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Philippe TOUCHET,
Professeur de Philosophie
à l'Institut Universitaire de la Formation des Maîtres de Versailles


L'histoire et le pouvoir du Négatif.

"L'histoire de l'esprit, c'est son action, car il n'est que ce qu'il fait, et son action, c'est de se faire soi-même, en tant qu'il est Esprit, l'objet de sa conscience, se concevoir soi-même en se comprenant"
Principes de la Philosophie du droit, §343

"La nature des choses finies est telle qu'elles contiennent le germe de leur disparition, germe qui en fait partie intégrante ; L'heure de leur naissance est en même temps celle de leur mort ."
Logique, I §129.

"C'est commettre un contresens complet sur la signification de l'ontologie hégélienne que de prétendre interpréter l'être de la réalité humaine à partir de la négativité comprise comme une essence. "
Michel Henry,
L'essence de la manifestation
, p.871.


Le texte

"Dans le cours de l'histoire, le moment de la conservation d'un peuple, d'un Etat, des sphères subordonnées de sa vie, est un moment essentiel. C'est ce qui est assuré par l'activité des individus qui participent à l'œuvre commune et concrétisent ses différents aspects. Mais il existe un autre moment : c'est le moment où l'ordre existant est détruit parce qu'il a épuisé et complètement réalisé ses potentialités, parce que l'histoire et l'Esprit du Monde sont allés plus loin. Nous ne parlerons pas ici de la position de l'individu à l'intérieur de la communauté, de son comportement moral et de ses devoirs. Ce qui nous intéresse, c'est seulement l'Esprit avançant et s'élevant à un concept supérieur de lui-même. Mais ce progrès est intimement lié à la destruction et la dissolution de la forme précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept. Ce processus se produit selon l'évolution interne de l'Idée, mais, d'autre part, il est lui-même produit par les individus qui l'accomplissent activement et qui assurent sa réalisation. C'est le moment justement où se produisent les grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus, et les possibilités qui s'opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le fondement et la réalité, et qui présentent aussi un contenu pouvant paraître également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent dès lors historiques ; elles contiennent un universel d'une autre espèce que celui qui est à la base de l'existence du peuple ou de l'Etat. Cet universel est un moment de l'Idée créatrice, un moment de l'élan de la vérité vers elle-même."

HEGEL, La Raison dans l'histoire,
(trad. K. PAPAIOANNOU, p.120.)

Introduction : l'histoire et la négativité.

1. le dernier homme
Une fois n'est pas coutume, nous devons commencer cette analyse de la négativité dans l'histoire par un exemple, ou plutôt par une anecdote qui, si elle ne constitue pas une illustration très profonde de la réalité historique, n'en donne pas moins beaucoup à penser.

Dans le livre " Si c'est un homme ", de Primo Lévi, le témoignage peut être le plus connu sur l'enfer d'Auschwitz, il y a un épisode particulièrement important, qui est nommé dans le roman " der letzte ", le dernier. Primo assiste à la pendaison d'un des juifs prisonniers qui a été en contact avec l'équipe qui a fait sauter l'un des fours crématoires (c'est l'un des rares cas de révolte connus dans les camps d'extermination). Devant peut-être 10 000 hommes rassemblés là pour assister à l'exécution, et après le discours violent du commandant nazi, le condamné crie enfin quelque chose à tous ses camarades : "Kameraden, ich bin der letzte " (camarades, je suis le dernier!)

La question du dernier. Outre le caractère poignant de ce passage, il nous intéresse du point de vue philosophique. Car, dans cet épisode est posée une question fondamentale, que Primo Lévi n'a pas manqué de reconnaître : On peut détruire l'homme et, avec lui la civilisation tout entière, par la force et la terreur. L'homme est mortel. C'est ce que nous montre incontestablement l'histoire. Cette puissance de destruction de l'histoire, chacun reconnaît cependant qu'elle s'accompagne toujours, comme pour la vie, d'une puissance contraire de construction, l'une étant peut-être indissolublement liée à l'autre. Ne faut-il pas que des hommes meurent pour que d'autres vivent ? (Ne serait-ce que leurs enfants) ? Ne faut-il pas des guerres pour que la paix advienne, dans l'équilibre enfin reconnu des forces contraires ?
Mais cette vision d'une négativité qui nous sauve, qui finit, au bout du compte par se résorber dans la réconciliation, semble se heurter, dans la subjectivité de l'instant historique, à l'épisode dont il est ici question. L'angoisse universelle que la déportation et la Shoah ont provoqué dans toute la civilisation occidentale est bien là : La destruction de l'homme est- possible, certes, mais est-elle irréversible ? Les victimes de la Shoah ne sont-elles pas, dune certaine façon, les symboles de la mort à jamais du sens, de la fin possible de l'histoire ? N'avons nous pas, face à cette histoire, le sentiment qu'aucun salut ne pourra finalement en résulter et que ce dernier homme est peut-être le dernier des hommes civilisés ? Non pas que les victimes que sont les juifs soient coupables de leur anéantissement - au contraire-. Ils sont seulement la preuve qu'on peut détruire l'homme, c'est à dire que l'histoire peut créer un irréversible dans l'ordre du sens. Point de salut, point de réconciliation, aucune reconquête du sens de cet événement par la conscience, ou par le droit, ou même par l'histoire. Plus jamais on ne pourra construire l'humanité sans partir de cet évènement, premier et dernier, comme la base destructrice même de toutes les constructions à venir.
Si donc nous avons à penser l'histoire aujourd'hui, ce n'est plus tant dans le cadre qui était celui de Hegel, d'une croyance à la raison, d'une assurance, quant aux possibilités de salut par et dans l'histoire. Il nous faut repenser la négativité hégélienne, avec toute sa " positivité ", à la lueur sombre d'un événement sans retour, d'une tragédie dont la mort même ne nous libère pas, qui porte, pour l'homme, l'interrogation manifeste suivante : l'homme existera toujours, certes, parce que sa puissance de maîtrise de la nature le lui permet ; mais qu'en sera-t-il de l'humanité, au sens moral de terme ? Se pourrait-il qu'il ait été mis fin, dans les camps de la mort, à l'idée même d'un devenir, et donc d'un progrès de l'esprit ?
Se pourrait-il que l'histoire, dans sa négativité, dans sa finitude l'emporte finalement sur l'esprit conscient de soi, au point de soumettre celui-ci à la barbarie d'une détermination sans avenir, d'un être-là sans horizon infini, d'un homme sans sens, dans toutes les dimensions du terme ?

