L'imaginaire dans la pensée malrucienne
de l'art
Il convient de remarquer que la notion de Musée
Imaginaire, appréhendée de manière spéculative,
est proprement pléonastique. Sans doute le Musée
Imaginaire est-il défini par Malraux comme un lieu
mental : " J'appelle Musée Imaginaire la totalité
de ce que les gens peuvent connaître aujourd'hui même
en n'étant pas dans un musée, c'est-à-dire
ce qu'ils connaissent par la reproduction, ce qu'ils connaissent
par les bibliothèques, etc. "
Le Musée Imaginaire a donc bien un support
matériel - la reproduction, née de la photographie
et de l'imprimerie en polychromie - mais celui-ci vient simplement
pallier les défaillances de la mémoire et n'est
jamais que le moyen dont se sert l'esprit (celui de l'amateur
comme celui de l'artiste) pour rassembler la totalité
des chefs-d'uvre. L'essentiel est ici ce mouvement spirituel,
non le support matériel qui le rend possible : dans
le cas contraire on comprendrait mal pourquoi, comme l'affirme
Malraux, le Musée Imaginaire est aux trois quarts -
et aux trois quarts seulement - le même pour tous. Limiter
le Musée Imaginaire à la diffusion de la reproduction,
ce serait, en langage hégélien, oublier que
l'absolu n'est pas seulement substance mais qu'il est aussi
sujet . Il n'est donc nullement indifférent de souligner,
comme le fait Malraux, que le Musée Imaginaire est
un " lieu mental " : cela signifie qu'il est une
réalité d'ordre spirituel, qu'il demeure lié,
quelle que soit son universalité, à la subjectivité.
Il faut cependant reconnaître qu'en cette
acception de l'expression Musée Imaginaire, le mot
" imaginaire " n'est pas pris en son sens spécifiquement
malrucien : " un domaine de formes ". On doit donc,
nous semble-t-il, donner à l'expression son sens véritable
: le Musée Imaginaire n'est pas seulement un lieu mental
(un musée imaginaire), il est le musée de l'imaginaire,
le lieu - mental si l'on veut - des formes. L'expression est
alors pléonastique dans la mesure même où
les deux notions (le musée et l'imaginaire) se recouvrent
entièrement : ce qui seul peut être recueilli
dans une commune présence (et échapper ainsi
à l'histoire), ce qui seul peut appartenir au musée,
c'est l'imaginaire - la forme dans son opposition à
la représentation et d'une manière plus générale
à l'objet. Peu importe que ce dernier soit extérieur
(le spectacle, l'événement, le motif, l'histoire)
ou intérieur (l'impression qui était - à
tort - si chère à Manet). Dans les deux cas,
nous sommes en présence du réel (intérieur
ou extérieur) dont l'uvre d'art est, selon Malraux,
hermétiquement séparée. Nous sommes en
présence du réel, non de l'imaginaire qui ne
sera jamais " une combinaison de réels ".
Cette affirmation ne vaut pas seulement pour
les écrits sur l'art mais également pour l'uvre
romanesque : dans L'Espoir , Malraux met en scène deux
adversaires (Scali et l'aviateur italien capturé) tout
en rappelant que ces deux hommes, que tout oppose politiquement,
auraient pu communier dans leur commune admiration pour Piero
de la Francesca (c'est-à-dire au niveau de l'imaginaire).
Malraux superpose ici, pour mieux les opposer, deux mondes
: le monde réel des vivants (qui s'entre-tuent) et
le monde de l'imaginaire, celui des membres de la secte (qui
communient).
Le Musée Imaginaire, conscience de
soi de l'art
On comprend donc en quel sens Malraux peut affirmer
que " l'apport énorme de notre temps, c'est l'apport
du Musée Imaginaire ". C'est que notre temps se
caractérise par l'entrée en scène de
l'art mondial et par la prise de conscience de ce qui, dans
l'art, appartient proprement à l'art (et non à
l'histoire). C'est au sein du Musée Imaginaire que
la peinture moderne prend conscience d'elle-même (ce
qui fait d'elle la conscience de soi de toute la peinture),
qu'elle se saisit comme pure peinture, c'est-à-dire
comme tableau et non plus comme spectacle, de même que
c'est dans la poésie de Mallarmé que la poésie
se saisit comme poésie pure ou dans les romans de Flaubert
que le roman se saisit comme pur roman, distinct de l'histoire
qu'il semble raconter : en un mot, c'est au sein du Musée
Imaginaire que l'Imaginaire apparaît enfin, délivré
de tout ce qui n'était pas lui.
