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Introduction
Eric Weil rappelait que les paragraphes §
341 à 360 des Principes de la philosophie
du droit (1821) constituent «
le seul exposé » de la philosophie de
l’histoire publié par Hegel lui-même. De
sorte que ce texte l’emporte en valeur de référence
sur les Leçons du professeur
de Berlin publiées par d’autres que lui après
sa mort. Il ne s’agit pourtant pas du seul exposé
concernant l’histoire publié par Hegel. Ce serait
écarter trop rapidement la Phénoménologie
de l’esprit (1807) dont la problématique
est de part en part traversée par celle de l’historicité
de l’esprit. Mais là où l’œuvre
de 1807 expose à partir du dualisme spontané
de la conscience la succession de ses figures historiques
peinant à parvenir à l’unité du
concept, l’Encyclopédie des sciences
philosophiques en abrégé (1817,1827,1830)
et les Principes de la philosophie du droit
(1821), qui en sont un développement particulier, déploient
dans l’unité du concept les moments différenciés
de ce dernier.
De la cité grecque à la révolution française,
c’est le même contenu de la conscience historique
dans ses figures morale, juridique, éthique, artistique,
religieuse, philosophique que réexpose l’Encyclopédie.
L’exposé de la Phénoménologie,
cette « Odyssée de la conscience »
, est rendu plus complexe du fait que l’esprit est devenir
phénomène de lui-même. Il est tout à
la fois histoire en ses figures multiples et concept, devenir
de l’esprit en son identité logique même.
Deviens ce que tu es !
Ce paradoxe de l’historicité de l’esprit
appelle inévitablement une élucidation d’ordre
logique, mais d’une logique dont le formalisme légitime
implique son propre contenu. C’est ce problème
difficile auquel est confronté la conscience, qui est
supposé résolu dans l’Encyclopédie.
Le lecteur est alors supposé connaître l’exposé
de la Science de la logique (1812-1816),
qui constitue la première partie du système
où elle est réexposée en tant que telle
et où elle commande l’intelligence des développements
de la nature et de l’esprit. Il convient donc de lire
avec attention et mémoire, une mémoire de la
vie logique à l’œuvre en toutes choses,
la séquence ramassée à l’extrême
des 19 paragraphes qui sont l’aboutissement de la philosophie
de l’esprit objectif et où Hegel traite de rien
moins que de « l’histoire du monde »,
die Weltgeschichte.
Un problème logique
Cette exigence logique au cœur de l’histoire, ce
que les éditeurs des Leçons
ont appelé « La raison dans l’histoire
», est requise tout aussi bien par la
conscience historique cherchant un sens à ce qu’elle
vit que par la nature du concept lui-même. Un texte
de la Doctrine du concept, dans
la Science de la logique, le signifie
avec force : « Seulement la philosophie ne doit
pas être une narration de ce qui survient, mais une
connaissance de ce qui en cela est vrai, et à partir
du vrai elle doit en outre concevoir ce qui, dans la narration,
apparaît comme un pur survenir »(p.51).
Ce qui est en cause, c’est pour Hegel «
la méprise capitale », le préjugé
selon lequel l’immédiat serait le vrai. Car l’immédiat
passe. Il n’est déjà plus. L’histoire
manifeste donc l’idéalité de l’immédiat,
l’être comme négation de l’être,
car tel est nécessairement l’être passé.
Pour connaître le passé il faut donc connaître
la vérité de cette négation. D’autant
plus que l’immédiateté vécue appelle
la mémoire. L’histoire vécue appelle l’histoire
réfléchie par la médiation du récit
qui vise à exposer « l’essentiel
» du passé, à en dire «
la vérité ». C’est pourquoi
la philosophie articule logique et histoire en opposant l’histoire
à elle-même. Ou bien elle n’est qu’une
narration immédiate et elle relève alors de
ce que l’allemand désigne par die Historie, l’histoire
narrative-énumérative, die Erzählung,
égrénant la suite contingente des faits dans
leur caducité et leur insignifiance. Mais l’exactitude
n’est pas la vérité. Ou bien l’histoire
est authentique compréhension de ce qui survient et
de ce qui est vécu comme sensé, ce que l’allemand
désigne par die Geschichte, l’histoire
au sens où le français parle d’événement
historique, c’est-à-dire chargé de sens.
La Geschichte, « was geschieht
», c’est « ce qui survient
», l’événement, ce qui
dans la survenance contingente des choses leur donne sens
et fait date.
L’historien produit selon des procédures rationnelles
une mémoire d’où émerge le vrai.