2. La puissance propre du négatif.
Nous voudrions montrer, à travers l'étude de ce texte de Hegel, qu'il y a, chez cet auteur, bien autre chose qu'une simple pétition de principe concernant le salut. On dit souvent de Hegel que, derrière sa puissante analyse de l'historicité, il y a toujours une pensée eschatologique, un triomphe de la théologie, qui, finalement, met à son tour fin à l'histoire, dont la négativité n'apparaît que comme une étape entièrement instrumentalisée. Mais on oublie que Hegel fait une authentique analyse du déchirement, de l'histoire comme désastre, et qu'il nous donne les moyens de penser, non pas le négatif à partir du positif (comme une simple étape, finalement indifférente), ni non plus le positif à partir du négatif (comme s'il pouvait y avoir, dans l'histoire une quelconque puissance absolue et indépassable de destruction de l'homme, et que les moments de bonheur ne soient que de courtes rémissions, face à une maladie mortelle), mais la relation riche et profonde entre les deux, qui donne à chaque figure du mouvement sa part. Il s'agit pour Hegel de penser l'essence du négatif, d'abord en partant de son propre mouvement, et pour se faire, il veut étudier la négativité de l'intérieur, comme un processus qui fait, en lui-même et par lui-même un travail, comme finalement, pour reprendre les termes de Michel Henry, l'essence de la manifestation.

Ne pas penser le négatif seulement dans l'horizon salvateur de son dépassement, mais chercher le sens de cette finitude, lui trouver, dans sa négativité même, non pas une positivité extérieure d'instrument, mais une positivité propre de création, tel est le but de Hegel dans ces passages où il met en avant la puissance créatrice propre de la destruction.

3. le négatif, c'est la manifestation.
Avant d'en venir à l'analyse de Michel Henry, qui donne au négatif une tâche qui lui est propre, celle de la manifestation, interrogeons-nous sur les termes du texte, dans ce qu'ils ont d'apparemment limpides, alors qu'ils ouvrent, derrière l'unité de façade, une véritable aire de contradiction : dans l'histoire, nous dit Hegel, même si la raison, même si l'esprit gravit les étapes de la conscience de soi pour devenir enfin le sujet de ses manifestations, seul l'individu est actif. La manifestation historique, c'est aussi, avant tout, l'individuation ; Hegel le rappelait dans les leçons sur la philosophie d'histoire :

Ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action, je suis moi-même, c'est toujours mon propre but que je cherche à accomplir. " La raison dans l'histoire, p. 106-108.

Pourtant, l'histoire ne nous montre pas l'Esprit, c.-à-d. l'universel, comme se détruisant ou se dissolvant dans le désordre, mais, au contraire, nous voyons que du conflit des individualités, et donc de la manifestation du négatif, résulte autre chose que cette négativité même, une universalité qui dépasse l'individu. Dans la conscience singulière, l'individu ne sait pas, ne comprend pas que l'esprit est à l'œuvre. En se manifestant, l'individualité ne se manifeste pas comme une essence, comme une différence substantielle mais comme étant elle-même en devenir. La manifestation se doit d'être à son tour niée et, précisément parce qu'elle se manifeste, en se niant en elle-même, comme réelle et existante. En se niant comme individualité, elle exprime en elle qu'elle est elle-même issue de la négation de l'universel, qu'elle n'est elle-même qu'une résultante et un résultat. C'est ce qui fait que le conflit des individualités n'est pas, à son tour, individuel, mais au contraire, le conflit de deux universels, de deux figures en acte de l'esprit, de deux façons, momentanément contradictoires, de se manifester :

" C'est le moment justement où se produisent les grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus, et les possibilités qui s'opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le fondement et la réalité, et qui présente un contenu pouvant paraître également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent dès lors historiques, elles contiennent un universel d'une autre espèce que celui qui est à la base de l'existence du peuple et de l'Etat "
La raison dans l'Histoire.

Le devenir historique tend à la réalisation de l'esprit, c.-à-d. se construit autour d'un progrès vers la réalisation du rationnel. Le moment de la négation est donc celui de la manifestation, c'est le moment de la singularité, du refus de l'universel, l'acte de fait de l'individu ; la guerre n'est-elle pas la lutte de deux peuples dans le conflit tragique de leurs individualités, reconnues comme telles ? La guerre civile, la révolte, ne sont-elles pas, à leur tour, la destruction de l'unité du peuple au profit des sphères individuelles " jusque-là subordonnées " ? L'irrationnel dans l'histoire, c'est la passion : c.-à-d. l'individualité en tant qu'elle lutte pour elle-même, en tant qu'elle est contre l'autre, en tant qu'elle dissout l'unité dont elle est pourtant issue par nature. Le devenir historique prend ainsi toujours plus ou moins la forme du fratricide, la négation de la cité comme tout, le refus de faire un avec tous, dont on tire pourtant l'origine de son être. Mais si on devait voir la négation-individuation uniquement pour ce qu'elle est, comme s'il s'agissait d'un mode indépendant d'être dans l'histoire, alors, non seulement l'histoire d'un peuple n'aurait plus d'unité, mais, en outre, le devenir historique lui-même ne pourrait plus être pensé, dans le sens où il serait impossible de le ramener à la compréhension du concept.
La négation-individuation est donc un véritable défi pour le philosophe, et pas seulement parce qu'elle limite le pouvoir de la raison ; l'histoire est le lieu unique de la manifestation : tout ce qui est vrai ne peut s'appréhender seulement dans son identité de soi à soi. Il faut qu'il se manifeste, c.-à-d. qu'il se réalise hors de soi dans l'élément de l'autre. Qu'il sorte du domaine de la représentation pour devenir un phénomène. Si la philosophie doit faire accéder les esprits à la conscience de ce qu'ils sont dans le concept, elle doit pouvoir saisir l'esprit dans son processus d'objectivation, c.-à-d. de manifestation, et donc de destruction. Partant de l'universalité substantielle de l'identité refermée sur soi, il est de la nature même du vrai d'accéder à l'existence, au temps, c.-à-d. à la différenciation, (ce qui n'est rien d'autre, pour le concept, que l'acte par lequel il devient un être-là). La négation de l'universel dans la différence et la singularité est le processus et la nature même du mouvement de l'esprit. Ne pas saisir l'essence de l'individualisation en tant que négation du rationnel, c'est ne pas saisir la manifestation même de l'esprit, c'est interpréter l'esprit comme ne pouvant pas se manifester, c'est en somme produire la défaite de la pensée (qui serait reléguée au rand d'une représentation). C'est la possibilité de l'existence du rationnel qui est en jeu dans l'analyse de la négation historique.

