Un extrait : pp. 29-31
Interprétation
* À considérer les Essai comme
cette « marqueterie mal jointe » (III,
9, p.964) de citations, ravies à leurs auteurs, pour
être livrées au jeu de l’intertextualité,
il faut convenir qu’ils sont le creuset même de
l’interprétation. Que nous reste-t-il en effet,
quand nous avons récusé avec l’auteur
lui-même l’argument d’autorité, si
ce n’est de soumettre l’écrit au travail
de l’herméneutique ? Ainsi considérés,
les Essais seraient une véritable
critique de l’interprétation, dont ils éprouveraient
la fécondité et détermineraient les limites.
Le droit à travers la jurisprudence, l’Écriture
sainte, l’archivium gréco-latin
des grands classiques redécouverts par les humanistes,
une vie quotidienne dont la complexité et la violence
brouillent tous les repères politiques, sociaux et
moraux exigent que l’on trace de nouveaux chemins vers
le sens.
**La crise est d’abord celle du droit : «
Il n’est rien si lourdement et largement fautier que
les lois" (III,13, p.1072). La multiplicité
des arrêts qui font jurisprudence permet-elle d’induire
d’un jugement passé aux cas qui aujourd’hui
se présentent ? « Toutes choses se tiennent
par quelque similitude, tout exemple cloche et la relation,
qui se tire de l’expérience, est toujours défaillante
et imparfaite ; on joint toutefois les comparaisons par quelque
coin. Ainsi servent les lois et s’assortissent ainsi
à chacune de nos affaires, par quelque interprétation
détournée, contrainte et biaise »
(id., p.1070). L’interprétation requise de la
diversité des situations, est la porte ouverte aux
accommodements : « Les avocats et les juges
de notre temps trouvent à toutes causes assez de biais
pour les accommoder où bon leur semble »
(II,12, p.582). Les différends alors s’enveniment
: « Nos procès ne naissent que du débat
de l’interprétation des lois »
(id.,p.527). À multiplier les gloses, on laisse décider
le hasard : «À une science si infinie,
dépendant de l’autorité de tant d’opinions
et d’un sujet si arbitraire, il ne peut être qu’il
n’en naisse une confusion extrême de jugements»
(II,12, p.582). Est-on plus heureux en matière théologique
? «Combien de querelles et combien importantes
a produit au monde le doute du sens de cette syllabe HOC !»
(II,12, p.527). On traduit l’Écriture en langue
vernaculaire, voire en basque et en breton : «
L’Eglise universelle n’a point de jugement plus
ardu à faire et plus solennel. En prêchant et
en parlant, l’interprétation est vague, libre,
muable, et d’une parcelle » (I, 56, p.321).
Que le magistère romain se soit prononcé en
un concile mémorable n’empêche les gloses
de se multiplier à toutes langues.
***C’est à l’interprétation elle-même
qu’il faut s’en prendre, « maladie
naturelle de l’esprit » qui ne fait que fureter
et quêter et va sans cesse tournoyant, bâtissant
et s’empêtrant en sa besogne, comme nos vers à
soie et s’y étouffe » (III, 13,
p.1068). On interprète les interprétations plutôt
que d’interpréter les choses : «
Qui ne diraient que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance,
puisqu’il ne se voit aucun livre, soit humain, soit
divin, auquel le monde s’embesogne, duquel l’interprétation
fasse tarir la difficulté » (id., p.1069).
Le processus ne saurait connaître de cesse : «
c’est un mouvement irrégulier, perpétuel,
sans patron et sans but. Ses inventions s’échauffent,
se croisent et s’entreproduisent l’une l’autre
» (id., p.1068). Ce que nous avons trouvé
en cette chasse, « un plus habile ne s’en
contentera pas ; il y a toujours place pour un suivant…
Il n’y a point de fin en nos inquisitions »
(ibid.). L’entretien infini d’une interprétation
généralisée serait la mort du sens ;
de celui-ci les Essais voudraient
retrouver le labyrinthique itinéraire.
Pierre Magnard,
Le vocabulaire de Montaigne, Éditions
Ellipses 2002, pp.29-31
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