Que la nécessité d’un sens émerge
à même la contingence ne va pas sans profond
paradoxe. Il reste alors au philosophe à ne pas s’arrêter
en si bon chemin. Il doit par delà le dualisme rémanent
de la conscience historique, oscillant entre nécessité
et contingence, parvenir au concept même de l’histoire.
Qui cherche à comprendre ce qui lui arrive, ne peut
esquiver la nécessité de tirer au clair le rapport
intime du concept et du temps « ce qui dans
la narration apparaît comme un pur survenir ».
L’histoire réfléchie est déjà
concevante
Cette ambition radicale exprimée dans le contexte de
la Science de la logique tient dans le titre
même de l’ultime section des Principes
de la philosophie du droit, dans le concept d’
« histoire du monde », die
Weltgeschichte, souvent traduit par histoire universelle.
C’est bien de l’universalité de l’histoire
en effet qu’il s’agit et non pas seulement de
l’histoire particulière d’une nation ou
d’une autre. Le présupposé de la philosophie
de l’histoire, c’est l’articulation de la
nature proprement conceptuelle de l’universel et de
son contraire le particulier. Le concept n’est pas le
solde des caractères communs obtenu après soustraction
des différences. L’historien ne saurait se satisfaire
d’une telle abstraction vide, pas davantage que le philosophe.
Le concept est le processus de particularisation de ce qui,
parce qu’il est identique à soi (universalité
formelle) est différent de soi (universalité
concrète). Le concept est cette articulation de l’universel
et du particulier. C’est bien le concept d’histoire
qui est en question, car sans cette articulation que peut
signifier un sens toujours nécessairement universel
d’une réalité historique toujours particulière
?
Cette tâche de la philosophie, de dire le sens de l’histoire,
peut bien paraître déraisonnable. Pourtant comment
esquiver la nature logique de la question posée à
toute conscience historique ? Hegel en reprend le mouvement
même en un autre contexte, au début de «
La raison dans l’histoire ». Une
fois encore c’est l’immédiateté
de la narration qui est en cause. Hegel oppose l’histoire
originaire (die ursprüngliche Geschichte)
à l’histoire réfléchie (die reflektierte
Geschichte), c’est-à-dire celle dont le narrateur
a vécu l’époque racontée à
celle dont le narrateur n’a pas participé à
la totalité immédiatement vivante qu’il
cherche à restituer et à comprendre. L’historien
authentique construit un objet plus vaste et plus signifiant
que le mémorialiste, le chroniqueur ou l’annaliste.
La médiation décisive est ici celle du temps
comme négation. Car l’historien n’a plus
devant lui qu’un monde aboli, qu’un monde réfléchi
dont la présence ne peut plus valoir que comme idéelle,
c’est-à-dire pour l’esprit. Comme le dit
abruptement Hegel dans la Doctrine de l’essence
de la Science de la logique, ce
monde réfléchi est «mouvement
de rien à rien et par là à lui-même
en retour »(p.18). Telle est en effet l’histoire,
procès radical de réflexion, ce qui expose l’historien
à une permanente difficulté méthodologique,
car comment restituer dans la culture du temps présent
de l’historien la culture d’une époque
par définition révolue ?
Cependant cette radicalité de la question logique présupposée
par la question de l’histoire, la question du sens de
l’histoire, ne sépare pas, mais unit au contraire
l’historien et le philosophe. Car l’histoire réfléchie
est déjà concevante. Non seulement l’histoire
réfléchie, en se nourrissant des matériaux
de l’histoire originaire en abrège l’énumération,
en concentre la masse, en dégage de riches idéalités
signifiantes, cité antique, féodalité,
Etat royal, révolution française etc., mais
la réexposition historique dans la culture du temps
de l’historien est une ouverture par la médiation
du passé au présent de l’esprit, au concept.
Et c’est là la récompense de l’historien
authentique. A l’opposé de cette histoire réfléchie
et déjà concevante, Hegel a toujours depuis
sa jeunesse dénoncé la «
positivité », c’est-à-dire
l’attitude unilatérale et naïve qui consiste
à s’en remettre à l’extériorité
trouvée-là et figée des institutions,
particulièrement religieuses et politiques, comme si
par le fait même qu’elles étaient-là,
elles étaient immédiatement sensées.
Historisch, désigne la caducité
de l’immédiateté insignifiante, «
qui ne comprend pas qu’il s’agit de comprendre
» (E.Weil).
Un philosophe « fils de son temps »
Mais plus encore l’histoire réfléchie,
donc déjà concevante, et la philosophie sont
unies pour une seconde raison. La philosophie, en tous cas
celle de Hegel, se sait et se veut elle-même historique.