" Concevoir ce qui est est la tâche que la philosophie,
car ce qui est, c'est la raison
. "
Principes de la philosophie du droit,
Impossible donc de laisser la négation être en soi et pour soi une " négativité " réelle et définitive. La négation ne saurait être le sens de la manifestation historique, au risque de générer le pur et simple néant ; une identité négative qui est, pour Hegel, l'équivalent de la nuit. Le philosophe se trouve donc devant la double et paradoxale exigence de révéler la puissance de négation de l'histoire, tout en montrant qu'elle n'est, en soi, rien, et qu'il n'y a pas de négatif séparé dans le devenir, que la contradiction et le conflit résultent de l'unité de ce qui s'oppose, et non le contraire ; que la négation doit pouvoir en elle-même se nier, que le travail propre du négatif, c'est de se supprimer lui-même. Mais pour cela, il faudra bien saisir ce qu'il y a d'universel dans l'individuation même, que le conflit des individualités n'est pas lui-même un conflit individuel, et que l'universel est en marche dans la destruction des figures qui le manifestent.

4. La thèse est le plan du texte.
Telle va être la grande et profonde thèse de Hegel dans ce texte : montrer que la destruction est elle-même un moment nécessaire de la manifestation, un moment de manifestation du rationnel comme existence. Le conflit des individualités, la guerre civile, ne sont pas l'opposition de deux puissances : c'est une contradiction au cœur même de la figure antérieure de l'esprit, contradiction qui doit disparaître, pour que l'esprit progresse vers la vérité. C'est l'unité qui, parce qu'elle se réalise en se manifestant historiquement, produit le conflit et la contradiction ; des figures finies s'opposent, des individus se déchirent, des peuples se font la guerre, mais leur opposition en elle-même n'a pas pour cause la finitude qui les tue, mais l'infini mouvement de l'esprit devenant conscience de soi.
Comme le dit le texte, la destruction, du point de vue de l'esprit, engendre une conséquence concrète extrêmement importante : le conflit des individualités ne se produit plus par hasard, il ne résulte pas de la rencontre contingente de deux individualités indépendantes. Il est de la nature même de la vie d'un peuple, de son histoire, de son devenir, de s'opposer, de se mettre en conflit avec l'autre et de se laisser détruire par lui, la destruction étant la forme ultime de son progrès. La mort d'un peuple est donc le moment où sa vérité s'exprime, prend la figure de sa manifestation, devient conscience de soi : le moment la conscience de soi et celui de la négativité sont le même geste de l'esprit vivant sa manifestation dans le réel.

On peut discerner trois moments dans le texte, qui fonctionne d'abord sur un mode descriptif. Il part du spectacle de l'histoire, pour en revenir à la compréhension du concept qui se réalise dans le processus de sa manifestation. Dans un premier moment, qui va du " cours de l'histoire… jusqu'à " parce l'histoire et l'esprit du monde sont allés plus loin ", nous avons d'abord à faire à la description de la vie d'un peuple. Dans ce moment, Hegel nous montre qu'il y a essentiellement deux étapes : sachant que ces deux moments sont eux-mêmes et sans discernement l'essence même de ce peuple en acte : le moment de la conservation, que Hegel a appelé par ailleurs le moment du substantiel, et celui de la destruction. D'emblée, dans cette découverte du négatif, nous voyons que le peuple ne subit pas une opposition ou un accident, mais une contradiction dans son essence. Le peuple ne disparaît pas parce qu'il échoue, mais parce qu'il a réussi ; la destruction commence par une victoire, la victoire de la manifestation est la première étape du travail du négatif.

Dans le second moment, qui va de " nous ne parlerons pas de l'individu… " jusqu'à " qui assurent sa réalisation. ", Hegel analyse ce que nous pourrions appeler l'hypothèque de l'individualité. En effet, il se doit d'analyser l'hypothèse selon laquelle la contingence des individualités ne serait pas seulement la cause efficiente du processus historique, mais sa cause finale, à savoir la destruction, comme seul horizon du devenir historique. C'est la possibilité du dernier homme qui est envisagée ici ; cette idée que, parce que ce sont les individualités qui sont, seules, agissantes dans l'histoire, la contingence pourrait avoir irréversiblement détruit toute forme d'avenir pour l'universel, tout avenir possible de l'humanité sous la lumière du concept. C'est le grand défi qui est posé, par Hegel lui-même, à la philosophie : comment penser la négativité sans faire du négatif une forme substantielle, un destin objectif dans le fil des évènements ?

Dans le troisième moment, qui va de " C'est le moment justement où… ", jusqu'à " un élan de la vérité vers elle-même", nous voyons finalement émerger la thèse même du texte. Le devenir du négatif : c'est à dire la destruction, n'est pas, en fait, une transformation du peuple, ni un accident, ni même une corruption. La contradiction résulte de l'unité qui se réalise, c'est à dire qui progresse davantage dans l'ordre du pour-soi. La mort d'un peuple est la poursuite du processus qui est contenu dans l'essence de son esprit, en tant qu'il poursuit l'universel. Mais, dans ce passage, il y a quelque chose de plus : à savoir l'analyse du présent, ce que la Philosophie du Droit appelle la " rose dans la croix du présent ". C'est dans le moment présent du vécu que le devenir montre à la fois toute sa complexité et son dynamisme : le présent est tragédie, car il est la mise en présence deux universels de même valeur, qui, de fait, s'opposent en tant qu'ils ont chacun en vue la raison, en tant qu'ils sont, l'un et l'autre, des figures manifestes du concept. (Antigone et Créon)

D'où la question, que nous laisserons pour l'heure en suspens : pourquoi l'avenir a-t-il plus d'importance et de poids que le passé ? Pourquoi la figure nouvelle l'emporte-t-elle sur l'ancienne dans l'histoire des hommes ? Le texte répondra : " parce qu'il est l'élan de la vérité vers elle-même ", parce qu'elle ne peut pas faire autrement que de s'approcher toujours plus de la conscience, devenant, à mesure plus universelle et moins historique.