Cette expression hégélienne - " la conscience
de soi " - se justifie dans la mesure où la peinture
moderne est doublement intemporelle : d'abord parce que ses
uvres, comme toutes les uvres d'art, sont délivrées
du temps ; ensuite parce que, la première et la seule,
elle a pris conscience de ce qui fait (et a toujours fait,
souterrainement) l'essence de la peinture. C'est en ce sens
précis que la peinture moderne n'est pas seulement
consciente de soi mais la conscience de soi de toute la peinture,
depuis les origines.
Il convient cependant de remarquer que cette acception de
l'imaginaire (comme synonyme de pure forme) est elle-même
le résultat d'une longue évolution et à
proprement parler d'une métamorphose fondamentale.
C'est que l'imaginaire s'est d'abord confondu avec un surmonde
auquel il était subordonné : celui des dieux
dans l'imaginaire de vérité (que Malraux étudie
dans Le Surnaturel) et celui de la beauté, de l'idéalisation,
dans cet imaginaire de fiction qui va " de Florence à
la mort de Rembrandt " (que Malraux étudie dans
L'Irréel). Dans le Surnaturel et dans l'Irréel,
l'imaginaire est donc en quelque sorte captif (il n'est pas
" délivré ") d'un surmonde qui se
révélera, à terme, lui être étranger.
C'est donc seulement dans l'Intemporel, lorsque l'art sera
lui-même son propre surmonde, que l'imaginaire pourra
accéder à son sens véritable : il se
définira alors lui-même comme un " monde
de formes ".
C'est dire que l'on pourrait, reprenant à
propos de l'imaginaire ce que Malraux écrivait de l'intemporel,
affirmer que l'imaginaire est un " reste ". "
Il devient lui même lorsqu'il ne se dissout plus dans
l'éternel ou dans l'irréel ". On voit donc
que si l'imaginaire, en son sens ultime, est une notion résolument
contemporaine (comme la " secte " à laquelle
il est indissolublement lié), cela ne signifie nullement
qu'il ne préexistait pas à l'art moderne. L'imaginaire
existe en réalité dès l'origine, et cela
de deux manières bien distinctes. D'abord parce que
l'uvre d'art ne fut jamais une pure et simple imitation
ou reproduction du réel : la statue antique délivrait
le personnage qu'elle figurait du monde des hommes pour le
faire accéder à celui des dieux - ce que Malraux
nomme " l'imaginaire de vérité ",
de même que le peintre renaissant, par son idéalisation,
délivrait Vénus du monde des femmes pour la
faire accéder au monde de la beauté - ce que
Malraux nomme " l'imaginaire de fiction ". Ensuite
parce que, dès l'origine, c'est ce pur imaginaire,
cette pure forme que l'artiste - alors même qu'il n'en
avait nulle conscience - a effectivement et intemporellement
créé - ce que Malraux exprime admirablement
dans L'Intemporel : " Cézanne a pris conscience
de la méprise de tous les maîtres : ils ont cru
la création artistique au service des Vierges, des
Doubles, ou de la Nature ; la Nature, les Vierges, les Doubles
étaient au service de la création ".
Il y a donc une double présence de l'imaginaire
dans l'uvre d'art qui pourrait s'exprimer ainsi : l'artiste,
tout artiste (à quelque temps et à quelque lieu
qu'il appartînt), ne s'est jamais contenté de
copier, d'imiter ou de reproduire le réel : il a constamment
opposé l'imaginaire au réel. Mais jusqu'à
notre époque, les artistes, clairvoyants dans leur
opposition au monde réel, au monde profane de ceux
qui nous entourent, se sont mépris sur le fondement
de cette opposition : ils ont cru opposer à la mort
l'éternité (pour le Surnaturel) ou l'immortalité
(pour l'Irréel) alors qu'ils ne faisaient que lui opposer
l'intemporalité. Ils ont bien opposé au monde
un surmonde (le divin ou la beauté), mais sans s'apercevoir
que leur art (la forme qu'ils créaient) se suffisait
- ou mieux : se suffirait - à lui-même. C'est
seulement avec l'avènement de " notre monde de
l'art " (et du Musée Imaginaire qui lui est indissolublement
lié) que cette " méprise " a pris
fin. On comprend donc pourquoi, comme nous l'avons souligné,
le Musée Imaginaire est la conscience de soi de l'art,
pourquoi il appartenait à l'art moderne de dévoiler
ce pur imaginaire.
