorment.
« Jésus sera en agonie jusqu’à la
fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
« Jésus a prié les hommes et n’en
a pas été exaucé.
« Jésus s’arrache d’avec ses disciples
pour entrer dans l’agonie ; il faut s’arracher
de ses plus proches et des plus intimes pour l’imiter.
Et voici ce que dit Jésus :
« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais
trouvé.
« Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai
versé telles gouttes de sang pour toi.
« Le Père aime tout ce que JE fais.
« Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang
de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?
« Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais
cœur.
« Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé
tes souillures.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais.
« Ne t’inquiète donc pas. »
De ce texte, il peut y avoir plusieurs lectures.
Celle du croyant catholique qui y vit le mystère de
la rédemption, et y trouve un sens à ses souffrances
: les unir à celles de Jésus pour contribuer
au salut de l’humanité (Pascal dit d’ailleurs
: « Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre
à lui, et il me sauvera en se sauvant »). À
l’opposé, celle de l’athée moderne
qui verra là un Pascal délirant, doloriste,
culpabilisant, atteint d’une pathologie aux racines
psychanalytiques sans doute explicables, mais qui font de
ce texte quelque chose de dépassé et d’irrecevable
aujourd’hui, aussi lyrique soit-il.
Mais on peut aussi tenter sur ce texte une lecture humaniste,
agnostique au bon sens du terme (ni croyante ni incroyante),
et se demander si, au-delà de la figure de Jésus-Christ,
Pascal n’exprime pas, par une sorte de prescience aiguë,
le drame éternel de l’Homme souffrant, du Juste
souffrant de la souffrance des Hommes. Il suffit presque,
dans ce texte, de remplacer le nom « Jésus-Christ
» par « l’Homme souffrant » pour qu’il
trouve une dimension propre à toucher nos contemporains.
Ainsi, le thème de Jésus « délaissé
seul à la colère de Dieu, souffrant cette peine
et cet abandon dans l’horreur de la nuit » évoque
l’effroi infini de tout Juste qui se sent frappé
par un châtiment injuste, incompréhensible, disproportionné.
Combien qui attendent la mort dans leur cellule doivent se
sentir livrés à la « colère de
dieu », à cette terrible injustice du sort dont
la logique leur échappe, et vont mourir dans la profonde
douleur - spirituelle - de cette incompréhension !
Savoir pourquoi, même cela semble refusé à
l’homme juste face à l’Eternel qui se tait.
Il est dans la nuit ; son « âme est triste jusqu’à
la mort »*.
Le Juste voudrait du réconfort ; comme tout un chacun,
il appelle la présence attentive de ses amis, il voudrait
« de la compagnie et du soulagement de la part des hommes
»; mais ceux-ci dorment, ils dorment toujours quand
il faudrait veiller…
C’est alors que l’intuition de Pascal saisit cette
vérité humaine intemporelle : «Jésus
est en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne
faut pas dormir pendant ce temps-là». C’est
bien dans cette formule qu’il suffit de remplacer «
Jésus » par « l’Homme souffrant »
pour atteindre une vérité qui vaut pour toute
personne et toute société. Ne pas dormir pendant
cette agonie qui ne finit pas, c’est chaque jour poser
des actes de vie contre toutes les forces ou les pulsions
de mort, des moments de joie contre toutes les racines de
la frustration, des actions politiques minimales ou maximales
contre toutes les sources d’injustice ou d’inégalité,
(le mot « politique » désignant ici tout
ce qui relève de la vie de la Cité), des gestes
de paix ou de compassion à l’égard de
tous les souffrants de ce monde. C’est tout un programme
de vie, - á travailler à l’essor des êtres,
favoriser le progrès des consciences, animer les cœurs
en leur donnant du sens, qui est énoncé ici
comme une lutte sans fin (agonie veut dire «
combat », du grec agon). Un programme d’Espérance
en l’être humain (on peut songer à la phrase
de Bernanos : « La plus haute forme de l’espérance,
c’est le désespoir surmonté »).
Et le Juste sait, sans savoir pourquoi, qu’il ne peut
panser la moindre blessure de l’Humanité sans
qu’il lui en coûte quelques larmes…
Le Juste qui souffre comprend que ses amis puissent ne pas
comprendre : parce qu’il les aime, parce qu’il
se souvient de ce qu’il était, et sait qu’il
n’aurait pas compris - avant de l’éprouver
lui-même -, le caractère singulier, irréductible,
de la déréliction. Du fond de sa solitude, il
parvient à se sentir en compassion avec leur indifférence
: il les perçoit presque d’un point de vue divin,
dans leur être et dans leurs limites, sachant qu’ils
comprendront sans doute un jour, mais plus tard, à
l’heure de leur propre mort peut-être, et qu’il
est inutile de vouloir hâter ce qui ne doit venir qu’à
son heure. Le Juste garde son amitié à ses amis
qui ne peuvent ni l’aider ni le comprendre ; il ne juge
pas. Il entre en « prière » à leur
intention si l’on veut, même s’il est incroyant,
la prière étant dans ce sens cet état
où l’on entre en communion, en compassion mutuelle,
avec les bonnes volontés qui peuplent le monde spirituel,
ce « troisième » ordre pressenti par Pascal,
ces bonnes volontés qui ne savent pas elles-mêmes
qu’elles constituent cette communauté invisible.
Le Juste qui souffre va-t-il trouver Dieu au cœur de
sa souffrance ? Il touche en tout cas à cette part
divine en soi par laquelle on rejoint sans doute le mystère
de l’Être (la « conscience–instinct
divin » dont parle Rousseau), cette fibre divine qui
va peut-être le conduire à un apaisement inattendu,
à cette voix informelle qui lui suggère «
Ne t’inquiète donc pas, tu ne me chercherais
pas si tu ne m’avais trouvé».
Pour conclure, je ne sais si la méditation de Pascal
élucide le mystère de la souffrance, mais il
nous en établit le paradigme : l’abandon à
la colère des choses, la solitude vis-à-vis
des hommes, la détresse spirituelle (la mort de l’âme),
l’urgence de la combattre, la saisie douloureuse en
soi-même de cette part divine qui conduit à comprendre
les autres de l’intérieur… Et la paradoxale
sérénité vécue par certains Justes
au bout de leur infinie souffrance.
Bruno Hongre
*Dans les traductions actuelles, on trouve plutôt la
leçon : « Mon âme est triste à en
mourir »
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