I. " Comment naît un peuple, mystère ? " Victor Hugo, L'année terrible

Hegel n'aborde pas le processus historique sur le mode platonicien : il ne considère pas le désordre comme une chute ou une corruption. Pour lui, l'histoire doit, non seulement être pensée, mais il faut la poser d'emblée comme faisant partie du rationnel. Cette conviction, qui peut paraître de prime abord un préjugé doctrinal, est pourtant fondée sur une analyse très précise et presque concrète du devenir de la vie du peuple. Nous devons, à la lumière de ce que dit Hegel dans cette description, interroger l'histoire dans son objectivité. Ce qui ne signifie pas qu'on doit chercher sa réalité concrète telle qu'elle pourrait être éclairée par la science. Nous devons seulement comprendre l'histoire subjective, telle qu'elle est vécue par les hommes qui la subissent ; pour eux, elle se résume assez simplement : tout ce qui existe est détruit. Le changement est la catégorie principale de la conscience historique, mais il faut surtout le comprendre comme une négation destructrice. Dans la destruction, il y a présence de l'universel en négatif ; c'est l'empire d'une universalité qui est détruite, c'est la Révolution, au sens d'un véritable système de pensée, par exemple, qui sombre dans la revanche de la Restauration.
C'est toute la différence avec l'Histoire empirique des " maîtres d'école ". Pour eux, il existe une contingence et la contingence est tout. L'individualité (l'extraordinaire, l'anecdotique…) est entièrement comprise comme finitude et détermination. Rien ne peut être pensé de cette " mêlée bigarrée ", de sorte qu'on n'a le droit de rien dire quant à l'histoire dans son ensemble - tant les situations, les individus diffèrent. Cette psychologie des historiens les rapproche du raisonnement des " valets de chambre (ceux qui s'approchent des grandes individualités historiques). Ils ne voient que l'immoralité des hommes, et limitent l'histoire aux conflits des égoïsmes. Une telle vision ne rend pas compte des mouvements collectifs des peuples ; pourquoi, si tout était particularité, y aurait-il un peuple pour suivre des individus singuliers ? Pourquoi y a-t-il des individualités qui élèvent leur singularité au rang de l'Histoire ?

a. Qu'est ce qu'un peuple ?
Face à cette vision empirique et presque journalistique de l'histoire comme pure négativité finie, Hegel rappelle d'abord un fait simple : dans l'histoire, l'individualité prend toujours la figure d'un peuple, et seul le peuple reste le véritable acteur de l'histoire. D'où la question - déjà sous-jacente dans le texte- : qu'est ce qu'un peuple ? La réalité historique du peuple n'est en réalité l'objet d'aucune expérience possible. Bien qu'il soit l'acteur concret de l'histoire, ce ne sont que les individus et leurs passions que nous observons. Jamais le peuple en tant que tel n'apparaît dans son unité. Cette unité, irréductible à la somme de ses membres est un principe antérieur à toute manifestation particulière. Les individus sont élevés dans l'intimité de son esprit, le peuple étant leur substance naturelle, leur co-naissance.

b. le moment de la conservation.
Le texte de Hegel nous dit que le peuple est une Idée, une spiritualité, un principe, qui dépasse la contingence de ses manifestations, et que le moteur de cette Idée est la conservation du même. Pour que le peuple se conserve, il faut qu'il existe comme une Idée, il faut que, par de-là les circonstances et les accidents de la fortune, une unité non-formulée paraisse comme gouvernant le temps, et justifie que " tout dure ".
Cette conservation est aussi le moment du substantiel, la subordination de la vie privée à l'œuvre commune. A certains moments de leur existence, les peuples connaissent un moment de manifestation, en tant que peuple, où les individualités se sacrifient consciemment pour l'idée qu'ils ont du sens de l'œuvre commune. Ils réalisent alors le peuple même comme leur idéal, c'est à dire leur vie même, à la possibilité d'un avenir, d'une durée de l'Idée. A cet instant, la conservation du peuple n'est plus une contrainte produite par les institutions, mais devient la vie naturelle de chacun. "L'individu qui est un monde ", nous explique Hegel dans la phénoménologie de l'Esprit. A ce moment, l'universel n'est plus une représentation ou un symbole, mais une manifestation, l'existence en acte du peuple dans ses œuvres. C'est le moment du substantiel, où chaque individu trouve dans le monde extérieur son identité propre comme déjà constituée. Son moi est alors réalisé dans l'autre, et la distinction du public et du privé n'existe plus. C'est, par exemple, le moment de la cité antique, où la seule véritable religion est celle de la cité, ou le bien n'est autre que le bien commun, où il n'y a de bonheur que dans l'ordre du politique, la cité devenant en quelque sorte le dieu vivant.


" L'individu trouve l'être de son peuple comme un monde déjà prêt et fixé auquel il doit s'incorporer ! Il doit s'approprier cet être substantiel en sorte qu'il en imprègne sa mentalité, et les aptitudes qui lui permettent de devenir quelque chose. (…) A ce stade, l'individu n'est pas encore séparé de l'ensemble. La séparation apparaît plus tard, dans la période de la réflexion ; quand le peuple a fait de soi son œuvre propre, la faille qui existe entre l'en-soi, c'est à dire ce qu'il est dans son essence, et la réalité est supprimée, et le peuple a trouvé sa satisfaction à ce qu'il est en soi ; il l'a transformé en un monde qui est le sien propre. Alors que l'esprit jouit de lui-même dans cette œuvre qui est son œuvre, et dans ce monde qui est son monde. ", La raison dans l'Histoire, page 88.


L'idée de substance domine ce passage, par sa force et sa faiblesse aussi. Le peuple est ce qu'il est, son existence et son essence, son être et son devoir être semblent être réunis. Il est son oeuvre mais il ne pense pas cette oeuvre ; il n'est pas conscient de cela comme d'une idée et c'est pour lui seulement un être-là sans autre justification que son existence déterminée. Son principe est dans l'existence concrète, mais il ne se connaît pas que comme un en soi, c.-à-d. dans la pure égalité de soi à soi-même. Le moment de la conservation doit donc nécessairement rejeter l'histoire ; la conservation est plutôt de l'ordre de la préservation. La différence (les autres peuples) est rejetée au dehors, elle lui paraît comme une détermination totalement étrangère. Les autres peuples ne sont pas considérés comme des hommes, mais comme des barbares ; pour reprendre les termes d'Aristote dans l'Ethique à Nicomaque ; celui qui, à l'intérieur de la cité, est capable de vivre sans les autres, est, soit un monstre, soit une demi-dieu, mais pas un homme. Nous voyons bien que ce moment de bonheur et de réalisation concrète passe par une négation abstraite de l'individualité et de la différence. Ce qui n'est pas moi n'est pas moi et l'être de la substance se conserve dans la seule contemplation de l'identique. La violence de l'histoire, il la laisse au dehors et se définit contre le monde, n'existant à son tour que comme sa négation inconsciente. Il se définit contre le monde, il n'a pas conscience du monde comme d'un être-là. Il est lui-même le monde, il est le tout, mais il ne l'est qu'à ses propres yeux.
À l'égard de la vérité, il est dans l'ordre du fini. Il n'est qu'une différence inessentielle. Il vit dans l'intériorité de sa représentation, il n'a pas conscience du déterminé et existe comme négation mais n'a pas conscience de ce qui est à l'œuvre en lui dans le processus de négation.

c. Le moment de la destruction : naissance de la manifestation.
Ce moment de conservation est suivi, et ce nécessairement, par un autre moment, celui de la destruction, appelé aussi par Hegel, le moment de la caducité. La destruction n'est pas un négatif en soi, ce n'est pas un destin extérieurement destructeur.
Comme le dit Michel Henry dans l'Essence de la manifestation,

"L'acte de nier inclut en lui une référence essentielle à ce qu'il nie." p.876.