Ce serait mal comprendre Malraux cependant (et
avec lui tout l'art moderne) que de confondre ce pur imaginaire
ou cet avènement du fait pictural avec le pur formalisme
ou l'art pour l'art. C'est que, si l'art moderne ne renvoie
à aucun absolu, il n'en constitue pas moins, en lui-même,
la nouvelle et ultime figure de l'absolu. Telle est la métamorphose
fondamentale qui demeurerait incompréhensible si l'on
s'obstinait à confondre l'avènement du fait
pictural ou de l'autonomie de la peinture avec un pur formalisme.
C'est cette confusion que semble vouloir prévenir Malraux
lorsqu'il écrit : " Notre art n'est pas le premier
art sans surmonde, c'est le premier art dont le surmonde soit
le monde de l'art ".
Si la peinture moderne, prenant conscience de
son autonomie, a pu inciter les peintres à se libérer,
dans leur discours, de toute illusion " métaphysique
", c'est pour les rejeter dans une illusion inverse,
celle du pur formalisme, qui n'est pas moins absurde que la
première : " Ils [les peintres] ne se sont que
trop prêtés eux-mêmes, depuis plus de cinquante
ans, à parler de la peinture comme s'ils étaient
peintres en bâtiment. Sans doute parler de la peinture
sans parler de couleurs est-il absurde, mais le faire en parlant
seulement de couleurs l'est à peine moins ". Il
y a là une véritable aporie de l'art moderne,
et de la réflexion qui s'y attache, que Malraux a tenu
à souligner dès le début du discours
qu'il prononça lors de l'inauguration, à la
Fondation Maeght, de l'exposition : André Malraux et
le Musée Imaginaire. L'aporie - Malraux parle d'"
interrogation fondamentale " - consiste essentiellement
en ceci : l'art de notre temps, dans la mesure où il
se conçoit en tant qu'art et prend conscience de son
autonomie, ne se réfère plus qu'à lui-même
mais il doit en même temps reconnaître qu'une
appréhension en termes de pur formalisme laisse échapper
ce qui, en lui, est essentiel. Ce qui échappe ainsi,
c'est le caractère énigmatique de la création.
De l'imagination à l'imaginaire :
la métamorphose du sentiment
La notion d'imaginaire, contre distinguée
de la notion d'imagination, nous rappelle heureusement la
prévention de Malraux à l'égard de tout
ce qui est de l'ordre de la sensibilité. Plus précisément,
car Malraux ne rejette pas toute sensibilité, il s'agit
d'une prévention à l'égard de cette forme
non esthétique de sensibilité qu'il nomme "
sentimentalité " et qui correspond à ce
que Kant nommait la " sensibilité empirique "
par opposition à la " sensibilité pure
". Cette prévention est générale
et se manifeste tant dans la réflexion sur l'art que
dans l'uvre romanesque. Dans la réflexion sur
l'art, ce refus fonde la différence entre l'artiste
et le non-artiste : " J'appelle artistes ceux qui sont
sensibles à la donnée spécifique d'un
art ; les autres sont sensibles à sa donnée
sentimentale. Il n'y a pas "l'homme qui ignore la musique",
il y a ceux qui aiment Mozart et ceux qui aiment les marches
militaires [
] Il n'y a pas "l'homme qui ignore
la poésie", il y a ceux qui s'intéressent
à Shakespeare et ceux qui s'intéressent aux
romances. La différence entre les uns et les autres,
c'est que pour les seconds, l'art est un moyen d'expression
sentimentale ". Dans le domaine romanesque, c'est un
même refus de la sensibilité empirique (du sentiment)
qui explique le caractère insuffisant de " l'Apocalypse
de la fraternité " : " Quant à ce
que nous entendons par la fenêtre, monsieur Magnin,
c'est l'Apocalypse de la fraternité. Elle vous émeut.