Histoire des vérités éternelles, récapitulant
pour la première fois vingt cinq siècles de
pensée, elle se situe tout aussi consciemment au tournant
de l’âge des révolutions politiques, économiques
et culturelles, à l’articulation des 18°
et 19°siècles, dans l’héritage immédiat
des « Lumières » et plus
lointainement de « la Réforme ».
« Fils de son temps », Hegel
naît en 1770, dans une réalité politique
allemande dispersée en Etats minuscules (die
kleine Staaterei), assoupie et proche de la décomposition.
La vieille institution millénaire du «
Saint Empire romain germanique » va bientôt
tomber en poussière. La formation classique de Hegel
lui permet de nourrir son intense appétit de culture
des sources grecques, romaines et juives du monde européen
et en particulier de réfléchir à l’articulation
entre religion et politique dans l’antiquité,
à distance de la « positivité
» des institutions sclérosées.
Cette longue période de formation personnelle aboutira
à la relecture de l’histoire de la conscience
européenne qu’est la Phénoménologie
de l’esprit. Et cette distance médiatisante
prise par rapport à l’actualité n’empêche
pas le jeune Hegel de se passionner pour elle. La «révolution
française » éclate et les élèves
du séminaire protestant de Tübingen s’enthousiasment.
Pour la première fois dans l’histoire, il s’agit
de reconstruire la réalité socio-politique sur
la base de la pensée consciente de soi. Mais «
le splendide lever de soleil » du processus
révolutionnaire va dériver et échouer
dans la terreur où le principe de « la
liberté absolue » ne trouve qu’une
expression immédiate et abstraite, la mort. Bonaparte
s’empare du pouvoir. Les guerres napoléoniennes
vont diffuser en Europe l’esprit de la «
déclaration universelle des droits de l’homme
» et les institutions du code civil. Pourtant
le vent de l’histoire va emporter le grand homme. «
C’est un spectacle effrayant et prodigieux, de voir
un énorme génie se détruire lui-même.
C’est la chose la plus tragique qui soit » (Correspondance,T.2
p.31). Vient alors l’heure de la « Restauration
». L’histoire revient-elle en arrière
? Face aux emballements, aux régressions, aux hésitations
de l’histoire le philosophe confie à son ami
Niethammer : « Je m’en tiens à
cette idée, que l’esprit du temps à donner
l’ordre d’avancer» (Correspondance,
T.2 p.81).
Hegel a confiance dans la raison. Le travail de l’esprit
se poursuit et, quand il le faut, souterrainement. «
Bien travaillé, vieille taupe », disait
dèjà Hamlet à l’esprit de son père.
Cette passion pour le sens de l’histoire vivante n’est
pas seulement interprétative, dégagée
de l’histoire, mais, s’il le faut engagée
: toute la vie intellectuelle de Hegel est ponctuée
d’écrits d’actualité : Traduction
anonyme en 1798 des lettres de J.J.Cart, un révolutionnaire
vaudois ; écrit, rédigé la même
année, mais non publié, sur l’élection
des magistrats du Würtemberg ; étude en 1802,
non publiée, sur la Constitution de l’Allemagne
; traduction, perdue, de l’économiste anglais
Steuart ; article, publié en 1817, préconisant
une Constitution pour le Würtemberg ; insertion, au dernier
moment en 1821, dans la Philosophie du droit,
d’une note polémique contre Haller, un juriste
de la Restauration ; et finalement en 1831, quelques semaines
avant sa mort, il publie un article sur le Reformbill anglais,
qui sera autorisé par la censure, mais dont la seconde
livraison sera interrompue sur ordre du Roi, manière
de mettre les points sur les « i » (Philosophie
du droit. §280 add.). C’est dire
à quel point le philosophe de l’histoire du monde
n’entendait pas s’évader de son époque
pour se réfugier dans les nuages d’on ne sait
quelle philosophie. Au contraire la philosophie hégélienne
est une logique du temps présent, une doctrine de la
liberté concrète. Elle est pleinement historique,
à ce titre contrainte parfois de composer avec la contingence
propre à la survenance des choses, sans rien retrancher
pour autant de son exigence proprement spéculative
: « L’histoire de la philosophie est ce
qu’il y a de plus intérieur à l’histoire
du monde ». (Leçons sur
l’histoire de la philosophie, chapitre
final."
Claude Boulard,
Hegel, Principes de la Philosophie du droit,
§§ 341-360 : "L'histoire du monde"
Éditions Ellipses 2002, pp. 5-10 |