Ce qui est complexe, c'est que la destruction résulte de la conservation. Ce n'est pas l'émergence d'une figure entièrement nouvelle, c'est la substance de l'état antérieur qui produit en soi une négation, une aliénation, et qui implique la destruction. Mais comment comprendre ce paradoxe d'une auto-négation, d'une auto-aliénation de la figure antérieure, que le peuple inconsciemment aille vers sa propre perte ?
Si nous regardons bien le texte, il y a deux explications qui paraissent, de prime abord, assez nettement différentes :
§ une explication "immanente" : " l'ordre existant est détruit parce qu'il a épuisé et réalisé ses potentialités ", repris plus loin par "ce progrès est intimement lié à la destruction et à la dissolution de la forme précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept ". Il y a donc d'abord une destruction qui résulte du fait que la figure antérieure a réalisé tout ce qu'elle pouvait agir. Elle n'a pas des possibilités infinies d'action, mis au contraire, finies. Elles ne cessent pas parce qu'elle n'est plus rien, mais parce qu'elle est tout ce qu'elle peut être, parce que son être-là a entièrement réalisé son devoir être. Le peuple meurt parce qu'il jouit de lui-même. Ce passage en dit long sur le travail du négatif : alors que l'âge du substantiel n'était pas encore réalisé, dans la " jeunesse du monde ", alors que le peuple n'avait pas encore objectivé ce qu'il était en soi, il était vivant, c.-à-d., en conquête de soi-même. Son inachèvement, son inadéquation avec le réel et avec soi était toute sa vie ; c'est parce que le concept était encore nié par la réalité existante que le concept pouvait déterminer le mouvement de son histoire. La vie de la figure du peuple est donc la manifestation, c.-à-d. l'épreuve de l'affrontement avec ce qui la nie ; l'échec la fait vivre. La vraie mort, au contraire, est dans l'accomplissement. Dans la victoire, il n'y a plus d'action, il n'y a plus de temps. La contradiction et le temps sont la vie de l'esprit, ce qui le fait être et se manifester. Le bonheur est la mort du peuple parce qu'alors "son l'esprit" n'est plus vivant.
" Il n'y a d'intérêts que là où il y opposition "

C'est sans doute dans cette mort immanente que l'on comprend le mieux la raison d'être du négatif. La destruction résulte du fait que l'esprit est activité et non représentation : en tant que tel, il doit se manifester au dehors, se réaliser dans l'être autre, se manifester dans le temps, dans la lutte. L'existence d'une négativité est la preuve de l'existence de l'esprit, la preuve que l'esprit était un existant et peut déterminer l'être. La négativité n'est donc pas une simple épreuve pour l'esprit, mais bien sa nature, son essence en tant qu'il se manifeste.

" l'antinomie classique du savoir et de l'action ne trouve pas place au sein de l'hégélianisme. L'action est le devenir du savoir. L'essence de l'action est l'essence de la manifestation. "
Michel Henry p. 880.

Parce que l'esprit est activité, il doit détruire ce qu'il est comme simple identité, c.-à-d. détruire toutes les déterminations de réussites finies.

· Le texte présente également une autre explication : " parce que l'histoire et l'esprit du Monde sont allés plus loin " redoublé ensuite par : " l'esprit s'avançant et s'élevant à un concept supérieur de lui-même ".
Cette explication paraît d'abord plus transcendante que la 1ère. La raison semble une puissance supérieure qui gouverne le monde, qui se réalise sous des formes déterminées, les peuples, mais qu'ensuite, elle abandonne après s'en être servi, pour aller plus loin, pour progresser au-delà de ce qui est. Cette interprétation instrumentalisante est entretenue par des passages célèbres comme celui sur la ruse de la raison ou comme celui-ci :
" Chaque esprit populaire particulier est soumis à la caducité ; il décline, perd toute signification pour l'histoire universelle, et cesse d'être le porteur du plus haut concept que l'esprit a forgé de lui-même. À chaque époque, domine le peuple qui a saisi le plus haut concept de l'esprit".

Il faut se méfier de ces analyses qui pourraient mener à une mauvaise interprétation. Celle qui consisterait à voir la raison comme un destin du monde. Une nécessité extérieure qui s'opposerait, par sa puissance infinie, à toutes les formes déterminées des peuples. Dans cette perspective, on pourrait penser que certains peuples sont simplement sacrifiés au devenir de l'esprit.
C'est là qu'il faut analyser encore plus précisément la nature de la destruction et du travail du négatif : la négativité ne peut être, purement et simplement, un processus intérieur et immanent. Car ce n'est pas parce que le peuple a atteint son but qu'il peut concevoir, en soi, une possibilité de développement nouveau ; s'il est détruit, c'est d'abord parce qu'il se supprime lui-même, qu'il se suicide, comme le dit explicitement Hegel à la p. 68 : " la mort naturelle d'un peuple apparaît comme son suicide ".
Il se suicide, mais c'est parce qu'il découvre qu'il y a une autre vie, autre que la sienne, qui a plus de sens, plus de vérité, plus de nécessité que ce que les institutions réalisées lui donnent présentement à vivre. Il y a donc bien, au cœur même de l'immanence, une transcendance, qui fait de la négativité un processus d'ouverture. Nier, c'est ouvrir, c.-à-d. faire entrer l'autre dans l'identité du soi-même.
" l'essence de la manifestation est la transcendance " Michel Henry p. 873.

Cette ouverture n'est pas non plus une transcendance totale et extérieure. Ce qui est détruit se détruit, et, se détruisant, résulte de ce qui est détruit.