Je le comprends bien : c'est une des choses les plus émouvantes
qu'il y ait sur la terre, et on ne l'y voit pas souvent. Mais
elle doit se transformer, sous peine de mort. [
] Par
sa nature même, l'Apocalypse n'a pas de futur. [
]
Ils sont saouls d'une fraternité dont ils savent qu'elle
ne peut pas durer comme ça. Et ils sont prêts
à mourir après quelques jours d'exaltation -
ou de vengeance, suivant les cas - où les hommes auront
vécu selon leurs rêves ".
Dans l'un et l'autre cas (en art comme en politique),
il faudra bien passer de la sphère de la subjectivité
(les rêves, les sentiments, en art ; l'Apocalypse, en
politique) à la sphère de l'universalité
(l'uvre d'art et le Musée Imaginaire, en art
; l'organisation, en politique).
Musée Imaginaire et organisation politique
Ce parallèle entre le Musée Imaginaire
et l'organisation politique peut surprendre, mais c'est peut-être
parce qu'on a pris l'habitude de séparer l'uvre
romanesque de Malraux de ses écrits sur l'art. On ne
peut cependant nier que Malraux, dans sa réflexion
sur l'art, ne cesse d'insister sur l'unité du Musée
Imaginaire, une unité si puissante qu'elle est capable
d'annexer toutes les uvres particulières, y compris
les plus réfractaires - semblable en cela au concept
hégélien qui comprend en lui toutes les différences.
Or c'est ce même souci d'unité qui s'exprime,
dans son uvre romanesque, lorsque Malraux évoque
la nécessité d'une organisation dans le combat
politique. Non seulement cette organisation est ce qui permet
d'assurer la survie de l'Apocalypse de la fraternité
(de même que le Musée Imaginaire assure la survie
de nos rêves métamorphosés en uvres
d'art), mais le souci d'une unité plurielle est, dans
les deux cas, remarquable. Nulle part peut-être, plus
que dans l'hommage rendu à Jean Moulin, Malraux n'a
davantage insisté sur ce point. Au seuil de cet hommage,
émouvant entre tous, Malraux rappelle le problème
essentiel : " Comment organiser cette fraternité
pour en faire un combat ? ", question qui n'est autre,
on l'aura reconnue, que celle posée par L'Espoir. De
la " fraternité " au " combat ",
des " régiments " à l'" armée
", le passage que la Résistance doit effectuer
est bien analogue à ce que Malraux nomme ailleurs une
" métamorphose " : " Certes les résistants
étaient des combattants fidèles aux Alliés.
Mais ils voulaient cesser d'être des Français
résistants, et devenir la Résistance française
".
Que Malraux en ait eu conscience ou non, c'est
bien un même schème qui est à l'uvre
dans la réflexion sur l'art, dans la voie romanesque
et dans cette oraison funèbre - et ce schème
n'est autre que celui de la métamorphose. Toute considération
partisane mise à part, comment ne pas reconnaître
que le mot du général de Gaulle que rapporte
La Corde et les Souris : " J'ai été la
Résistance de la France. On ne pourra pas oublier que
j'ai accueilli tout le monde. Sinon, j'aurais été
le chef d'un parti en exil ", rappelle étrangement
cette puissance d'accueil par laquelle le Musée Imaginaire
annexe, en une totalité compréhensive, les uvres
qui lui sont le plus dissemblables.
Il y aurait donc une véritable analogie
entre le génie (en art) et le grand homme ou le héros
(en politique) : la grandeur, dans les deux cas, consiste
à passer de la sphère de la subjectivité
(sentiment, émotion) à celle de l'universel
(création d'une forme ou d'une organisation) - à
passer de l'imagination à l'imaginaire. C'est que les
produits de l'imagination sont voués à la mort
(en art : nos rêves sont éphémères,
et le non-artiste veut " fixer les instants émouvants
de la vie, ou les imaginer " alors que l'artiste "
métamorphose " de tels instants ; en politique
: l'Apocalypse n'a pas de futur) tandis que l'imaginaire est
l'objet même de la métamorphose. C'est parce
que les uvres d'art relèvent de l'imaginaire
qu'elles sont intemporelles C'est ce qui explique également
que le Musée Imaginaire (qui est proprement un musée
de l'imaginaire) soit aux quatre cinquièmes le même
pour tous : un musée de l'imagination, un musée
des rêves serait le contraire d'un musée (ce
lieu de communion), ce serait un véritable " pugilat
" comme le sont presque tous les rapports dans le "
monde de ceux qui nous entourent ", c'est-à-dire
dans le monde réel.
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