II. De la négation à la contradiction

l'hypothèque de l'individualité agissante
Comment s'accomplit une négation qui n'est pas un pur et simple néant ? C'est le moment de la détermination, le moment où l'existence se fait singularité, sa diversité niant la belle universalité antérieure.
Dans le devenir historique, c'est toujours en se singularisant que les individus actionnent le changement. Certains rompent une alliance ancienne ; d'autres détruisent la paix ; d'autres encore excluent, parmi eux, des singularités jugées désormais indésirables. Comme le texte le précise, c'est lorsque les individus émergent dans l'activité contre la figure antérieurement dominante que naît le conflit entre le droit et le possible. L'histoire se manifeste donc par l'individuation. Mais, dans le texte, Hegel brosse une sorte de parallélisme pour expliquer le processus de cette négation : en même temps que les individus accomplissent leurs oeuvres de singularité, " l'esprit et l'idée connaissent une évolution interne ". D'où ces interrogations : pourquoi ce parallélisme ? Hegel est-il par trop spéculatif en ce qui concerne le devenir de la raison dans l'histoire ? Tient-il compte de la contingence ? Tient-il compte de la matérialité des circonstances ? Comment, d'autre part, cette singularité naissante, d'abord destructrice, devient-elle, à son tour, universalité ?
Ces deux questions n'en sont, en réalité, qu'une : quelle est la nature de l'existence historique? Pour déterminer, il faut nier c.-à-d. être celui qui nie une existence déjà là et reconnue. On sait que seul l'individu est actif, car, agir, c'est déterminer. Et pourquoi cet être là, cette forme précédente du réel doit-elle entrer en conflit avec l'individu qui échappe ? Pourquoi, en somme, y a-t-il résistance du passé au conflit et à la singularité qu'est la présence historique ? Parce ce que cette forme antérieure juge sa légitimité à la mesure de l'universel : les lois, les devoirs, les droits reconnus. L'individualité ne se pense jamais comme telle. Elle n'a pas conscience de n'être que le moment d'un processus qui la dépasse. Elle n'est pas conscience de soi.
Quant à la figure émergente " qui s'oppose au système existant ", elle apparaît d'abord comme une singularité sans valeur, comme une déviance, ou un désordre qu'il faudrait réprimer. Elle prend, la plupart du temps, une forme illégale, ou à tout le moins non-institutionnelle, et toutes ses tentatives pour exprimer son point de vue dans le cadre des institutions existantes sont soigneusement repoussées par le pouvoir. Elle est d'abord une avant-garde, isolée et méprisée parce qu'elle paraît nier ce qui fait l'unité, l'équilibre et donc la vie du tout du peuple.
Et de fait, cette individualité révolutionnaire est en situation de trahir l'ordre et le système qui, jusque-là, la faisait vivre. En ce sens, c'est avec son peuple propre, c'est avec sa terre natale, que l'individualité historique doit rompre. Ce qu'elle lèse c'est bien le fondement de la cité, c.-à-d. son propre fondement antérieur.
La singularité n'est qu'une apparence, qui résulte de ce que l'on regarde le présent avec les yeux du passé, selon le modèle de pensée de la figure précédente. En réalité, si un individu fait émerger, par son acte singulier, une possibilité universelle, c'est parce que cette possibilité était déjà en puissance dans la figure antérieure, quelle était là, mais latente, encore inessentielle, périphérique. Le progrès n'est jamais au-delà, n'est jamais au loin, mais en soi, à l'intérieur du cercle même de l'identique où il déploie la différence comme la source d'une vitalité nouvelle. Le conflit qui émerge des deux figures n'est donc pas le produit d'un accident, mais la manifestation historique d'une contradiction au cœur même du mouvement de l'esprit vers son identité. Le conflit vient de ce que le peuple repousse la contradiction qui est en réalité en lui. Et cette contradiction prouve que, dans la vie spirituelle, ce peuple participe du mouvement de la vérité vers elle-même.

En fait, cette contradiction est surtout un conflit de représentations, toujours en retard sur l'être-là, toujours inférieures à la conscience. Est-ce à dire que l'achèvement du processus historique est la "fin de l'histoire",qu'en supprimant la conscience, on supprimerait par là même les conflits ? (Les individus se reconnaissant à nouveau dans le concept) ? Non, car le processus historique n'est pas seulement conflit, contradiction, négation, mais destruction. Le moment de l'individu n'est pas seulement la manifestation d'une concurrence accidentelle, d'une négation extérieure et à la marge ; elle est déjà le produit de la destruction. C'est parce que la figure antérieure est en train de se détruire que le conflit apparaît et non l'inverse. César ne meurt pas à cause de son fils adoptif ni parce que l'un des siens l'a trahi ; mais parce que sa propre action historique est finie et n'a plus de champ d'action devant elle ; parce qu'il n'a plus rien d'autre à nier désormais que lui-même. Quand on a dépassé toutes les contradictions et qu'enfin la figure du peuple s'est réalisée dans la réalité concrète, alors la négation est à l'œuvre dans l'histoire. On peut se battre pour devenir soi-même ; lorsqu'on se bat pour le rester, on est déjà en train de disparaître et de céder la place à d'autres.
Mais cet autre est en même temps quelque chose du fondement antérieur qu'il est en train de nier. Son universalité consciente. C'est ce qu'il y a de vivant dans le concept, alors que la figure antérieure est en train de devenir une simple représentation. Pour que l'universel conserve sa puissance de manifestation, il faut qu'il s'oppose, qu'il nie, qu'il se différencie en lui-même ; il faut que l'idée soit le mouvement de l'être en train d'agir à sa réalisation. Ce que l'individu destructeur est en train de faire, en niant son pays natal, c'est d'exprimer ce qu'il y a de vivant et d'universel en lui, c.-à-d. de faire émerger une possibilité, une figure, un peuple qui conquiert son moi dans la conscience des différences, dans la conscience de la séparation entre l'être et le devoir-être.
L'universel nouveau, qui ne prend l'apparence de l'individualité que parce qu'il est, en réalité, la forme de la manifestation, est plus proche de l'esprit, non pas comme contenu, mais comme mouvement. Il montre l'Esprit dans la présence, il est présence de l'Esprit, présence qui requiert la négation comme la manifestation même de son être effectivement existant.

Conclusion :
de la contradiction à la conscience. "La rose dans la croix du présent."

" En tant que vie universelle, le concept s'est approprié sa propre négativité et peut s'apparaître à soi comme conscience de soi, dans la mesure où le moi est l'autre, mais où l'autre est également le moi ". J. Vraysse, Hegel, le temps et l'Histoire, p.84 .

Il n'y a conscience que là où il y a négation (voir la note plus haut). Le propre du concept, c'est à dire de la spiritualité, en tant qu'elle est et agit dans le monde, c'est de ne pouvoir se manifester qu'en se niant, c'est à dire de réaliser son identité dans l'élément de l'autre. L'histoire nous montre des figures, c.-à-d. des représentations finies de ce mouvement de l'esprit. Le propre de la représentation, c'est de voir ce qu'elle n'est pas, à savoir la négation, comme autre, extérieure et étrangère. La représentation est, en somme, refus de la manifestation, refus du caractère déterminant de la présence, qui est épreuve incontournable des différences. Ce faisant, elle ne voit aussi son identité que comme un être figé, lui-même soumis aux aléas de la destruction, du fait de cette inconscience de l'autre.
Un peuple est historique parce qu'il ne peut s'approprier sa propre négativité (c.-à-d. son mouvement, son devenir) qu'en se détruisant lui-même. Il ne sait pas s'approprier sa propre négativité dans la conscience présente ; il ne sait pas voir que son contraire, c'est encore lui, en tant qu'il se manifeste.
" Il y a conscience là où il y a division (...) . La condition de la conscience, l'essence du phénomène et de toute manifestation, c'est la scission qui s'introduit dans l'être un et opaque, c'est le dédoublement de cet être qui, ainsi divisé d'avec soi, peut prendre position en face du lui-même, et des lors, exister pour soi ; c'est la réflexion en soi même par laquelle l'être prend conscience de soi en s'élevant au-dessus de lui-même, en se rejetant par suite hors de soi et en s'apercevant ainsi soi-même comme autre, dans l'élément de la différence. "
Michel Henry, l'essence un de la manifestation p. 864.

" C'est parce que l'essence de l'esprit est de se manifester que l'essence de la vie est la contradiction. " Michel Henry p. 864.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Hegel ne voit pas l'histoire de l'esprit sur le mode de la représentation. La contradiction est donc, non pas l'effet de l'individualité mais le travail de l'esprit en tant qu'il refuse l'abstraction de la représentation. C'est l'individu historique en train de se détruire qui ne voit du négatif que sa puissance de négation. En réalité, vue du point de vue philosophique, la négation, c'est la forme créatrice de l'esprit en tant qu'il dépasse toutes les représentations, en tant qu'il pense le moi comme le mouvement de devenir son autre, en tant qu'il reconnaît l'autre (le nouveau peuple conquérant, la nouvelle figure de l'esprit) comme son moi, comme la vie de son propre concept. Pour l'esprit, l'exil hors de soi est l'essence de l'identité qui se réalise. C'est pourquoi il est aussi de l'essence du négatif de se nier lui-même, sans pourtant que cette auto-négation ne signifie un retour à la simplicité de la figure antérieure. La destruction n'est jamais la dernière des destructions, et l'humanité ne peut sombrer dans l'irréversibilité du néant.

Le dernier homme ?

Il n'y a pas de dernier homme, pas plus qu'il n'y a d'époque dernière. Penser ainsi, c'est faire de la négativité une substance ; c'est ne pas voir que le négatif est lui-même la négation de quelque chose et qu'il tire son identité de ce qu'il nie.
Si donc l'histoire présente peut apparaître comme la mort irréversible du sens, c'est parce que nous sommes nous-mêmes du côté de la figure détruite ; nous sommes enfermés dans la perspective du passé qui nous conserve, et nous n'avons plus la capacité de penser ce qu'il y a de vivant dans notre existence historique. Vivre et accepter la négation, c'est être dans l'ordre de la vie de l'esprit, c'est reconnaître que la division et la contradiction sont la forme que la vérité prend lorsqu'elle se manifeste. Etre victime de la représentation, c'est donc aussi être victime d'une forme déjà passée du mouvement de l'esprit. La philosophie est aussi le mouvement de cette vie en tant que c'est la conscience de soi qui a déjà été atteinte et pensée, en tant donc que négation signifie pour l'esprit présence.
" La finitude de la manifestation est la seule manifestation de l'infini "
Michel Henry, L'essence de la manifestation, p. 868.

Ce n'est donc pas du dehors qu'une figure du peuple se détruit, mais du dedans, parce qu'elle a parcouru tous les possibles de sa présence. La négation n'est pas essence, mais présence reconnue, présence consciente, conscience de soi comme manifestation du présent en acte du vrai.

Annexe

Bibliographie

· Hegel, La raison dans l'Histoire ( édition Pappaioannou)
· Labarrière, Introduction à la lecture de la phénoménologie de l'esprit ( Aubier Montaigne)
· Hegel, Science de la logique ; édition de 1832. (œuvres complètes en Allemand)
· Hegel, Leçons sur la philosophie du droit (édition de Tel Gallimard, préfacée par Jean Hyppolite)
· Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'Histoire de Hegel
(édition du seuil)
· Michel Henry, L'essence de la manifestation
(PUF Épiméthé)
· Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel (Ellipses)
· Jean Marie Vaysse, Hegel, temps et histoire, ( PUF, philosophies)
· HEGEL, Phénoménologie de l'esprit, traduction Jean Hyppolite (Aubier Montaigne)
· Primo Lévi, Si c'est un homme? (Editions Robert Laffont)

 

 


2/L'homme qui mourra aujourd'hui devant nous a sa part de responsabilité dans cette révolte. On murmure qu'il était en contact avec les insurgés de Birkenau, qu'il avait apporté des armes dans notre camp, et qu'il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même moment. Il mourra aujourd'hui sous nos yeux : et peut être les Allemands ne comprendront-ils pas que la mort solitaire, la mort d'homme qui lui est réservée, le vouera à la gloire et non à l'infamie.
Quand l'Allemand eut fini son discours que personne ne comprit, la voix rauque du début se fit entendre à nouveau : " Habt ihr verstanden ? " (Est-ce que vous avez compris ?)
Qui répondit " Jawolhl " ? Tout le monde et personne : ce fut comme si notre résignation maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une seule voix au-dessus de nos têtes. Mais tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d'inertie et de soumission et atteignit au vif l'homme en chacun de nous.
" Karneraden, ich bin der Letzte ! " (Camarades, je suis le dernier)
Je voudrais pouvoir dire que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe d'assentiment. Mais il ne s'est rien passé. Nous sommes restés debout, courbés et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts que lorsque l'Allemand nous en a donné l'ordre. La trappe s'est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible ; la fanfare a recommencé à jouer, et nous, nous nous sommes remis en rang et nous avons défilé devant les derniers spasmes du mourant.
Au pied de la potence, les SS nous regardent passer d'un oeil indifférent : leur oeuvre est finie, et bien finie. Les Russes peuvent venir, désormais : il n'y a plus d'hommes forts parmi nous ; le dernier pend maintenant au-dessus de nos têtes, et quant aux autres, quelques mètres de corde ont suffi. Les Russes peuvent bien venir : ils ne trouveront plus que des hommes domptés, éteints, dignes désormais de la mort passive qui les attend.
Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n'a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge.


Alberto et moi, nous sommes rentrés dans la baraque, et nous n'avons pas pu nous regarder en face. Cet homme devait être dur, il devait être d'une autre trempe que nous, si cette condition qui nous a brisés n'a seulement pu le faire plier.
Car nous aussi nous sommes brisés, vaincus : même si nous avons su nous adapter, même si nous avons finalement appris à trouver notre nourriture et à endurer la fatigue et le froid, même si nous en revenons un jour.
Nous avons hissé la menaschka sur la couchette, nous avons fait le partage, nous avons assouvi la fureur quotidienne de la faim, et maintenant la honte nous accable. "
Primo Levi, Si c'est un homme, Robert Laffont, page 200-201.


3/ Advient alors ce qui arrive lorsque l'Esprit a exaucé ses désirs. Son activité n'est plus stimulée ; son âme substantielle n'est plus active. Son action n'a plus qu'un rapport lointain avec ses plus hauts intérêts. je ne puis m'intéresser qu'à une chose qui demeure encore cachée pour moi ou qui est nécessaire pour un but que je n'ai pas encore atteint. Quand un peuple s'est pleinement formé, quand il a réalisé son but, alors disparaît son intérêt profond. L'Esprit d'un peuple est un individu naturel ; en tant que tel, il s'épanouit, se renforce, puis décline et meurt. Il est dans la nature de la finitude que l'Esprit limité soit périssable. Il est vivant et en tant que tel essentiellement actif ; son oeuvre est son propre accomplissement, sa propre réalisation et production. Tant que sa réalité n'est pas encore adéquate à son concept, tant que son concept interne n'est pas encore parvenu à la conscience de soi, il y a opposition. Mais dès que l'Esprit s'est donné son objectivité, dès qu'il a extériorisé et pleinement réalisé son concept, il est parvenu, nous l'avons dit, à cette jouissance de lui-même, qui n'est plus activité mais expansion sans résistance. La période où l'Esprit est encore actif est la plus belle époque, la jeunesse d'un peuple. Alors, les individus sont tous poussés à défendre leur patrie, à faire valoir les buts de leur peuple. Lorsque tout cela une fois accompli, apparaît l'habitude de la vie. Et de même que l'homme meurt dans l'habitude de la vie, de même l'Esprit d'un peuple meurt dans la jouissance de lui-même. Lorsque l'Esprit d'un peuple a imposé son activité, alors disparaît l'intérêt et il cesse d'être en éveil : le peuple passe de l'âge viril à la vieillesse, à la jouissance de l'accomplissement. Les besoins qu'il éprouvait auparavant ont été satisfaits par quelque institution et ils n'existent plus. L'institution elle-même perd ainsi sa raison d'être et l'on vit désormais dans un présent sans besoins. Il se peut que, renonçant à certains aspects de son but, le peuple ait trouvé son contentement dans un monde de moindre envergure. Si même son imagination s'est élancée au-dessus de ce monde limité, il a renoncé à ces buts parce que la réalité ne s'y prêtait pas et il s'est limité à des tâches réalisables. Il vit désormais dans la satisfaction du but accompli ; il tombe dans la routine où il n'y a plus de place pour la vitalité, et avance vers sa mort naturelle. Il peut encore faire quantité de choses dans la guerre et dans la paix, à l'intérieur et à l'extérieur ; pendant longtemps, il peut continuer à végéter. Il reste certes remuant, mais cette agitation n'est plus que celle des intérêts privés : elle ne concerne plus l'intérêt même du peuple. L'intérêt majeur, suprême s'est retiré de la vie. Car il n'y a d'intérêt que là où il y a opposition.
Hegel, La raison dans l'histoire, page 89-90.


4/ La conscience de soi elle-même constitue une forme de manifestation par la négation. Car, la conscience de soi est dédoublement. L'acte de la conscience, avant d'être, conscience de soi, est position d'un objet comme étant source de toute vérité. Le sujet, comme point de vue de pensée, est d'abord considéré comme inessentiel, et l'objet est tout. Mais, cette vérité est, en même temps, erreur, puisqu'elle ne se pose pas à partir de la différence, à partir du sujet qui la pose. La conscience de soi est donc bien un retour à soi, une reconnaissance du travail du sujet comme sujet, mais à partir de l'être autre, c'est à dire du monde. Elle est donc position de soi à partir de sa négation, à partir de son contraire. C'est dans le sujet lui même que l'opposition entre le sujet et l'objet peut être posée, de sorte que ce contraire (qu'est l'objet) n'est pas un contraire pur, mais son contraire, sa négation, une négation qui participe de son identité. D'une part elle est, c'est à dire qu'elle se manifeste dans l'être comme une certaine déterminité (une manière de pensée, une manière d'être au monde par la pensée). D'autre part, elle est réflexion, c'est à dire conscience de cette déterminité, dédoublement de l'être de la conscience par la pensée d'elle même à partir de la négation qu'est l'autre et le monde. ( cf. Phénoménologie, deuxième section : la conscience de soi)
Avant que la conscience ait reconnu l'unité du sujet et de l'objet, et l'identité de l'identité et de la non-identité, le parcours de la conscience de soi, cet acte de se rapporter à soi est scission, négation, introduction du principe de la différence dans l'identité de soi. Si nous voulons comparer l'histoire des hommes et l'histoire de la conscience, (c'est à dire le parcours de la phénoménologie), nous dirions que la négation est la vie du peuple allant vers la conscience de soi, de même que la négation est le mouvement de la conscience de rapportant à soi. La négation est donc à la fois expérience de l'extériorité (manifeste dans l'histoire par la victoire d'un autre peuple), et parcours vers l'intériorité, vers le retour à soi de ce que qui paraissait autre, et qui, pourtant , était soi. La destruction dans l'histoire, c'est le moment de manifestation de l'infinité de la conscience.


Philippe Touchet
Professeur de Philosophie,
Associé à l'IUFM de Versailles